un avant-goût du monde d’après

Il aura suffi que M. Macron et Mme Merkel topent sur un plan à 500 milliards pour que la presse de la meilleure tenue parle de « révolution »*. Il est vrai que le mot est galvaudé depuis que le Sôter de 2017 a commis sous ce titre un opuscule tout ce qu’il y a de plus conservateur – économiquement, socialement et politiquement s’entend. Comme souvent pourtant la presse se trompe : l’argent promis n’est pas gratuit et devra d’ailleurs être remboursé rubis sur l’ongle. « Il n’y a pas d’argent magique », on vous dit ! Ainsi, instruits des erreurs du passé, nos vénérés dirigeants s’efforcent de les répéter sinon en préparant une nouvelle crise des dettes souveraines, du moins en forçant les futurs emprunteurs à reprendre, un jour, une bonne dose de rigueur budgétaire. La vérité est qu’en acceptant le principe d’un plan de relance, la RFA ne fait pas son aggiornamento budgétaire : elle garde l’Europe sous sa coupe. Et la France à sa remorque.
Pas plus tard que le vendredi 14 mai, désireux de rendre au pays sa « souveraineté économique », Emmanuel Macron avait justement convié à sa table la fine fleur de l’économie orthodoxe, de ce côté-ci du Rhin  : Daniel Cohen, Patrick Artus, Philippe Aghion, Élie Cohen, Jean Pisani-Ferry, etc. « C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures confitures », paraît-il. Ce dicton populaire a dû inspirer l’hôte de l’Élysée, que l’on sait proche des gens. À coup sûr, ces conseillers sont les mieux placés pour dénoncer les dysfonctionnements d’un système dont ils sont pour certains des porte-parole, pour d’autres des observateurs peu critiques.
Blague à part, M. Pisani-Ferry aura plutôt profité de l’occasion pour rappeler à son hôte, par a + b, pourquoi il est dangereux d’annuler les dettes publiques détenues par les banques centrales, comme il l’exposait dans Le Monde du lendemain. Le sujet est crucial, puisqu’il détermine la capacité des États à investir dans le social et l’écologie, à opérer ou non la transformation que nombre de nos dirigeants prétendent appeler de leurs vœux. Au fond, la question est simple : nous doterons-nous des moyens du changement, ou aimons-nous mieux repartir dans un cycle « relance productiviste/austérité destructrice » ?
Aux arguments des gardiens du dogme monétaire nous préférerons ceux, plus convaincants, développés par Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean dans Alternatives Économiques peu de jours auparavant. « Pour libérer des marges de manœuvre immédiate aux États, la meilleure solution est l’annulation pure et simple des dettes publiques détenues par les banques centrales nationales de l’Eurosystème pour le compte de la BCE », écrivent-ils, concluant sans ambage : « c’est possible juridiquement et comptablement, en même temps que nécessaire moralement et économiquement. »
Sur l’échiquier politique, M. Mélenchon ne dit pas autre chose et a motivé et documenté sa position dans un billet publié sur son blog le 19 avril. D’autres, faute sans doute d’être parvenus à s’accorder sur ce point pourtant essentiel, restent en arrière de la main. Dans une tribune au titre plus descriptif que performatif (« Au cœur de la crise, construisons l’avenir »), 150 figures de la « gauche » et de l’ « écologie » jouent sur du velours, évitant le mot qui fâche : « On attend de l’Europe qu’elle conduise durablement une politique monétaire à la hauteur du risque actuel, mais aussi qu’elle mette en œuvre des formes inédites de financement en commun pour empêcher une hausse de l’endettement des États, en particulier les plus affectés par la crise sanitaire. Il faudra aussi dès les prochains mois engager le chantier de la restructuration des dettes héritées des crises successives. » Quant à Mme Le Pen, après avoir tancé les Grecs en 2015 (« une dette est une dette »), elle confirme son souci de l’orthodoxie budgétaire en jugeant que « la France devra rembourser sa dette ».
Durant cette même semaine riche en passes d’armes théoriques, 300 parlementaires du monde entier, emmenés par M. Sanders, ont demandé l’annulation pure et simple de la dette des pays pauvres, dans une lettre adressée au FMI et à la Banque Mondiale. Desserrer l’étau budgétaire autour des pays les plus riches, menacés de paupérisation, ôter la botte impérialiste de la nuque des plus pauvres, menacés d’effondrement : voilà deux mesures qui pourraient raisonnablement compter parmi les premières pierres du « monde d’après »… si les satrapes d’ici et d’ailleurs avaient d’autres priorités que de protéger les intérêts (financiers) de leurs mandataires. Mais pas plus que pour effacer la dette de leurs concitoyens, ces messieurs-dames ne veulent effacer celle de nos frères et sœurs du Sud, qui voient poindre, après le covid-19, une crise bien plus grave et durable. Alors même que M. Macron avait plaidé pour l’ « annulation » de la dette africaine le 13 avril, l’exécutif français a jugé à propos, trois jours plus tard, de qualifier d’ « avancée historique » le « moratoire » scandaleux adopté par le club de Paris et les créanciers des pays émergents. Faut-il s’en étonner ?
Parti comme c’est, le programme n’est donc pas « on recommence à zéro », mais « on continue et on accélère ». Le processus de destruction créatrice à l’œuvre dans l’économie mondiale suffira à nous en convaincre. Tandis que des milliers de « petits » – PME, commerçants, artisans – qui font vivre notre économie et nos villes sont aux abois, les grandes compagnies qui structurent le capitalocène et œuvrent avec méthode à la destruction du vivant s’en sortent toutes à peu près, les Gafam confortant même leur position en haut de la chaîne alimentaire – Amazon loin devant. Parmi les rares secteurs réellement et durablement plombés par le covid-19 : l’aviation. De fait, les compagnies aériennes ont cloué la plupart de leurs avions au sol depuis plus de deux mois, et beaucoup pourraient ne pas s’en relever. En France, à la nationalisation qu’il nous faisait miroiter, le gouvernement a préféré le « prêt garanti », sans doute pour ne pas fâcher son associé néerlandais. Partout, on s’apprête à « écrémer » : faire voler moitié moins  de temps les pilotes et licencier, surtout, des milliers d’hôtesses, stewards et personnels au sol. Dans leur sillage, les avionneurs en prennent un sérieux coup, qui voient leurs carnets de commande s’effacer comme une ardoise magique… comme ceux de leurs milliers de sous-traitants (moteurs, électronique embarquée, radars, radios, etc.). Comment faire pour les maintenir à flot ? Actionner, peut-être, les leviers de la commande militaire et des contrats d’armement ? La logique du marchand de canons est hélas bien souvent le « dernier argument » des systèmes en crise. Quand on sait que les seules activités qui ont continué pendant le confinement, hors santé et alimentaire, sont les opérations militaires, de guerre, d’entraînement ou de démonstration de force, on se dit que la folie humaine a de beaux jours devant elle.
En somme : suivez les encours des prêts aux États, les cours de la bourse et les ventes d’armes, et vous comprendrez pourquoi le monde n’est pas près de changer.


