débat sans vote

L’hémicycle de l’Assemblée nationale… vide. Crédits Wikimedia Commons

La chronique de la monarchie républicaine vient d’être enrichie d’un épisode dont on ne sait s’il faut en rire ou en pleurer.
La semaine passée, le gouvernement de Sa Majesté annonçait un débat parlementaire sur son nouveau joujou : l’application StopCovid, qui, au prétexte de lutter contre l’épidémie de coronavirus, portera un énième coup de canif à nos libertés. Un débat, oui, mais sans vote, comme le lui permet l’article 50-1 de la très libérale, très démocratique constitution du général, telle qu’amendée par Nicolas Sarkozy. En d’autres termes, la représentation nationale pourrait ainsi disserter tout son soûl des méfaits et des vertus du tracking… sans avoir la faculté ni de rejeter, ni même d’adopter le mouchard téléphonique.
Le 20 avril, cependant, l’opposition se réveille. On la croyait enfuie à Bordeaux : la voilà qui se cabre face à l’exécutif, exige un vote à l’issue du débat. Nous devons à l’humour de souligner que dans cette opération hardie, les députés d’extrême-droite, ennemis patentés des libertés, mais cyniques en diable, vont de conserve avec les autres groupes parlementaires, offrant ainsi l’occasion à la presse la plus respectable de répéter en boucle cette formule scabreuse : « toute l’opposition, du Rassemblement national à la France insoumise.  »
De plus en plus généreux, à la limite même de la prodigalité, Édouard Philippe juge « entendable » la requête de l’opposition. Le 23 juin 1789, le marquis de Dreux-Brézé, grand-maître des cérémonies de Louis XVI, avait exigé du tiers état qu’il quittât la salle des Menus plaisirs, donnant lieu à la fameuse réplique de Mirabeau (« Nous sommes ici par la volonté du peuple, etc. ») ; on peut dire que notre grand vizir n’est guère plus aimable, et à peine plus conciliant.
Quelle sera, in fine, la décision du gouvernement ? L’Assemblée nationale entérinant depuis belle lurette toutes les lois prises contre les droits fondamentaux, on serait tenté de dire : peu importe. On aimerait cependant que, par la grâce du covid-19, les questions touchant aux libertés individuelles ne se trouvent pas soumises au même régime que celles ayant trait aux opérations extérieures de la France : le déni démocratique. Mais d’une république où un décret du monarque suffit à confiner et reconfiner toute la population, on peut craindre le pire.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

domaine des gueux

Astérix portant la potion magique aux esclaves. Astérix : Le Domaine des dieux, 2014.

En cette période de confinement, on ne boude pas les distractions qui font marcher tout à la fois le cerveau et les zygomatiques. L’adaptation animée du Domaine des dieux, dont l’inénarrable Alexandre Astier (de Kaamelott) a cosigné la réalisation et le scénario, est à ranger au nombre de celles-ci : en réinventant au passage quelques gags, elle nous convie à une réflexion politique de premier ordre.

Il faut dire que l’album éponyme de Uderzo et Goscinny était de la plus belle eau. En mettant en scène une énième machination de César visant à noyer le célèbre village gaulois dans un complexe immobilier romain, il abordait avec humour des questions sérieuses : développement durable, rapport colonisateur/colonisé, classes sociales, et nous invitait à renverser tous les points de vue, grâce à la mise à distance permise par les anachronismes. Parmi toutes ces questions, également abordées dans le film, une a plus particulièrement retenu mon attention : la lutte des esclaves pour leur affranchissement (A-t-elle été plus amplement développée par Astier et ses camarades ou est-ce un effet de ma perception ? N’ayant pas l’album sous les yeux, je ne saurais dire.)

À malin, malin et demi : tandis que Rome presse les futurs occupants du Domaine des dieux de rejoindre leurs pénates armoricains, les Gaulois portent la potion magique aux esclaves afin qu’ils se libèrent… et abandonnent le chantier qui menace leur village. Le montage nous laisse sur l’image d’un responsable syndical fort astucieux, recevant une pleine amphore de la fameuse arme secrète. On pense bien cependant que les choses ne se passeront pas comme l’auraient espéré nos héros.

C’est qu’au lieu de briser leurs chaînes, les esclaves choisissent d’engager la négociation avec leurs maîtres. Du centurion qui les exploite, ils obtiennent satisfaction sur tout : l’affranchissement à compter du premier immeuble construit, la citoyenneté romaine, un appartement dans le domaine des dieux, etc.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Une fois la résidence livrée, le sénateur Prospectus leur tient un langage quelque peu différent. Les ayant affranchis d’un geste de l’épée, il leur demande de rendre les clefs des logements dont ils avaient été possessionnés. « Nous avions cru comprendre qu’ils nous avaient été attribués… », s’étonnent, penauds, les ex-esclaves. « Quand vous étiez esclaves ! Parce que là, maintenant, il faut payer 15 sesterces de loyer par semaine », répond le margoulin de sénateur. Avant de poursuivre : « Mais, bonne nouvelle : nous avons justement des postes d’ouvrier du bâtiment qui viennent de se libérer, dont le salaire est de… 15 sesterces par semaine ! ». Et voilà le statut servile du Numide et de ses compagnons d’infortune converti en salariat. (Il était dit que la lutte des classes, moteur de l’histoire, traverserait aussi les aventures d’Astérix et Obélix.) Comble de malheur : les affranchis seront finalement intégrés à la légion… et défaits par les irréductibles.
Rien n’est donc épargné à ceux qui ont préféré la demi-citoyenneté de la plèbe à la « liberté des anciens », et, en définitive, une nouvelle forme d’aliénation à un affranchissement véritable.
Une morale pour le temps présent ?

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

pas de société juste sans souveraineté populaire

Votation populaire sur le RIC organisée par les gilets jaunes de Castelnaudary (Merci à Manon Le Bretton!)

Sous quelques semaines, sous quelques mois, des millions d’entre nous ne sortiront de la crise sanitaire que pour entrer dans la crise sociale : celle du chômage et de la précarité. Cette situation nouvelle, cette nouvelle dégradation des conditions d’existence ne fera qu’attiser la colère sociale. Mais pour que cette colère porte fruit, elle devra retrouver la dimension démocratique que lui avait donnée la révolte des gilets jaunes.

