Le confinement est une veillée d’armes. Celles et ceux qui croient dans la nécessité d’un changement profond y fourbissent leurs idées. Cette incroyable nuit des possibles, qui n’est pas sans rappeler la nuit insomniaque du 13 au 14 juillet 1789, telle qu’imaginée par Éric Vuillard, est propice à l’éveil des consciences. Les pensées ne sont pas encore en ordre de bataille, mais l’aube approchant les fait plus claires, leur donne une matérialité nouvelle. Pour la première fois depuis des lustres, depuis 68, depuis 45, depuis 71, on sent que, peut-être, une conjonction exceptionnelle de facteurs, dans une crise d’une exceptionnelle gravité, permettra d’allumer l’une de ces mèches courtes qui embrasent le monde et font l’humanité plus humaine.
Réaliser ce tour de force supposera un large rassemblement, et c’est en cela que la tribune de notre camarade François Boulo, publiée le 24 avril sur Marianne.net, vise juste. Il n’est pas question ici d’un rassemblement de hasard, comme il s’en est trop produit par le passé, mais d’un rassemblement de sentiments et de convictions. « Qui osera s’opposer à l’idée que le politique doit reprendre le contrôle sur l’économie, que le libre-échange est une impasse en ce qu’il nous empêche de relocaliser la production, que l’indépendance de la banque centrale européenne nous privant du contrôle démocratique sur le pouvoir de création monétaire nous asservit aux marchés financiers, que les ultra-riches doivent payer leurs impôts à proportion de leurs revenus pour instaurer une répartition équitable des richesses, et que la nécessité impérieuse de la transition écologique est à ce prix ? », écrit à raison le porte-parole des gilets jaunes de Rouen.
On pourrait même aller plus loin, dire, comme en 71, « la terre au paysan, l’outil à l’ouvrier », qu’on ne ferait pas fuir bon nombre de nos concitoyens pourtant peu soupçonnables d’être des anticapitalistes patentés. Le fait est que le système, produisant de lui-même sa pire expression, engage y compris les plus modérés à considérer la radicalité comme une option. C’est qu’à ce moment de notre histoire, nous approchons du point où la concentration du pouvoir et des richesses, la déliquescence du commun, l’impéritie des gouvernants, se conjuguant avec une situation sanitaire inédite, engagent classes moyennes et populaires à faire cause commune.
Fort bien ; encore faut-il que ces forces s’accordent sur leurs buts de guerre.
C’est sur cette question que le texte de François Boulo me fait réagir. Certainement pas pour lui porter la contradiction, ni même pour le nuancer, mais pour le compléter, autant qu’il m’est permis dans le bouillonnement actuel et compte tenu du travail collectif auquel nous avons déjà participé ensemble*.
Fustigeant la liberté « quasi absolue » dont a joui Emmanuel Macron pour appliquer sa politique depuis le début de son mandat, François écrit : « Certes, les institutions de la 5e République lui conférant des pouvoirs exorbitants favorisent cet état de fait, mais elles n’en sont pas la source originelle. Aussi dure soit la réalité à accepter, c’est l’éclatement des oppositions politiques et les divisions savamment entretenues par le système au sein de la société qui rendent inefficace toute contestation du pouvoir. »
Ce constat que je rejoins en partie me conduit cependant à préciser que, si faire de la 5e République la source de tous nos maux relèverait d’une analyse à courte vue, ne pas percevoir l’intrication du système et du régime constitutionnel, ne pas concevoir le régime comme une partie et un rouage essentiel du système, serait une erreur tout aussi funeste. N’est-ce pas d’ailleurs le régime – et son trait le plus saillant : la présidentielle au suffrage universel direct – qui divise le camp du changement ? François Boulo ne commet évidemment pas cette erreur, et parle d’or lorsqu’il dénonce, en bon avocat, les « pouvoirs exorbitants » du président de la monarchie républicaine. (Dissoudre l’Assemblée nationale, nommer aux emplois civils et militaires, commander le feu nucléaire, être à l’origine de la quasi totalité des projets de loi… excusez du peu !) Mais je crois qu’il nous faut aller plus loin, en incluant le passage à la 6e parmi nos prérequis.
On se tromperait en effet à considérer qu’il suffira de ripoliner la constitution de 1958 – en ajoutant le RIC au titre I et en modifiant le titre XV sur l’Union européenne – pour aboutir à un texte acceptable, lorsque c’est toute l’architecture constitutionnelle qui est caduque. République monarchique, césariste, plébiscitaire, technocratique, héritière de l’Ancien Régime plus que de la Révolution, de l’Empire plus que de la Convention, avec son culte de l’être providentiel, son esprit de cour, son parlement godillot, ses grands corps inertes, sa justice en laisse, ni vraiment démocratique, ni tout à fait sociale, moins encore écologique, étouffant l’intelligence et l’initiative collectives, perpétuant les notabilités et creusant les inégalités, transformant la stabilité en paralysie et la puissance exécutive en danger pour les libertés publiques, la 5e est, en bloc, un régime néfaste. Or, même entre des mains prudentes, un régime néfaste reste un régime néfaste. Si donc l’élection présidentielle est le seul expédient à notre portée pour révoquer le monde ancien, qu’il en soit ainsi ; mais alors, elle devra être la dernière.
Ajoutons un mot, pour dissiper les craintes que pourrait susciter une telle affirmation.
Depuis que le spectre du « retour à la 4e » s’est évanoui avec le souvenir de ce régime antédiluvien, les modèles manquent, pour imaginer des institutions souhaitables, conformes aux principes humanistes, sociaux, écologiques, dont nous estimons qu’ils doivent être les bases de notre société politique. L’enjeu n’est pas de reproduire une copie conforme des régimes strictement parlementaires qui nous entourent, même si plusieurs ont des leçons de démocratie à nous donner. Notre tâche est plus grande, et je la résumerai en reprenant une formule de Daniel Bensaïd : « inventer l’inconnu ». Heureusement, nous ne partons pas de zéro : l’histoire politique et sociale des cent cinquante dernières années a posé quelques jalons en la matière, et la société tout entière nous donne quotidiennement, en ces temps de crise, des preuves de sa capacité à s’organiser autrement.
* Le Temps constituant, Éric Jamet Éditeur, 2019 – à commander ici.