* Virginie Malingre, « La France et l’Allemagne proposent un plan de relance européen de 500 milliards d’euros », LeMonde.fr, 18 mai.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

ça branle dans le manche en Macronie

Aller voir ce qu’il se passe au Palais-Bourbon peut ne pas être dénué d’intérêt pour imaginer le paysage politique en reconstruction. Ainsi sous Hollande avec la fronde, signe avant-coureur de la débâcle du PS et du score massif de la FI à la présidentielle. Ainsi sous Macron, qui pourrait bientôt voir s’éroder un peu plus sa majorité au profit d’un groupe astucieusement nommé « Écologie, démocratie, solidarité ».
Mais pour y comprendre quelque chose, revenons quelques pas en arrière.
En mai 2017, personne n’ose croire que Macron pourra gouverner.
La droite, qui, comme avait résumé Baroin en 2011, ne voit pas la gauche accéder au pouvoir autrement que « par effraction », rêve de reprendre la place que la conjoncture astrale lui promettait avant l’affaire Fillon et de tenir le nouveau président rênes courtes. (C’est ce qu’elle fera en définitive, mais malgré elle et aux dépens de ses chefs historiques.) Elle sous-estime alors la dynamique césariste d’institutions qu’elle a elle-même portées sur les fonts baptismaux : aux législatives de juin, une coterie d’inconnus estampillés En Marche enlève la majorité des sièges à l’Assemblée. Les vieux de la vieille qui comptaient sur leur notoriété locale pour se maintenir en sont pour leurs frais : au PS, tout est balayé, chez LR, il faut quasiment avoir été élu au premier tour cinq ans plus tôt pour résister à la vague. Au total, les bancs qui dominaient la 5e depuis ses premiers vagissements ne sont plus peuplés que par 130 bernard-l’hermite, peu à l’aise dans leur rôle de vrais-faux opposants. Presque complètement expurgée de ses derniers héros, l’assemblée se montre enfin dans sa vérité nue : une chambre pour la forme. De part et d’autre de la volière à mainates qu’est devenu le groupe majoritaire, les oppositions s’activent, obtiennent quelques succès sans lendemain, comme le référendum d’initiative parlementaire sur ADP. Mais sous le régime du « parlementarisme rationalisé », rien de parlementaire ne peut arrêter le rouleau compresseur du véritable législateur : l’exécutif.
Dans la majorité, pourtant, des états d’âme commencent à se faire jour
, comme ils s’étaient manifestés face à Valls en 2014 – non sans courage d’ailleurs. Les comédiens ont changé mais le scénario est le même. À mesure que la législature avance, les pudiques se révèlent. La loi sur l’asile et l’immigration, le refus d’acter l’interdiction du glyphosate, la menace d’utilisation du 49.3 pour faire adopter la réforme des retraites, l’application StopCovid, ou, plus prosaïquement, la gestion des investitures aux municipales, sortent une poignée de députés de l’état hypnotique où les avait plongés l’habile prestidigitateur. L’écologie sacrifiée, le social ignoré, la dérive autoritaire… C’en est trop ! Aux plus idéalistes, le ciel assombri du macronisme donne des envies d’ailleurs. Alors on complote, on s’abouche avec d’anciens collègues qui ont déjà quitté le navire, on prépare un coup. À Matignon, à l’Élysée, fidèle aux méthodes qui ont jadis fait leurs preuves, on décroche son téléphone, on caresse, on dissuade. On espère limiter la casse, on minimise à 20 au plus le nombre des députés schismatiques. Le futur groupe, lui, s’estime une soixantaine. Ce chiffre probablement surévalué en ferait le troisième de l’Assemblée, entre LR et le MoDem. Le quatrième, peut-être, en comptant mieux. Pas assez pour faire basculer un vote dans l’hémicycle, ou alors très à la marge, mais suffisamment pour qu’on y regarde de plus près.
Jusqu’à présent, nos conjectures pour la prochaine présidentielle étaient limitées aux données du second tour de 2017. Les européennes de 2019 n’en ont modifié ni les acteurs, ni les termes, mais leur ordre d’arrivée. Or voilà que plusieurs dizaines de députés, LREM notamment – et pas des plus insignifiants – font le pari d’une alternative teintée d’écologie et de social-démocratie, dont on ne manquera pas de remarquer la résonance avec d’autres initiatives concomitantes, aux premiers rangs desquelles celles portées récemment par Hulot ou encore Hidalgo. Pas fous, les dissidents et leurs collègues ralliés au même drapeau ne se veulent pour l’instant « ni dans la majorité, ni dans l’opposition ». Cela ne serait encore qu’un détail si, dans le même temps, le MoDem n’appelait pas à la tenue d’une « conférence sociale » et au développement de l’intéressement salarié – ce miroir aux alouettes – et si des députés encore membres du groupe majoritaire ne se payaient pas carrément la tête de Bercy en proposant la hausse des bas salaires, l’augmentation du taux de la flat-tax, voire le retour de l’ISF – demande historique des gilets jaunes.
Bref, ça branle dans le manche en Macronie.
Cette aimable conjuration montre en tout cas que même chez les marcheurs de la première heure, on doute de plus en plus que le joueur de pipeau de l’Élysée sera capable, en 2022, de détourner les foules de la joueuse de flûte de Hénin. L’agitation parlementaire incitera-t-elle Macron à chercher se refaire une santé sur sa gauche, alors qu’il craint encore de se découvrir sur sa droite ? Écartelé entre Union européenne et souveraineté, recherche effrénée de la relance économique et écologie, maîtrise des budgets et crise sociale, verticalité et démocratie, le concept de « majorité de projet », relancé par les brillants conseillers du monarque, dans l’espoir de sauver les meubles, ne peut que finir « en petits bouts, façon puzzle ». La création d’un énième groupe politique donnera-t-elle des idées à d’autres, désireux de remplacer le Sôter de 2017 dans un possible second tour avec Le Pen fille ? Sans aucun doute. Une chose est sûre en tout cas : ils seront nombreux, les progressistes du dimanche après-midi, à vouloir faire fond sur les mots « écologie », « social » et « démocratie », remis au jour par le covid-19, sans rien céder des travers qui nous ont conduits au bord du précipice. Alors, un conseil, en cette veille de soldes sémantiques : se méfier des contrefaçons.