Jusqu’à cette révolte, le peuple semblait avoir perdu de vue ce sage principe qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même. En défraiement de ses luttes, il s’était résigné à accepter la charité. Hausse des salaires en 1968, abandon de la réforme Juppé en 1995, abrogation du CPE en 2005 : ses trophées étaient en fait des lots de consolation. Quand il se croyait vainqueur, il n’était parvenu qu’à maintenir le statu quo. Parfois il retardait le pire, rarement il améliorait l’ordinaire, jamais il ne changeait la donne.
C’est qu’en 1958, pressé par un général de brigade monarchiste dans l’âme, mais auréolé de la gloire de la Résistance, il avait accepté se dessaisir de la gestion de ses intérêts matériels. Jusqu’à un certain point, il n’avait d’ailleurs pas jugé devoir s’en plaindre : jamais, dans les siècles des siècles, il ne s’était trouvé si à l’aise. À l’ère du productivisme, de la prospérité partagée et de la socialisation des risques, une technocratie efficace ne lui était pas parue moins souhaitable qu’une démocratie imparfaite. Le chômage de masse devait le distraire pour longtemps de ces préoccupations qui pourtant conditionnaient son avenir : le 21 avril 2002, en départageant Chirac et Le Pen, il joua au qui perd gagne ; le 29 mai 2005, en disant « non » à la constitutionnalisation de l’ordolibéralisme, il prêcha dans le désert.
Et puis, un beau jour, tanné de s’entendre demander des sacrifices par ceux qui n’en consentent jamais, de s’entendre demander des avis par ceux qui ne les suivent jamais, et se rappelant qu’on lui avait jadis promis la souveraineté, il prononça ce mot sorti du fond des âges : démocratie.

Pour l’occasion, il avait revêtu le gilet jaune du travailleur, floqué du sigle : RIC. Exiger le référendum d’initiative citoyenne, c’était revendiquer le droit de se déterminer soi-même et de désigner ses commis de confiance ; c’était s’affranchir de la mécanique plébiscitaire qui fait de la présidentielle et de la consultation référendaire les seuls modes d’expression populaire ; c’était dénoncer le vote personnel qui transforme les élus en notables ; c’était refuser le chantage permanent des institutions ; c’était ouvrir une autre voie, en tout état de cause préférable à l’impasse où soixante années d’un régime archaïque nous avaient collectivement embarqués.
Que de concepts à apprendre d’un seul coup, pour les sachants habitués à psalmodier leur catéchisme quintorépublicain ! Plutôt que d’interroger leurs pratiques, ministres et éditocrates se gaussèrent des demandes soi-disant incohérentes, des désirs soi-disant incontrôlés du menu peuple. Nous n’oublierons pas la brutalité avec laquelle furent reçus celles et ceux qui pénétrèrent où il leur avait été fait défense d’entrer, tandis qu’une classe uniquement faite d’avoirs et de condescendance révélait sa vraie nature en murmurant, les dents serrées : « un bon gilet jaune est un gilet jaune mort ».
Sur le fond, qui était l’enjeu démocratique, Macron daigna à peine répondre, évoquant sans trop insister les pis-aller de sa réforme constitutionnelle, depuis mise au rencard. « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, comme trop souvent par le passé dans des crises semblables, sans que rien n’ait été vraiment compris et sans que rien n’ait changé », avait-il pourtant affirmé le 10 décembre 2018, lorsque l’émeute faisait trembler les grilles de son palais. Comme le talentueux comédien n’était pas à une facétie près, le scepticisme suscité par ses propos passés ne l’empêcha pas d’affirmer, exactement quinze mois plus tard, en déclarant sept fois la guerre au covid-19 « ne nous laissons pas impressionner, agissons avec force, mais retenons cela, le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant ».

Il est écrit cependant que rien ne changera si nous ne le décidons pas nous-mêmes. Pour preuve : Macron n’avait pas encore émis son sanglot du 13 avril que déjà son gouvernement faisait du gringue au Medef, biffait des passages entiers du code du travail au nom de l’« effort de redressement » – congés, RTT, durée hebdomadaire – et s’abouchait avec les lobbies des industries les plus destructrices de l’environnement au nom de la sacro-sainte croissance. Maniant la carotte aussi bien que le bâton, il puisait en même temps dans la bourse commune, promettant l’assistance aux miséreux, la reconnaissance aux soignants, et une gratification défiscalisée à tous ceux qui auraient travaillé malgré l’épidémie. Avec sa bénédiction tacite, le monde d’après se mettait tranquillement en place : le capitalisme des plateformes, auquel le confinement de 4 milliards d’êtres humains s’apprête à donner sa pleine mesure, et son corolaire qu’est la surveillance généralisée.
Beau programme en vérité.

Plus qu’aucune des crises précédentes, celle du coronavirus est révélatrice des absurdités du système. Ainsi la France entière semble s’être ralliée au constat que les caissiers, éboueurs, soignants, livreurs et manutentionnaires ne sont pas rémunérés selon leur utilité sociale. Éclatant aux yeux de tous, cette injustice a fait germer l’idée d’une société organisée différemment, guérie des inégalités qui la tuent, débarrassée de ses hiérarchies inutiles : une société de fraternité. Elle a remis au goût du jour ce vieil et intangible principe révolutionnaire que l’humanité progresse lorsque ceux qui ne sont rien dans l’ordre politique découvrent qu’ils sont tout dans l’ordre social. Mais pour que ce constat aboutisse, pour que les travailleuses et les travailleurs n’aient pas à se satisfaire, pour solde de tout compte, d’avoir été affublés du titre grotesque de « héros du quotidien », encore faut-il qu’ils recouvrent leur capacité politique. Si nous disons, comme en 1871, « la terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous »[i], alors, il faut aussi dire « la parole au citoyen » ; sans quoi, tout restera comme avant.
Dessillons-nous une bonne fois pour toute en considérant ce fait terrible qu’entre la ville la plus pauvre de l’Hexagone, Clichy-sous-Bois, et la ville la plus riche, Neuilly-sur-Seine, le rapport démocratique est de un à deux, et faisons de la souveraineté populaire la pierre d’angle de toute espérance sociale.