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l’apocalypse selon Macron

Le quatrième cavalier de l’apocalypse, l’Épidémie. Dessin de Gustave Doré, gravure sur bois d’Héliodore Pisan. (Extrait de La Sainte Bible selon la Vulgate, Bibliothèque nationale de France.)

À trois jours de l’apocalypse, on se rappelle, mi-amusé, mi-terrifié, l’allocution présidentielle du 13 avril. Ce soir-là, Emmanuel Sôter avait promis la délivrance à son peuple. Les flots continuaient-ils de nous envahir de toutes parts, submergeant les hôpitaux et les ehpad ? Peu importait alors : il les écarterait de son bras, comme Moïse en son temps avait fendu la mer Rouge. Les rois, après tout, guérissaient bien les écrouelles ! De celui qui avait affirmé, en juillet 2015*, que « le roi est le grand absent de la politique française » et que la « démocratie n’y remplit pas l’espace », on n’en attendait pas moins. On se rappelle avec autant d’incrédulité le lendemain chantant où la presse titrait que Macron avait « donné un horizon aux Français »**, tandis que les Raffarin et autres Valls rivalisaient de bassesse courtisane. La 5e était réconciliée avec elle-même : l’efficacité charismatique d’un homme seul dans son palais s’imposait à toutes et tous – anciens premiers ministres, élus, responsables syndicaux, travailleurs, etc. Certes, des doutes déjà se faisaient jour sur la praticabilité de la voie macronienne. Déjà, des pisse-froid osaient la comparaison entre l’infaillible république jupitérienne et la besogneuse RFA, la chancelière Merkel ayant eu le mauvais goût de présenter concomitamment un plan impeccable en 19 points, concerté avec les Länder, les députés, les ministres, etc., le tout dans un régime où, fait extraordinaire, le gouvernement se trouve être responsable devant le parlement. « Le président décide et le gouvernement exécute », commentait, plagiant le dernier roi fainéant, un valet de chambre de l’Élysée. Par contraste, Édouard Philippe, qui n’avait guère brillé par son action depuis le début de la crise sanitaire, apparaissait soudain auréolé d’intelligence et de sérieux  ; il pouvait enfin se consacrer au coloriage de la carte de France en vert et rouge.
Retour vers le futur : à mesure qu’il approche, le déconfinement ressemble de moins en moins à une délivrance et de plus en plus à un saut dans le vide. Les épidémiologistes nous préviennent, qui voient déjà venir la deuxième vague, et ne peuvent seulement dire si elle sera haute comme un ou deux immeubles. En Île-de-France, notamment, on a toutes les raisons de s’inquiéter. Chose jamais vue, les patrons des principales entreprises de transport de la région-capitale se sont fendus d’une lettre au grand vizir, l’alertant sur l’impossibilité de faire respecter les distances de sécurité et sur des risques de troubles graves à l’ordre public. On espère ne pas se retrouver sur un quai de métro en heure de pointe. Les maires aussi se rebiffent : 329 d’entre eux, dont la maire de Paris, demandent le report de l’ouverture des écoles. Qu’ils se réjouissent : ils auront deux jours de sursis.
D’autres maires, courageux mais pas téméraires, aimeraient mieux se faire amnistier à l’avance contre d’éventuelles poursuites. Le Sénat n’avait pas encore claqué le baigneur du gouvernement, que, déjà, la vibrionnante majorité à l’Assemblée annonçait une proposition de loi pour en protéger les édiles et autres autorités chargées d’une mission de service public pour leurs décisions pendant le déconfinement. La politique est donc tombée si bas que ceux qui prétendent la faire veulent aussi échapper aux conséquences de leurs actes. On leur disait « référendum révocatoire », ils se drapaient dans la constitution de 1958. On leur dit « responsabilité juridique », ils espèrent ne pas encourir la rigueur des tribunaux. D’où cette question : sommes-nous encore en République ? Oui, si l’on en croit le premier ministre, qui, non sans sagesse, s’est dit « réservé » quant à l’initiative. Il sait pourtant ce qui lui pend au nez d’avoir convoqué 47 millions d’électeurs, et près de 500 000 présidents, scrutateurs et autres agents de mairie pour tenir les bureaux de vote, à deux jours d’un confinement généralisé.
Pendant que le chaos est préparé avec la méthode et l’application qui avaient justement failli pour conjurer l’épidémie, la société civile, elle, donne chaque jour des preuves de sa capacité à faire face. Demandez au soignants, demandez aux enseignants, demandez à l’ensemble des travailleurs comment ils auraient organisé la réponse à la crise et le retour à l’école et à l’activité, et vous verrez si leurs réponses dessinent un plan en tous points différent du naufrage auquel nous assistons depuis deux mois. Mais il est vrai qu’eux n’ont pas été mandatés pour veiller sur les profits du CAC40. C’est là peut-être que réside la principale leçon de cette crise, si nous voulons bien l’entendre : on n’organise pas la société sans le concours des femmes et des hommes de l’art, ni sans l’assentiment de la population qui est le seul socle de la confiance partagée. De toute évidence, les institutions actuelles ne produisent plus ni les solutions, ni l’adhésion nécessaires.
Les cerveaux cependant fourmillent d’idées pour l’avenir. Pas une journée sans sa flopée de tribunes et articles qui avancent leurs propositions pour un « monde d’après » plus juste et plus écologique. Certaines sont édifiantes, comme celles développées par Cédric Durand et Razmig Keucheyan dans Le Monde Diplomatique de ce mois de mai***. « Le quatrième pilier de la planification écologique est la démocratie », font-ils valoir, se référant à des « dispositifs tels que les conférences de consensus, les jurys citoyens, les budgets participatifs ou l’Assemblée citoyenne du futur ». Dans cette voie nous ne pouvons que les suivre, perinde ac cadaver, et les y suivre encore lorsqu’ils parlent d’assujettir au contrôle démocratique toutes les décisions en matière d’investissement écologique. Bien d’autres participent à cette effervescence peu commune, tel l’Institut Rousseau, nouveau-né sur les fondations solides de la souveraineté populaire, qui produit une riche matière à réflexion.
Est-il raisonnable de compter sur une reviviscence citoyenne et républicaine ? Oui, à condition de se méfier des contrefaçons. Ainsi l’appel de Nicolas Hulot comporte encore trop de doubles-fonds, qu’une « radicalité » revendiquée ne suffit pas à découvrir. Ainsi surtout les beaux discours de l’exécutif, sans cesse contredits par les actes. Aux premiers jours du confinement, nous avions fait part de nos doutes sur le prétendu « jour d’après ». Depuis lors, il n’est pas une mesure gouvernementale qui nous ait convaincu du contraire : ni le déconfinement à marche forcée, ni les milliards de prêts garantis par l’État sans contrepartie écologique, ni les coups de canif dans le code du travail, ni la tendance lourde, systématique, à la réduction des libertés. S’il se trouve, quelque part, une raison d’espérer, c’est peut-être d’abord dans l’indignation que suscite cette politique de la terre brûlée.


* Dans l’hebdomadaire Le 1.
** Le Monde du 14 avril.
*** « L’heure de la planification écologique ».

 

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la cartographie pour les nuls

La cartographie épidémique pour les nuls… ou quand le gouvernement place le Cher et le Lot parmi les « zones rouges ».

L’avant-dernière semaine du confinement généralisé s’est terminée en eau de boudin. Découvrant sur le tard la science cartographique et ses applications, ces messieurs-dames du gouvernement nous ont fait don d’une carte figurant les départements en rouge ou en vert, selon leur niveau épidémique. La carte, malheureusement, était truffée d’erreurs : faute d’avoir été conçue à partir des indicateurs pertinents, des départements comme le Lot ou le Cher, qui n’avaient pour ainsi dire jamais vu un cas de sars-cov-2 sur leur sol, étaient devenus des « no-go zones« . Quant à savoir à quoi servirait le code couleur, censé permettre de « moduler » le déconfinement, il ne fallait pas le demander aux têtes pensantes qui se trouvaient amplement satisfaites de l’avoir inventé. Les habitants des zones rouges seront-ils en fin de compte assignés à résidence, tandis que ceux des zones vertes pourraient à nouveau batifoler dans la campagne ? Après nous avoir tantalisés à confiner, reconfiner, déconfiner et promis un dé-déconfinement si nous n’étions pas sages, les technocrates des ministères nous présentaient donc un plan sans légende ni objectifs. Sans matériel adéquat non plus, puisque la jauge des tests est encore loin d’être atteinte et les masques manqueront jusqu’au mois de juin pour assurer une répartition homogène sur le territoire – tandis que la grande distribution, grande gagnante du jeu de massacre, fait enrager les soignants à proposer les siens en tête de gondole. L’égalité républicaine, on vous dit !
Les citoyens français ne s’y sont pas laissés prendre, qui placent leur gouvernement au plus bas niveau de confiance en Europe, selon une édifiante enquête Ipsos-Sopra Steria rapportée par Le Monde*. La question est : jusqu’à quel point lesdits citoyens feront-ils le lien entre la décision et ses modalités de production ? En d’autres termes, entre les cagades du gouvernement de Sa Majesté et la monarchie république elle-même ? Dans cette note, nous supputions une relation de cause à effet, constatant que, partout dans le monde, les régimes à parlement fort, donc à gouvernement responsable, s’en sortent mieux que les autres : Allemagne, Suède, Autriche, Nouvelle-Zélande, même Italie et Espagne, en ce sens que le lien de confiance avec la population n’y est pas complètement rompu. La « France du général De Gaulle », pour reprendre l’humour potache de l’adaptation cinématographique d’OSS 117, avec son président omnipotent – mais malheureusement pas omniscient – et son parlement sous l’éteignoir, a surtout brillé par son incapacité à faire face. La période nous montre que si la 5e avait été conçue dans un temps de guerre, elle est incapable en revanche de gérer une crise qui fait appel à l’intelligence collective plus qu’à la hiérarchie et à l’obéissance, aux processus concertés plus qu’aux circuits courts de décision. En déclarant la « guerre » au virus, notre Jupiter national ne s’est donc pas seulement payé de mots : il a commis une erreur historique.
Qu’importe : son grand vizir peut toujours s’offrir l’illusion de l’efficacité en faisant enregistrer au parlement de nouvelles lois liberticides, comme celle sur la prolongation de l’état d’urgence sanitaire, avec son fichier épidémique hautement inflammable et ses mesures inédites de privation de liberté permettant à l’autorité administrative de prononcer des assignations à domicile. Dans le scénario de la pantomime parlementaire, il est écrit que la vraie-fausse opposition de droite, intérieure et extérieure à LREM, s’érigera en défenseuse de la liberté ; chacun sait cependant sa dangereuse inclinaison à la législation d’exception.
À une semaine de la « première étape du déconfinement », nous voyons toujours se dessiner les deux tendances qui formeront l’alternative des mois et peut-être des années à venir : la révolution citoyenne, portée en ces temps de crise sanitaire par des soignants et des enseignants qui ont tout loisir de constater l’incapacité chronique de leurs ministères « de tutelle », ou l’involution autoritaire, qui est la pente naturelle du régime.
Qui vivra verra.