À cet impératif démocratique, pour reprendre une fois de plus la juste formule de mon ami François Cocq[ii], il n’y a pas de solution miracle. Dans l’obscurité des temps, trouver l’issue est un périlleux exercice de tâtonnement. La présidentielle nous fait la danse des sept voiles, mais nous ne connaissons que trop les pièges de cette échéance étrangère à nos idées, et le terrain tout autour est lui aussi semé d’embûches. Depuis nos lieux de réclusion, nous pouvons au moins travailler à forger les mots d’ordre qui devront nous animer lorsque nous aurons recouvré notre liberté de mouvement, à partir de cette idée-maîtresse qu’il ne peut y avoir de société juste sans démocratie véritable.
Dans son dernier éditorial[iii], Serge Halimi affirme que « le protectionnisme, l’écologie, la justice sociale et la santé (…) constituent les éléments-clés d’une coalition politique anticapitaliste assez puissante pour imposer, dès maintenant, un programme de rupture ». On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, dit le dicton. La démocratie n’est pas une vue de l’esprit et ne se réalise que dans les progrès qu’elle permet. Si le changement advient, quel qu’en soit le déclencheur, nul doute qu’il associera la puissance d’un tel programme à la nécessité de la souveraineté recouvrée, c’est-à-dire de la citoyenneté effective, pour toutes et tous.


[i] Adresse des travailleurs de Paris (André Léo) aux travailleurs des campagnes, publiée dans La Commune du 10 avril 1871.
[ii] L’Impératif démocratique, Éric Jamet Éditeur, 2019.
[iii] Le Monde diplomatique, avril 2020.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

la démocratie contre l’État

Estampe tirée des Prisons de Piranèse.

Le covid-19 a sonné le grand retour de l’État.
On le pensait passé par pertes et profits, biffé d’un trait de plume dans le livre de comptes du néolibéralisme ; on croit le redécouvrir à mesure que sont prononcés les mots frontières, protectionnisme, nationalisations, souveraineté, etc. Partout, on n’entend plus parler que de ce barbon né du fond des âges. « État social », « État-providence »… pourquoi pas même « État-nation » ! – ombre westphalienne qui, à tout prendre, ne fut jamais qu’un rêve de despotes. « L’État, c’est moi », fait-on dire à Louis XIV ; cette soudaine fringale de puissance publique pourrait bien nous faire oublier que l’État est souvent la chose de quelques-uns, rarement la chose de tous, et en toute hypothèse une menace pour nos droits.

Est-ce donc cela qu’on veut ressusciter ? Ce monstre froid ? Ce Léviathan ? L’ordre sans l’égalité ? La puissance sans la justice ? C’est en tout cas l’avenir qui se dessine, à mesure que s’effondrent les défenses érigées contre sa voracité notoire, contre sa soif inextinguible de contrôle.
Dans ce pays où, au nom de la lutte contre le terrorisme, les lois d’exception sont devenues le droit commun, où le droit du travail ne cesse de s’effacer devant la loi du marché, il était couru d’avance qu’un microbe justifierait les plus graves atteintes aux libertés.
Ainsi, de quinze jours en quinze jours, un simple décret (un mot griffonné sur un coin de table !) tient enfermés chez eux 67 millions d’individus. Si la santé publique exige un confinement, pourquoi pas ? Mais encore faudrait-il pouvoir en discuter le principe, les modalités et la durée !
Cet exemple tragique montre en tout cas que l’État, incapable de mettre en œuvre une politique de dépistage massif en temps utile, excelle lorsqu’il s’agit de jouer les garde-chiourme. D’une marche, l’autre : le confinement n’est pas levé qu’on nous annonce un mouchard numérique destiné à renseigner les autorités sur nos fréquentations. Demain, à quoi consentirons-nous, dans le fol espoir de protéger l’exiguïté de nos existences ?

En vérité, du moment que nous avons accepté ce principe que des décisions peuvent être prises sans nous, nous avons rendu les armes. La pantomime parlementaire n’y change rien : il est un fait que, depuis 1958, la France n’a plus d’assemblée digne de ce nom.
Alors, comment retrouver notre pouvoir de contrôle et d’initiative ? Ce pouvoir collectif de direction de la société, imprudemment abandonné à une bande de comiques troupiers ? Comment donner corps au formidable esprit d’initiative et d’organisation que la société a démontré face à la crise sanitaire, malgré l’impéritie de ses dirigeants en titre ? En instituant  le RIC et le révocatoire, en approfondissant la démocratie et la république, mais certainement pas en substituant l’État au libre-marché.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

1945… ou 1968

L’histoire fait la nique à Macron. Depuis le 16 mars, il croyait avoir retrouvé son mojo : la guerre. Il avait commencé son quinquennat en congédiant son généralissime et en renommant « ministère des armées » le ministère de la défense ; le covid-19 lui offrait de le continuer sous les auspices de Jupiter. Ce n’était certes qu’une guerre sanitaire, pas la vraie guerre avec les canons et tout le toutim, mais enfin, c’était la guerre quand même. De l’autre côté du Rhin, Merkel parlait le même langage en mentionnant « la plus grave crise en Europe depuis 1945 ». De la part d’une chancelière allemande, ça ne manquait pas de piquant ; mais nous sommes habitués à ce que le mark fort dicte sa loi au Vieux Continent.

La guerre, donc. À ce régime-là, il était logique que le grand argentier du palais, Bruno Le Maire, annonce, la mine aussi sérieuse que lui permet son regard d’enfant perdu, la « plus grave récession depuis 1945 ». Dans les chaumières où les Français confinés cherchent fébrilement les ondes de Radio Londres et les accents secourables de la voix gaullienne, on imagine le pays dévasté, on se figure, tout autour de soi, les vestiges du monde d’avant. Aussi, lorsque, le 8 avril au matin, la Banque de France confirme la dégringolade du PIB, les petits télégraphistes des rédactions s’activent et relaient servilement la comparaison. « La plus grave récession depuis 1945 », qu’on vous dit… Voilà le microbe tueur élevé au rang des plus féroces destructeurs de l’humanité ; voilà l’Europe confinée comparée à l’Europe dévastée ; voilà le verbe présidentiel redevenu créateur.