* Du 2 mai.

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chronique du bas-empire

Il flotte dans l’air comme un parfum de bas-empire.
Dans cette note, nous affirmions, sans preuve !, que l’Élysée et Matignon avaient décidé de concert de faire voter le parlement en bloc sur le « plan » de déconfinement et le mouchard StopCovid, dans le dessein de piéger les oppositions parlementaires. Patatras ! Notre théorie s’est écroulée lorsque Philippe a annoncé, le 28 avril, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, un vote spécifique sur l’application traçeuse. La veille au soir, déjà, la presse rapportait que Macron avait lui-même passé des coups de fil aux rédactions pour faire de son premier ministre le seul responsable du maintien du vote immédiatement après le débat. Il y a donc de la friture sur la ligne entre le palais-royal et le palais-cardinal : les journaux les mieux renseignés murmurent même qu’un remaniement serait tout proche, qui renverrait le premier ministre à sa reconquête du Havre. Celui qui avait cru pouvoir démissionner impunément son généralissime en juillet 2017, ne se sentant plus d’aise d’avoir passé les troupes en revue du haut de son command-car, devrait cependant y réfléchir à deux fois : se découvrir à droite, après avoir perdu son aile gauche, pourrait être fatal à sa petite aventure personnelle.
Ces conjectures ne valent toutefois plus grand-chose, à l’heure où le régime prend l’eau de toutes parts. Le jour du discours de Philippe devant la « nation assemblée », la social-démocratie se reformait autour de la maire de Paris, coiffée du bonnet rouge et bleu d’Étienne Marcel. Avec bon nombre de maires et autres personnalités autorisées, elle proposait rien de moins qu’une réforme constitutionnelle. Oh, pas une vraie réforme, susceptible de changer la donne, mais des mesures qui dépassent les ajustements auxquels l’insubmersible 5e a pris l’habitude, étant passée 24 fois sur le billard pour des opérations plus ou moins bénignes. Comme nous le faisions observer, quand ça faseye chez les caciques, c’est que les cartes ne sont pas loin d’être rebattues. La crise de confiance est bien là, majeure, avec sa tentation de l’union nationale et sa passion du dégagisme qui disent une seule et même chose : l’espoir d’une république capable de protéger à nouveau l’intérêt général. La tendance à la désobéissance civile, très bien analysée par François Cocq dans un récent billet, est un autre signe tout à la fois de la déliquescence de la société politique et de l’aspiration populaire à une légalité nouvelle, plus respectueuse de la vie et de la dignité humaine.
Le fait est qu’il devient difficilement concevable que le régime passe une fois de plus à travers les gouttes. Rescapé en 2002, avec un peu trop d’avance pour avoir eu vraiment peur, repêché au filet en 2017, dans des conditions minables, le voilà questionné dans ses fondamentaux : l’efficacité et la stabilité, deux chimères tout droit échappées des Trente Glorieuses et du fécond imaginaire gaullien. Stable, la 5e ? Plus trop, depuis que l’extrême-droite s’invite à son élection reine. Efficace ? Pas vraiment, si on en juge par les meilleures performances des régimes parlementaires pour combattre l’épidémie de covid-19. L’Allemagne, la Suède, même l’Espagne et l’Italie : chacune a fait mieux dans son genre. Pas toujours en termes de mortalité, si ce décompte macabre a du sens, mais dans leur capacité à gérer la crise en bonne intelligence avec la société. Sans même parler des miettes du Commonwealth, Nouvelle-Zélande en tête, où le Covid-19 a glissé comme l’eau sur les plumes d’un canard. A contrario, les régimes à exécutif fort se sont pris le mur de face : tant ceux qui croient encore pouvoir se parer du beau nom de démocratie (États-Unis, Brésil), que ceux qui n’ont jamais guigné ce qualificatif galvaudé (Russie, Chine, etc.). Qu’il semble loin, le temps pourtant si proche où les exemples autoritaires étaient cités avec force louanges par nos observateurs nationaux.
L’échec cuisant des despotats à juguler efficacement l’épidémie est-il une garantie, chez nous, contre la tentation autoritaire ? Que nenni. Depuis longtemps nous n’avions pas marché sur une si étroite ligne de crête. Tandis que le gouvernement de Sa Majesté Emmanuel Ier, qui a eu tout faux, sur toute la ligne (impréparation sur les masques, sur les tests, sur les lits, convocation des élections municipales, confinement trop tardif, déconfinement non concerté, revirements à qui mieux mieux, etc.), renvoie l’avenir à la « responsabilité de chacun », Le Pen attend son moment pour ouvrir un feu nourri. Son argument sera simple, imparable, et tiendra en un chiffre : le nombre de morts, auquel succédera un discours à double-fond dont le premier mot sera « frontières » et le dernier « État ». Nul doute que l’héritière des antigaullistes (pas les républicains, mais ceux de la collaboration et de l’OAS) saura, elle, se servir des instruments de la puissance : le pouvoir de dissolution, l’initiative législative, le pouvoir de nomination, l’armée, etc., sans compter toutes les lois liberticides que la lâcheté, le conformisme et l’électoralisme ont glissées pour elle dans la corbeille de la mariée. Tout cuit dans le bec, on vous dit. La droite dite « républicaine » espère revenir aux affaires ? Elle ferait mieux de s’accrocher au bastingage.
Par les temps qui courent, chaque regard sur l’état de notre société politique semble devoir nous conduire à la même question : est-il encore possible d’échapper au pire ? Sans doute, voulons-nous croire, mais le passage est étroit comme le chas d’une aiguille.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

aiguillons de la démocratie… ou marchands de breloques

Tandis que les oppositions parlementaires mordillent le grand vizir aux mollets, la maire de Paris et quelques autres se fendent d’une lettre ouverte au monarque.
Que lui demandent-ils ?
Premièrement, « au moins pendant la durée du confinement », de « permettre à chaque citoyen de participer à construire le monde d’après en faisant entendre son point de vue et ses idées à travers des canaux de contribution divers ». Deuxièmement, de mettre en place, en mai-juin, un « Conseil national de la transition » ainsi qu’au niveau local, des « fabriques de la transition », composés d’ « associations, conseils citoyens, conseils de développement, collectifs citoyens, entreprises, chercheurs, élus locaux, citoyens engagés, etc. », destinés à définir les « mesures de relance » pertinentes. Troisièmement, en septembre, de « préfigurer une Assemblée citoyenne du futur, comme imaginée lors du premier projet de réforme constitutionnelle sous l’impulsion d’organisations de la société civile » (i.e. : l’idée de Nicolas Hulot).
Voilà un mouvement singulier, qui en dit long sur l’état d’esprit de certains de nos principaux élus. Lorsque les gilets jaunes réveillaient la République, les maires n’avaient d’yeux que pour leur mobilier urbain. La guerre sanitaire n’étant pas la guerre sociale, ils s’enhardissent et retrouvent des accents progressistes. Que les bonnes gens se rassurent toutefois : rien de suffisamment démocratique pour rebattre vraiment les cartes. Jugeons plutôt.
Dépourvue de dimension légale ou constituante, la resucée des cahiers de doléances ne vaut pas tripette. Cantonné au plan de relance, le « Conseil national de la transition » est une bien pâle copie du CNR, qui osa, lui, refonder la république de fond en comble. Tirée au sort et destinée à faire échapper les décisions collectives à la dictature du temps court, l’assemblée du futur n’est certes pas sans intérêt… mais pourquoi limiter l’intervention des citoyennes et citoyens à l’avenir ? Ne sont-ils pas assez responsables pour s’occuper aussi du présent ? Où est le RIC, avec son corolaire qu’est le révocatoire, mot d’ordre des gilets jaunes et élément-clef de toute réforme digne de ce nom ? Où est la refonte institutionnelle à laquelle aspire une société étouffée par la pesante constitution du général-président ? Avec un peu de courage supplémentaire, les signataires auraient pu être les aiguillons de la démocratie, et non de simples marchands de breloques.
Leur démarche est surtout intéressante pour ce qu’elle dit de la période. Si des maires de métropole et d’autres figures médiatiques osent des demandes de cette sorte, c’est peut-être que les institutions ne sont plus considérées comme suffisamment efficaces et légitimes pour poursuivre leur train-train comme si de rien n’était.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

après le débat sans vote, le vote sans objet

Le 20 avril, nous avions laissé le parlement dans une position avantageuse : sur le point d’imposer à l’exécutif un vote sur le mouchard numérique StopCovid*. Sorti d’une léthargie de cinq semaines, il s’emparait enfin de ses prérogatives, comme il avait fait avec profit en juillet 2019, en imposant l’ouverture d’une procédure de référendum d’initiative partagée sur la privatisation d’ADP. Du haut de son estrade, Édouard Philippe avait jugé « entendable » la demande des oppositions réunies ; quelques heures encore et il y accéderait, laissant les députés tout ébaubis de leur majesté nouvelle.
Compter que le gouvernement tiendrait parole, c’était se fourrer le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate. Vote il y aura, mais sur l’ensemble du « plan » de déconfinement, StopCovid compris. Après le débat sans vote, donc, le vote sans objet… Revenus de leur illusion fugace, nos représentants sont priés de se prononcer et sur l’atteinte aux libertés publiques, et sur la cagade macronienne qui occasionnera sans doute, à très court terme, un rebond épidémique. Ceci sans possibilité d’exercer leur droit d’amendement. Tout le monde aura compris la petite manœuvre ourdie par le calife et son grand vizir : faire voter en bloc pour s’éviter une cuisante défaite. Car si Le Gendre, patron des députés LREM, persiste dans sa répétition des éléments de langage de l’exécutif, bon nombre de ses collègues élus en 2017 commencent, eux, à se dessiller. Après Benalla et ADP, notre pays serait-il en train de redécouvrir les vertus de la démocratie d’assemblée ? Sous le régime du « parlementarisme rationalisé », rien n’est moins sûr.
Cet épisode à rebondissements a au moins le mérite de pointer quelques-uns des traits les plus saillants du mal qui nous ronge : un président capable de décider des modalités de confinement et de déconfinement de la nation tout entière dans le secret de son bureau, un parlement sans maîtrise de son ordre du jour, auquel on donne un vote comme on lui jetterait un os à ronger, etc. Loin d’être un modèle politique, notre voisine d’outre-Rhin, avec son Bundestag à coalitions, sa chancelière, ses Länder et son plan en 19 points, a bien mieux géré la crise que notre monarchie républicaine – sur la forme en tout cas. La stabilité et l’efficacité, les deux arguments d’autorité des défenseurs de la 5e, en prennent un sérieux coup dans l’aile.