Les héritiers de l’ORTF ayant au moins ce mérite de fouiller quelquefois leurs archives, la correction ne tarde cependant pas à arriver : il ne s’agit pas de la plus grave récession depuis 1945… mais depuis 1968 !
La récession, mère de tous les maux, aurait-elle donc quelque vertu ? Se pourrait-il qu’elle ait déjà servi de levier pour contester l’exploitation de la classe ouvrière et le conservatisme moral de la classe bourgeoise ? Que par-delà les faillites et le chômage, elle serve de nouveau à obtenir des droits ? À révoquer productivisme et consumérisme ? À faire de l’écologie politique ? À imaginer, qui sait ?, un monde radicalement nouveau ? Rassurons-nous, nos éminents dirigeants espérant encore s’en sortir pour pas trop cher, le changement ne viendra pas d’eux. Leur « jour d’après » s’achètera toujours au prix « de la « sueur, du sang et des larmes ».
Ce ping-pong rhétorique a en tout cas le mérite de nous poser une question : le PIB est-il la juste mesure du bonheur d’une société ?

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

révolution citoyenne ou charité

Le covid-19 a réveillé l’État social. Du jour au lendemain, on ne parle plus que des millions d’invisibles qui font tourner la société et des services publics indispensables à la vie commune. Ce que la grève historique contre la retraite à points n’avait pas réalisé, un microbe l’a fait. Il faut dire que, contrairement aux ouvriers du rail, le coronavirus n’a pas de famille à nourrir : il peut se permettre de plomber l’économie sans préavis ni limitation de durée, quitte à l’envoyer par le fond.

Le capitalisme n’a pas mis un genou à terre que déjà les grands diseux et petits faiseux auxquels les élections confient depuis trente ans la direction du pays s’agitent dans tous les sens. Ce qui avait été impossible trente années durant est devenu absolument nécessaire en quelques jours à peine. D’un coup de baguette magique, on ouvre le robinet du chômage partiel, on défiscalise les primes, on promet des crédits pour l’hôpital, on suspend les échéances, on reporte les réformes, on parle nationalisations, hausse du Smic, que sais-je encore ? À ce train-là, ce n’est plus un virage social : c’est un retour à la Gauche plurielle… que dis-je… ! au Programme commun !

Les grands groupes du luxe, de l’industrie et de l’hôtellerie ne sont pas en reste. Il y a un an tout juste, ils retroussaient leurs manches pour relever Notre-Dame ; les voici désormais au chevet de la France malade, leurs mains impeccables pleines de gel, de masques et de lits. Dieu, que la haute entreprise est philanthrope ! Attendons la levée du confinement, et, revenus au capitalisme « plus respectueux des personnes, plus soucieux de lutter contre les inégalités et plus respectueux de l’environnement » promu par notre ineffable ministre de l’économie, Bruno Le Maire, nous pourrons enfin communier tous ensemble aux deux espèces : la démocratie représentative et le marché régulé.

D’où vient alors que, si bien traités par ces messieurs-dames, des ingrats s’insurgent, alors qu’on leur verse une aumône de 1.000 euros pour qu’ils retournent, en pleine épidémie, à leur caisse enregistreuse, à leur entrepôt ou à leurs livraisons ? D’où vient que les soignants refusent de se faire payer en monnaie de singe ? D’où vient que la société tout entière soit sur ses gardes, suspicieuse quand Jupiter lui vante sa gestion irréprochable de la crise, méfiante quand il lui refait le coup du « Jour d’après » ? De ce que tous ces gens ne demandent pas la charité, mais la direction effective d’une société dont ils ont trop longtemps laissé les manettes à des rentiers, à des exploiteurs, à des irresponsables.

Les Gilets jaunes l’avaient compris et c’est pourquoi ils ont fait peur.

En exigeant tout à la fois le RIC et l’ISF, les révoltés de la France périphérique ont rappelé aux progressistes du dimanche après-midi que la justice sociale est indissociable de la démocratie. Pourquoi cela ? Parce que ceux qui ont fait la Grande Révolution ont établi ce sain principe que toute souveraineté réside dans la nation. Parce que l’histoire des XIXe et XXe siècles nous enseigne que le progrès n’a jamais procédé ni des fantasmes des despotes, ni des libéralités des capitalistes, mais de l’expression de la volonté populaire. Parce que donner au peuple le pain tout en lui refusant la citoyenneté, c’est anéantir sa liberté.

C’est cette liberté perdue qu’il nous faut retrouver. Le droit de nous déterminer nous-mêmes, c’est-à-dire autrement que par la grâce d’un président omnipotent, autrement que par la pantomime parlementaire, autrement que par un État instrument de la domination de classe. S’il y a un « Jour d’après », alors, ce jour d’après ne devra pas être un acte III du quinquennat, mais l’an I d’une république refondée, car la Ve déliquescente est sur le point de devenir son pire avatar : césariste, monarchique, autoritaire.

La crise de la démocratie rattrape inexorablement ceux qui croient encore pouvoir la fuir. Les mêmes qui, en conservant des institutions d’un autre âge, pensent pouvoir conserver leurs privilèges, les mêmes qui, entendant « démocratie directe », répondent invariablement « démocratie représentative », sont désormais talonnés par d’autres, plus habiles, plus retors, plus barbares, et ceux-ci sauront exploiter à plein la toute-puissance de l’exécutif et les lois d’exception devenues le droit commun.