* On lira sur ce sujet cette tribune de MM Casilli, Dehaye et Soufron parue dans le Monde du 25 avril.

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la 6e comme but de guerre

Le confinement est une veillée d’armes. Celles et ceux qui croient dans la nécessité d’un changement profond y fourbissent leurs idées. Cette incroyable nuit des possibles, qui n’est pas sans rappeler la nuit insomniaque du 13 au 14 juillet 1789, telle qu’imaginée par Éric Vuillard, est propice à l’éveil des consciences. Les pensées ne sont pas encore en ordre de bataille, mais l’aube approchant les fait plus claires, leur donne une matérialité nouvelle. Pour la première fois depuis des lustres, depuis 68, depuis 45, depuis 71, on sent que, peut-être, une conjonction exceptionnelle de facteurs, dans une crise d’une exceptionnelle gravité, permettra d’allumer l’une de ces mèches courtes qui embrasent le monde et font l’humanité plus humaine.

Réaliser ce tour de force supposera un large rassemblement, et c’est en cela que la tribune de notre camarade François Boulo, publiée le 24 avril sur Marianne.net, vise juste. Il n’est pas question ici d’un rassemblement de hasard, comme il s’en est trop produit par le passé, mais d’un rassemblement de sentiments et de convictions. « Qui osera s’opposer à l’idée que le politique doit reprendre le contrôle sur l’économie, que le libre-échange est une impasse en ce qu’il nous empêche de relocaliser la production, que l’indépendance de la banque centrale européenne nous privant du contrôle démocratique sur le pouvoir de création monétaire nous asservit aux marchés financiers, que les ultra-riches doivent payer leurs impôts à proportion de leurs revenus pour instaurer une répartition équitable des richesses, et que la nécessité impérieuse de la transition écologique est à ce prix ? », écrit à raison le porte-parole des gilets jaunes de Rouen.
On pourrait même aller plus loin, dire, comme en 71, « la terre au paysan, l’outil à l’ouvrier », qu’on ne ferait pas fuir bon nombre de nos concitoyens pourtant peu soupçonnables d’être des anticapitalistes patentés. Le fait est que le système, produisant de lui-même sa pire expression, engage y compris les plus modérés à considérer la radicalité comme une option. C’est qu’à ce moment de notre histoire, nous approchons du point où la concentration du pouvoir et des richesses, la déliquescence du commun, l’impéritie des gouvernants, se conjuguant avec une situation sanitaire inédite, engagent classes moyennes et populaires à faire cause commune.
Fort bien ; encore faut-il que ces forces s’accordent sur leurs buts de guerre.

C’est sur cette question que le texte de François Boulo me fait réagir. Certainement pas pour lui porter la contradiction, ni même pour le nuancer, mais pour le compléter, autant qu’il m’est permis dans le bouillonnement actuel et compte tenu du travail collectif auquel nous avons déjà participé ensemble*.
Fustigeant la liberté « quasi absolue » dont a joui Emmanuel Macron pour appliquer sa politique depuis le début de son mandat, François écrit : « Certes, les institutions de la 5e République lui conférant des pouvoirs exorbitants favorisent cet état de fait, mais elles n’en sont pas la source originelle. Aussi dure soit la réalité à accepter, c’est l’éclatement des oppositions politiques et les divisions savamment entretenues par le système au sein de la société qui rendent inefficace toute contestation du pouvoir. »
Ce constat que je rejoins en partie me conduit cependant à préciser que, si faire de la 5e République la source de tous nos maux relèverait d’une analyse à courte vue, ne pas percevoir l’intrication du système et du régime constitutionnel, ne pas concevoir le régime comme une partie et un rouage essentiel du système, serait une erreur tout aussi funeste. N’est-ce pas d’ailleurs le régime – et son trait le plus saillant : la présidentielle au suffrage universel direct – qui divise le camp du changement ? François Boulo ne commet évidemment pas cette erreur, et parle d’or lorsqu’il dénonce, en bon avocat, les « pouvoirs exorbitants » du président de la monarchie républicaine. (Dissoudre l’Assemblée nationale, nommer aux emplois civils et militaires, commander le feu nucléaire, être à l’origine de la quasi totalité des projets de loi… excusez du peu !)  Mais je crois qu’il nous faut aller plus loin, en incluant le passage à la 6e parmi nos prérequis.
On se tromperait en effet à considérer qu’il suffira de ripoliner la constitution de 1958 – en ajoutant le RIC au titre I et en modifiant le titre XV sur l’Union européenne – pour aboutir à un texte acceptable, lorsque c’est toute l’architecture constitutionnelle qui est caduque. République monarchique, césariste, plébiscitaire, technocratique, héritière de l’Ancien Régime plus que de la Révolution, de l’Empire plus que de la Convention, avec son culte de l’être providentiel, son esprit de cour, son parlement godillot, ses grands corps inertes, sa justice en laisse, ni vraiment démocratique, ni tout à fait sociale, moins encore écologique, étouffant l’intelligence et l’initiative collectives, perpétuant les notabilités et creusant les inégalités, transformant la stabilité en paralysie et la puissance exécutive en danger pour les libertés publiques, la 5e est, en bloc, un régime néfaste. Or, même entre des mains prudentes, un régime néfaste reste un régime néfaste. Si donc l’élection présidentielle est le seul expédient à notre portée pour révoquer le monde ancien, qu’il en soit ainsi ; mais alors, elle devra être la dernière.
Ajoutons un mot, pour dissiper les craintes que pourrait susciter une telle affirmation.
Depuis que le spectre du « retour à la 4e » s’est évanoui avec le souvenir de ce régime antédiluvien, les modèles manquent, pour imaginer des institutions souhaitables, conformes aux principes humanistes, sociaux, écologiques, dont nous estimons qu’ils doivent être les bases de notre société politique. L’enjeu n’est pas de reproduire une copie conforme des régimes strictement parlementaires qui nous entourent, même si plusieurs ont des leçons de démocratie à nous donner. Notre tâche est plus grande, et je la résumerai en reprenant une formule de Daniel Bensaïd : « inventer l’inconnu ». Heureusement, nous ne partons pas de zéro : l’histoire politique et sociale des cent cinquante dernières années a posé quelques jalons en la matière, et la société tout entière nous donne quotidiennement, en ces temps de crise, des preuves de sa capacité à s’organiser autrement.