Ils n’ont pas vu le problème lorsque leur champion a été élu par 44 % des inscrits contre la candidate du Front national. Ils n’ont pas vu le problème lorsque les citoyennes et les citoyens des banlieues les plus pauvres de France se sont abstenus à 80 % aux législatives. Ils n’avaient pas vu non plus le problème lorsque le résultat du référendum de 2005 avait été bafoué par leurs prédécesseurs. Malgré tous ces outrages à la démocratie, ils se sont crus légitimes autrement que par les artifices d’une loi électorale caduque. Et ils ont aujourd’hui le bon goût de cacher leur haine du peuple derrière des préventions, certes plus distinguées, contre un introuvable populisme.

En vérité, en refusant la révolution citoyenne, ils ont créé les conditions d’une involution autoritaire. Et ce faisant, ils ont pavé la voie à bien plus dangereux qu’eux. Mais il est encore temps d’écrire une autre histoire. Pendant cette crise sanitaire, la société nous aura prouvé deux choses. Premièrement, sa formidable capacité à s’organiser elle-même, malgré les mensonges et les impérities de ses dirigeants en titre : dans le service public comme dans l’entreprise. Deuxièmement, que les plus discrets de ses membres sont aussi les plus utiles, et que certains des plus visibles sont souvent les plus nuisibles.

C’est un vieux, c’est un intangible principe révolutionnaire, que la démocratie avance lorsque ceux qui ne sont rien dans l’ordre politique découvrent qu’ils sont tout dans l’ordre social. Alors, on revendique de revoir la hiérarchie des métiers, de corriger l’échelle des revenus. Dans un pays qui cherche à rouvrir les voies du bonheur commun, il n’y a sans doute pas de priorité plus urgente, parmi toutes les mesures qui devraient être prises pour remettre à l’endroit ce qui a été mis sens dessus dessous, pour ramener un peu de décence là où l’obscénité a tenu lieu de morale commune.

Si légitimes soient elles, ces aspirations resteront lettre morte aussi longtemps que nous serons sous l’emprise des prestidigitateurs. Il est écrit qu’il n’y aura pas de véritable tournant social s’il n’y a pas de véritable tournant démocratique. Alors que, dans les prochains mois, toute notre attention sera happée par l’urgence, nous devons recommencer dès maintenant à marteler ce message.

Ne laissons pas s’éteindre le combat des Gilets jaunes au moment où il devrait être celui de la société tout entière. Le RIC est la forme la plus nécessaire de l’évolution démocratique, avec son corolaire qu’est le référendum révocatoire. Elle n’est pas la seule : le tirage au sort, le municipalisme sont des manières complémentaires de rendre la souveraineté populaire effective, à tous les niveaux, avec une représentation nationale renouvelée et dotée de vrais pouvoirs législatifs et de contrôle. Les voies et moyens de la démocratie sont multiples, mais son principe est unique : refuser la charité, revendiquer la citoyenneté.


Cette tribune a été publiée le 5 avril 2020 sur le site ami Quartier Général, sous le titre « Nous voulons la révolution citoyenne, pas la charité ».

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

printemps du confinement, été du peuple

C’était il y a quelques mois seulement. C’était juste avant la pandémie. En ce temps si proche et si lointain, Hong Kong bataillait courageusement contre l’État chinois et l’Algérie faisait son Hirak. La société civile soudanaise tenait la dragée haute aux militaires. Les Libanais se soulevaient contre la corruption de leurs dirigeants et contre la partition religieuse de leur nation. Les Chiliens, poussés dans la rue par la politique néolibérale de Piñera, réclamaient l’abolition de la constitution de Pinochet. En France, un an après le début des Gilets jaunes, les travailleuses et travailleurs du rail et de tant d’autres métiers s’apprêtaient à engager une lutte sans précédent pour la défense de leurs conquis sociaux.

En ce temps-là, un vent de révolution soufflait sur la planète. D’est en ouest, on revendiquait la même souveraineté populaire, on exigeait le même droit à la dignité, on réclamait la même probité dans l’exercice des responsabilités publiques. Et on se répondait, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre : on lisait « 1789 » sur les murs de l’ancienne colonie britannique, devenue dominion pékinois, comme on chantait El Pueblo Unido dans les cortèges de Paris, capitale des révolutions. De l’automne du monde ancien jaillissait un nouveau Printemps des peuples. Une réminiscence de ces semaines de 1848 au cours desquelles Français, Italiens, Hongrois, Polonais, etc., s’étaient révoltés contre les injustices du crépuscule monarchique. Une réplique mondiale, peut-être décisive, des protestations de l’après-crise financière ; un lointain écho des printemps arabes. Ploutocrates et autres dictateurs n’avaient qu’à bien se tenir : leur temps était compté.

Bien sûr, nous pouvions pressentir que malgré le nombre, malgré la masse, malgré les convergences, les frontières, les divisions factices, les écarts de développement seraient autant d’obstacles à un surgissement commun, qui aurait tout renversé sur son passage. Mais l’espoir était là, formidable, étincelant comme un mirage, d’un soulèvement qui se répercuterait de place en place et convoquerait l’humanité tout entière, dans son unité d’origine et de destin. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! », proclamait, à l’aube du Printemps des peuples, le Manifeste du Parti communiste. Et, de fait, il y a longtemps que les classes moyennes déliquescentes, que les pauvres, que les assoiffés de liberté du monde entier s’étaient trouvé autant de points communs, contre l’ordre injuste, contre le néolibéralisme destructeur, ou tout simplement pour une vie décente.

Sur ce bouillonnement d’espérance, l’histoire, ironique, a soufflé son vent coulis. Il était écrit que 2020 serait l’année de la révolte planétaire ; mais d’Alger à Santiago et de Hong Kong à Paris, les rues se vident sur ordre des gouvernements. Par l’opération miraculeuse du covid-19, les régimes conspués ont été réinvestis de leur autorité. Les révoltés ont respecté leurs décrets tout en promettant de demander des comptes. Et tandis que près de 4 milliards d’êtres humains s’enfermaient chez eux, pour la première fois dans l’histoire, une même question fut sur toutes les lèvres : « N’est-ce pas l’occasion rêvée pour conjurer notre sort ? » Certains murmuraient : « Cessons cette course effrénée ! » D’autres : « Libérons-nous de nos chaînes ! »

Sous la lumière d’un ciel plus pur, l’idée qu’une autre société est possible a germé et commencé à croître. Le confinement est exigu, le travail, périlleux, mais quand le monde tourne plus lentement, il reprend un peu du sens qu’il avait perdu. On ne veut assurément pas que l’urgence sanitaire se prolonge, mais pour avoir goûté au jour d’après, on se dit que ce n’est peut-être pas si terrible que ça, l’apocalypse, et que quand on aurait retrouvé la famille et les proches, ça pourrait même devenir agréable.

Le risque cependant est que le confinement ne vire à la glaciation ; que l’automne des peuples ne se transforme en hiver des consciences. Déjà les potentats de toutes sortes prennent leurs aises et goûtent, solitaires, au silence de la rue. Le capitalisme quant à lui vient réclamer son dû : il n’est pas mort, et les fauves blessés sont plus dangereux.

En France, soi-disant pays de liberté et d’égalité, les formules s’affûtent pour justifier le tour de vis : « effort de redressement », « maintien des mesures d’urgence sanitaire ». L’exécutif signe de gros chèques pour relancer l’économie et hypothèque ce faisant tout espoir sérieux de transition écologique. Bientôt, sa prodigalité dans la crise justifiera des mesures austéritaires, agréées par une Europe retournée à ses dogmes. Pouvons-nous lui en vouloir, lorsque nous le voyons pris au piège d’un système que ses commettants lui ont donné mandat de défendre coûte que coûte ?  Prévenus en tout cas que le « jour d’après » des bonimenteurs sera pire que leur « jour d’avant », nous savons ne pouvoir compter que sur nous-mêmes. Nous pressentons que pour construire une société plus juste, il faut bloquer la mécanique qui se remet tranquillement en marche en reprenant la contestation exactement où nous l’avions laissée. La réforme des retraites est caduque ? Qu’importe : les mots d’ordre ne manquent pas pour que le printemps du confinement se prolonge en été du peuple. Le plus dur ne sera pas d’en trouver de nouveaux, mais de faire en sorte que l’arrêt forcé de l’économie soit un atout dans la bataille, plutôt qu’un argument pour nous faire taire.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

permanence du fait social total

Miracle : la Maison Blanche et le Sénat américain se sont accordés sur un plan d’aide à l’économie des États-Unis de 2 000 milliards. Arrivée avec la nouvelle du reflux du covid-19 en Chine et la perspective d’un taquet prochain en Europe occidentale, l’annonce de ce plan historique a provoqué l’euphorie (temporaire) des bourses mondiales, qui ont montré aussi peu de retenue dans la jouissance qu’elles avaient montré de calme dans la tempête.
Ô, joie de l’économie financiarisée !

Trois semaines durant, doux rêveurs et oiseaux de malheur nous avaient pourtant annoncé coup sur coup le krach du siècle et l’effondrement du système capitaliste. Qu’ils s’étaient fourvoyés ! Déjà, grands argentiers et chevaliers d’industrie soupirent de soulagement : ce n’est pas aujourd’hui qu’ils seront passés par pertes et profits… ni peut-être même demain. Pour la deuxième fois en une décennie, par l’opération mystérieuse du covid-19, l’humanité est placée devant cette question rhétorique : eux ou le chaos.

Des dégâts, il y en aura, c’est certain – 3 à 6 points de PIB en moins pour la plupart des États qui tirent la croissance mondiale.
Rien cependant qui mette en péril l’édifice. Les secteurs qui subiront la plus grosse purge étaient sur la sellette depuis longtemps : ainsi du transport aérien et de l’automobile. Des milliers de PME voient se vider leur carnet de commandes: elles seront sur l’estran comme autant de coquilles vides où les bernard-l’hermite de la finance viendront prendre leurs aises. Quant aux plateformes, vampires du capitalisme 3.0, elles achèveront de se faire leur place au centre du jeu, entre des consommateurs toujours plus fauchés, des actionnaires toujours plus avides et des travailleurs toujours plus précaires. Pour comble d’aubaine : l’augmentation mécanique du chômage (+ 3,3 millions en une semaine aux États-Unis) enclenche la dynamique de la précarisation de l’emploi, aimablement agréée par les démocraties parlementaires sous forme d’ « assouplissements » du temps de travail ou de prise obligatoire des congés. La dépendance des pays du Sud s’accentue également et les grands prédateurs sauront en tirer parti : ressources peu chères, main d’œuvre servile, marchés captifs.
À ce stade de la pandémie, il semble en tout cas que ce qui attend l’économie-monde n’est pas la destruction pure et simple, mais la destruction créatrice.
Pas la mort, mais la mue.

À travers ce sursis, le capitalisme s’offre l’illusion de sa propre éternité. Et ce faisant il nous présente ce mirage comme une planche de salut.
Sa fin est inéluctable ? Qu’importe, il engloutira tout avec lui. Les eaux montent, les guerres se préparent, les dictatures s’installent, et ce monde qui s’écroule sur lui-même continue de ne connaître qu’une seule constante, la règle universelle et non-écrite qui partage l’humanité en deux groupes : dominants et dominés.
Le capitalisme obnubile à ce point l’esprit que, sous son empire, il devient quasi impossible de distinguer nature et culture, entre temps et histoire, et donc d’imaginer l’alternative.

Le tour de force de la société alternative, d’autres l’ont réalisé par le passé: en révoquant une monarchie de mille ans en 1789, en congédiant une république parjure en 1871, en affirmant, en 1945, que la révolution était la suite logique et nécessaire de la résistance. Les conditions sont-elles réunies pour qu’une fois encore, le  meilleur émerge du pire ? En France, la colère populaire atteignait un niveau inédit avant le covid-19, et les cagades en cascade de l’exécutif ne peuvent que l’attiser. Ce n’est en tout cas pas l’énième annonce d’un « plan hôpital » qui l’apaisera. L’allocution du chef de l’État, venu à Mulhouse nous dire, comme Mac-Mahon, « que d’eau, que d’eau », était parfaitement claire au moins sur ce point : la « deuxième ligne », le peuple des livreurs et des caissières, a les remerciements polis de la nation, mais est priée de rester à sa place.