* Le Temps constituant, Éric Jamet Éditeur, 2019 – à commander ici.

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la crise totale comme opportunité

Reconstruction – La crise totale comme opportunité, 2020.

Dans l’automne du capitalisme, le vent du covid-19 fait virevolter une multitude de feuilles, d’inégal intérêt. La plupart sont purement incantatoires : leurs auteurs se réjouissent de revoir des poissons dans la lagune de Venise, mais retourneront à leur petite tambouille aussitôt la tempête passée. C’est qu’ils postulent qu’un changement de système est possible à peu de frais : un petit coup, et hop !, on y retourne. Passons sur ces propos de circonstance : ils ne sont que tintinnabulage.
Si Reconstruction de Clément Caudron est d’un autre genre, c’est peut-être que ni l’ambition personnelle, ni la compromission intellectuelle n’y ont leur part. Le membre du collectif Chapitre 2, qui, en 2019, avait contribué à mettre la gauche à l’épreuve de l’Union européenne*, y déroule une réflexion originale, qui fera utilement fonctionner les méninges d’un lectorat en recherche d’une radicalité de bon aloi. À cette lecture on ne se paie pas de mots, mais d’idées, pour la plupart fortement référencées (citons seulement Bernard Friot, dont il est beaucoup question ces temps-ci), quelquefois plus personnelles : sur la démocratisation de l’entreprise, sur le financement de l’économie, sur l’encadrement des rémunérations, sur la transition écologique, sur la mise en œuvre de la souveraineté populaire, etc. Il faudrait les discuter une par une, tant elles sont foisonnantes et font système**. Ne les égrenons donc pas et laissons les lectrices et lecteurs se faire leur opinion sur chacune. Ce contenu quasi programmatique fait en tout cas la force d’un essai dont la première qualité est de démontrer, ayant exploré un à un les possibles du « monde d’après », que la révolution est devenue bien plus raisonnable que le statu quo.

Reconstruction – La crise totale comme opportunité, Bookelis, 2019, à commander en ligne ici.


* Collectif Chapitre 2, La Gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Éditions du Croquant, 2019.
** Clément Caudront avait déjà produit, en 2017, Système contre système.

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débat sans vote

L’hémicycle de l’Assemblée nationale… vide. Crédits Wikimedia Commons

La chronique de la monarchie républicaine vient d’être enrichie d’un épisode dont on ne sait s’il faut en rire ou en pleurer.
La semaine passée, le gouvernement de Sa Majesté annonçait un débat parlementaire sur son nouveau joujou : l’application StopCovid, qui, au prétexte de lutter contre l’épidémie de coronavirus, portera un énième coup de canif à nos libertés. Un débat, oui, mais sans vote, comme le lui permet l’article 50-1 de la très libérale, très démocratique constitution du général, telle qu’amendée par Nicolas Sarkozy. En d’autres termes, la représentation nationale pourrait ainsi disserter tout son soûl des méfaits et des vertus du tracking… sans avoir la faculté ni de rejeter, ni même d’adopter le mouchard téléphonique.
Le 20 avril, cependant, l’opposition se réveille. On la croyait enfuie à Bordeaux : la voilà qui se cabre face à l’exécutif, exige un vote à l’issue du débat. Nous devons à l’humour de souligner que dans cette opération hardie, les députés d’extrême-droite, ennemis patentés des libertés, mais cyniques en diable, vont de conserve avec les autres groupes parlementaires, offrant ainsi l’occasion à la presse la plus respectable de répéter en boucle cette formule scabreuse : « toute l’opposition, du Rassemblement national à la France insoumise.  »
De plus en plus généreux, à la limite même de la prodigalité, Édouard Philippe juge « entendable » la requête de l’opposition. Le 23 juin 1789, le marquis de Dreux-Brézé, grand-maître des cérémonies de Louis XVI, avait exigé du tiers état qu’il quittât la salle des Menus plaisirs, donnant lieu à la fameuse réplique de Mirabeau (« Nous sommes ici par la volonté du peuple, etc. ») ; on peut dire que notre grand vizir n’est guère plus aimable, et à peine plus conciliant.
Quelle sera, in fine, la décision du gouvernement ? L’Assemblée nationale entérinant depuis belle lurette toutes les lois prises contre les droits fondamentaux, on serait tenté de dire : peu importe. On aimerait cependant que, par la grâce du covid-19, les questions touchant aux libertés individuelles ne se trouvent pas soumises au même régime que celles ayant trait aux opérations extérieures de la France : le déni démocratique. Mais d’une république où un décret du monarque suffit à confiner et reconfiner toute la population, on peut craindre le pire.

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