Une source d’espoir provient de ce que les crises en cours nourrissent tout à la fois le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. Tôt ou tard, elles accoucheront de formes nouvelles qui ne seront ni la réplique dégradée, ni l’avatar, ni même le contraire du capitalisme, mais cet ailleurs dont les luttes et les rêves commencent déjà à dessiner les contours.
En attendant, pareil aux étoiles mortes, le marché, ce fait social total, continue de diffuser son idéologie. Et la politique qui lui est inféodée, de quémander auprès de lui des accommodements de moins en moins raisonnables.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

le covid-19 et la lutte des classes

Le statut d’observateur forcé est une invitation à faire de l’histoire au présent. Cet exercice où Marx excella consiste, pour reprendre une formule d’Engels à propos de son vieux camarade, à « saisir pleinement le caractère, la portée et les conséquences des grands événements historiques au moment même où ces événements se produisent sous nos yeux ou achèvent à peine de se dérouler »*. Pourquoi se référer à Marx ? Parce que, comme lui en son temps, nous voyons se dessiner sous nos yeux un monde nouveau, et il nous appartient non pas seulement de l’interpréter, mais de le transformer.

Quel est notre « grand événement historique » ? Les comiques troupiers qui nous gouvernent l’ont désigné à notre place : c’est le covid-19 – « ennemi invisible » pour Trump, « ennemi insaisissable » pour Macron.
Ces prestidigitateurs élus ne se sont pas contentés de nommer l’ennemi ; ils ont également écrit le scénario dont nous sommes tout à la fois acteurs et spectateurs : la guerre. « Je serai un président pour temps de guerre », nous dit Trump. « Nous sommes en guerre », avait répété Macron à sept reprises. Et la chancelière Merkel d’ajouter, avec un sens de la comparaison qui confine à l’amnésie : « Nous vivons la pire crise depuis la Deuxième Guerre mondiale ».
Ainsi, attendant fébrilement les allocutions solennelles de ces messieurs-dames à qui nous avons imprudemment confié nos destins, nous vivons dans l’angoisse d’un microbe supposément capable de faire capoter toute la civilisation, de la grande place boursière à l’artisan du coin.

Le covid-19 peut être mortel et sa propagation est rapide ; bien sot qui le contesterait. Dans nos pays soi-disant développés, il tue par milliers, menace les plus vulnérables – vieux, employés, ouvriers, néoprolétaires des plateformes, sans-abris, migrants… -, et les soignants sont engagés avec lui dans un corps-à-corps dantesque qui tient moins à sa dangerosité intrinsèque qu’à l’impéritie des gouvernements (manque de lits, manque de masques, etc.).

Devenu, par l’opération magique du discours politicien, la source de tous les maux, le covid-19 n’est cependant pas l’événement en lui-même, mais son révélateur.
Comme toutes les virus, il passera. Et s’il laisse dans son sillage des centaines de milliers de familles endeuillées, la société humaine poursuivra néanmoins son chemin, bon an mal an. Mais dans quelles conditions ?

On a rappelé dans ce billet que l’exploitation outrancière des ressources naturelles était l’une des causes du franchissement de la barrière des espèces. Voici peut-être un premier fait révélé par le covid-19 : la voracité de notre modèle de développement, son penchant inné à tout dévorer sur son passage, au risque de provoquer des catastrophes capables d’annihiler l’humanité dont il avait promis de garantir le progrès. La pandémie à l’œuvre, dont l’origine est sujette à de multiples conjectures, est à replacer dans le contexte des périls annoncés, soit que nous les ayons déclenchés, soit que nous leur ayons prêté main forte.

Plus certainement, le covid-19 est en train d’agir comme un révélateur et un accélérateur des mutations économiques. Ainsi l’économie numérique sera l’une des rares vainqueuses du survival game où l’économie réelle s’est soudainement trouvée plongée. Comme le relève justement Philippe Escande dans Le Monde**, les grandes enseignes de l’électroménager et de la culture voient déjà leur activité complètement réorientée vers la vente en ligne, lorsqu’elle ne représentait hier que 20 % de leur activité, signe annonciateur d’un « grand basculement ». De fait, après avoir vampirisé les revendeurs physiques, il est probable que les plateformes du type Amazon les remplacent purement et simplement. Logistique, distribution : derrière l’acte d’achat, c’est tout un processus qui se transforme et profite à plein de la dérégulation produite par nos institutions (CDD, intérim, micro-entrepreneuriat, etc.) pour recruter des emplois sous-payés et sous-protégés. Après un siècle d’un salariat de plus en plus protecteur – grâce aux luttes, grâce au mouvement social -, le numérique œuvre au rétablissement du salaire à la pièce qui avait fait la fortune des industriels du XIXe. Cette rupture semble devoir achever la grande mutation capitalistique engagée il y a vingt ans, mais appelée de leurs vœux depuis bien plus longtemps par des gouvernements que les chocs pétroliers avaient laissés exsangues, incapables d’imaginer un modèle de développement alternatif.

Ceux qui prédisent de bonne foi le « jour d’après » sont loin du compte ; ceux qui en font un argument rhétorique sont des menteurs. Le jour d’après de M.Macron, révolutionnaire d’opérette en 2017, authentique contre-révolutionnaire en 2018, sera comme le jour d’avant, mais en pire. Lorsque, depuis près de quarante ans, notre société descendait degré par degré l’escalier des droits sociaux, la voilà dégringolant jusqu’au plancher en quelques semaines seulement. Les renoncements demandés par le ministre Le Maire au nom de l’« effort de redressement » (congés payés, RTT, temps de travail) donnent un bon aperçu des outrances à venir.

Est-ce une mauvaise nouvelle ? Oui et non.  Marx, encore lui!, avait découvert la mission historique au prolétariat. Le premier, il avait vu se former cette réalité sociale et cette force politique nouvelles, dans les faubourgs parisiens des années 1840 et dans l’Angleterre victorienne des années 1850-60. Ce faisant il avait démontré que l’histoire est le produit de l’évolution des facteurs de production et donc de la lutte des classes. Dévoyée par le stalinisme, vilipendée une coterie de pseudo-philosophes au tournant des années 1970, ringardisée par les chantres de l’économie de marché tout au long de l’arrogante décennie 90, la lutte des classes fait son retour par la grande porte. Les gilets jaunes en ont matérialisé l’irruption dans le champ politique, lorsque tout un peuple d’ouvriers et d’employés paupérisés est descendu dans la rue en disant : « Et nous autres ? ». En dépouillant le cadavre de la social-démocratie de ses derniers oripeaux, en poussant la classe capitaliste à se montrer sous visage le plus hargneux, en acculant les classes populaires dans leurs derniers retranchements, le covid-19, loin d’éteindre les revendications sociales, les exacerbera sans doute.
Les décombres des Trente Glorieuses sont une poudrière.


*Introduction à La Guerre civile en France, 1891.
** Du 24 mars.
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la critique en confinement

La lutte contre le coronavirus est-elle compatible avec la démocratie ?
On pourrait croire que non, à voir les régimes autoritaires encensés pour leurs performances dans l’éradication de l’agent pathogène. Foyer du covid-19, l’État chinois est cité en exemple après avoir mis sous cloche des centaines de millions de personnes. Son voisin russe réalise quant à lui le prodige de tenir la maladie hors de ses frontières tout en préparant la présidence ad vitam æternam de son chef. Même Singapour, dictature microscopique et richissime, suscite des admirateurs dans la presse la plus respectable en maximisant son contrôle social*. Parmi les États les moins fréquentables du monde, il n’y a guère que la République islamique d’Iran qui soit débordée. Qu’importe : entre la tyrannie des Saoud et celle des mollahs, les Occidentaux avaient déjà choisi.

De nos pays que l’agitation parlementaire peut faire prendre pour d’authentiques démocraties, en passe néanmoins de subir une saignée historique, certains regardent avec un peu d’envie ces lointains despotats où les virus sont soignés grâce aux bons offices de la police politique. Dans l’Europe désolée, seule l’Italie détonne par ses mesures radicales, et cet État jamais complètement unifié semble pour une fois en mesure de donner des leçons de jacobinisme à la patrie de la monarchie absolue et de la Révolution. Il est vrai que la Ve République, édifiée sur le mythe de la stabilité, dotée d’un président omniprésent et omniscient, législateur de facto, juge à ses heures perdues, a connu un coupable retard à l’allumage, et que l’autre plus vieil « État-nation » d’Europe, le Royaume-(Encore)-Uni, compte sur l’immunité collective comme d’autres espèrent le Messie.

Dans ce contexte, cantonnés dans nos appartements pour les plus chanceux, condamnés à aller au turbin pour les autres, à l’hôpital, dans les supermarchés ou sur les plateformes logistiques de la distribution de colis et de marchandises, la tentation est grande de se taire, de simplement laisser passer l’orage. L’opinion ne soutient-elle pas majoritairement la gestion du gouvernement, comme en témoigne un récent sondage ? « Nous sommes en guerre », a répété sept fois le président jupitérien lors de son allocution du 16 mars. Et la guerre, comme chacun sait depuis août 14 : c’est l’Union sacrée.

C’est en tout cas le pari qu’a fait l’exécutif, en déployant, cache-misère de ses insuffisances, l’insidieuse rhétorique de la culpabilisation. Le coronavirus se propage ? La faute aux promeneurs du dimanche, qui n’ont pas compris la gravité de la situation, alors qu’on leur serinait depuis plus d’un mois d’éternuer dans leur coude et d’éviter les embrassades. On aimerait pourtant connaître le nombre de citoyens contaminés le 15 mars, jour où ce même exécutif a, souverainement et en dépit de toutes les alertes, convoqué 44 millions d’électeurs aux urnes, exposant plus particulièrement 100 000 à 200 000 présidents, assesseurs et scrutateurs des bureaux de vote au virus…
À responsabilité, responsabilité et demie.

Car c’est bien la responsabilité politique de nos dirigeants qu’il faudra examiner in fine, par tous les moyens possibles : commission d’enquête parlementaire et pourquoi pas procès en destitution. Il s’agira notamment de comprendre pourquoi le ministère de la santé a attendu le 21 mars pour « faire évoluer la stratégie de dépistage », ou comment les masques ont été massivement destockés par les derniers gouvernements. Dans le même ordre d’idées, il faudra surtout instruire le procès du désossage de l’hôpital public, car les dégâts causés par l’épidémie dans les pays européens tiennent moins à la dangerosité intrinsèque du covid-19 qu’à une politique délibérée de diminution des moyens dédiés à la santé.
Sans même attendre cette épreuve de vérité, un autre combat s’impose déjà, contre la politique antisociale d’un gouvernement décidé à annihiler la durée maximale du travail et à ratiboiser les congés payés par ordonnances au nom de l’ « urgence économique ». Mais comment faire, alors que la liberté de réunion et de manifestation est anéantie par un « état d’urgence sanitaire » accepté sous la contrainte de la psychose collective ? Des voix s’élèvent pourtant pour questionner la politique de confinement des individus non-porteurs, lorsque d’autres pays, tels la Corée du Sud, ont priorisé les dépistages systématiques.

Le covid-19 ne signe pas la fin du mouvement social engagé par la révolte des gilets jaunes et poursuivi par la mobilisation contre la retraite à points. Il lui donne au contraire une vigueur nouvelle, des arguments nouveaux, qui se comptent malheureusement en vies humaines. Il dresse l’acte d’accusation d’un système marqué par trois tendance totalement intriquées : l’abandon des plus fragiles, la réduction des libertés publiques et la captation de la souveraineté populaire par une minorité privilégiée. Sans un puissant effort critique, sans une révolte des consciences, ce système qu’on pourrait croire au bord du gouffre pourra soit trouver un nouveau ressort, soit accoucher de sa forme la plus détestable.
Alors, oui à l’esprit civique ; non à l’union sacrée.


*Le Monde du 21 mars, « Singapour s’érige en modèle, sans confiner ».
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