C’était il y a quelques mois seulement. C’était juste avant la pandémie. En ce temps si proche et si lointain, Hong Kong bataillait courageusement contre l’État chinois et l’Algérie faisait son Hirak. La société civile soudanaise tenait la dragée haute aux militaires. Les Libanais se soulevaient contre la corruption de leurs dirigeants et contre la partition religieuse de leur nation. Les Chiliens, poussés dans la rue par la politique néolibérale de Piñera, réclamaient l’abolition de la constitution de Pinochet. En France, un an après le début des Gilets jaunes, les travailleuses et travailleurs du rail et de tant d’autres métiers s’apprêtaient à engager une lutte sans précédent pour la défense de leurs conquis sociaux.
En ce temps-là, un vent de révolution soufflait sur la planète. D’est en ouest, on revendiquait la même souveraineté populaire, on exigeait le même droit à la dignité, on réclamait la même probité dans l’exercice des responsabilités publiques. Et on se répondait, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre : on lisait « 1789 » sur les murs de l’ancienne colonie britannique, devenue dominion pékinois, comme on chantait El Pueblo Unido dans les cortèges de Paris, capitale des révolutions. De l’automne du monde ancien jaillissait un nouveau Printemps des peuples. Une réminiscence de ces semaines de 1848 au cours desquelles Français, Italiens, Hongrois, Polonais, etc., s’étaient révoltés contre les injustices du crépuscule monarchique. Une réplique mondiale, peut-être décisive, des protestations de l’après-crise financière ; un lointain écho des printemps arabes. Ploutocrates et autres dictateurs n’avaient qu’à bien se tenir : leur temps était compté.
Bien sûr, nous pouvions pressentir que malgré le nombre, malgré la masse, malgré les convergences, les frontières, les divisions factices, les écarts de développement seraient autant d’obstacles à un surgissement commun, qui aurait tout renversé sur son passage. Mais l’espoir était là, formidable, étincelant comme un mirage, d’un soulèvement qui se répercuterait de place en place et convoquerait l’humanité tout entière, dans son unité d’origine et de destin. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! », proclamait, à l’aube du Printemps des peuples, le Manifeste du Parti communiste. Et, de fait, il y a longtemps que les classes moyennes déliquescentes, que les pauvres, que les assoiffés de liberté du monde entier s’étaient trouvé autant de points communs, contre l’ordre injuste, contre le néolibéralisme destructeur, ou tout simplement pour une vie décente.
Sur ce bouillonnement d’espérance, l’histoire, ironique, a soufflé son vent coulis. Il était écrit que 2020 serait l’année de la révolte planétaire ; mais d’Alger à Santiago et de Hong Kong à Paris, les rues se vident sur ordre des gouvernements. Par l’opération miraculeuse du covid-19, les régimes conspués ont été réinvestis de leur autorité. Les révoltés ont respecté leurs décrets tout en promettant de demander des comptes. Et tandis que près de 4 milliards d’êtres humains s’enfermaient chez eux, pour la première fois dans l’histoire, une même question fut sur toutes les lèvres : « N’est-ce pas l’occasion rêvée pour conjurer notre sort ? » Certains murmuraient : « Cessons cette course effrénée ! » D’autres : « Libérons-nous de nos chaînes ! »
Sous la lumière d’un ciel plus pur, l’idée qu’une autre société est possible a germé et commencé à croître. Le confinement est exigu, le travail, périlleux, mais quand le monde tourne plus lentement, il reprend un peu du sens qu’il avait perdu. On ne veut assurément pas que l’urgence sanitaire se prolonge, mais pour avoir goûté au jour d’après, on se dit que ce n’est peut-être pas si terrible que ça, l’apocalypse, et que quand on aurait retrouvé la famille et les proches, ça pourrait même devenir agréable.
Le risque cependant est que le confinement ne vire à la glaciation ; que l’automne des peuples ne se transforme en hiver des consciences. Déjà les potentats de toutes sortes prennent leurs aises et goûtent, solitaires, au silence de la rue. Le capitalisme quant à lui vient réclamer son dû : il n’est pas mort, et les fauves blessés sont plus dangereux.
En France, soi-disant pays de liberté et d’égalité, les formules s’affûtent pour justifier le tour de vis : « effort de redressement », « maintien des mesures d’urgence sanitaire ». L’exécutif signe de gros chèques pour relancer l’économie et hypothèque ce faisant tout espoir sérieux de transition écologique. Bientôt, sa prodigalité dans la crise justifiera des mesures austéritaires, agréées par une Europe retournée à ses dogmes. Pouvons-nous lui en vouloir, lorsque nous le voyons pris au piège d’un système que ses commettants lui ont donné mandat de défendre coûte que coûte ? Prévenus en tout cas que le « jour d’après » des bonimenteurs sera pire que leur « jour d’avant », nous savons ne pouvoir compter que sur nous-mêmes. Nous pressentons que pour construire une société plus juste, il faut bloquer la mécanique qui se remet tranquillement en marche en reprenant la contestation exactement où nous l’avions laissée. La réforme des retraites est caduque ? Qu’importe : les mots d’ordre ne manquent pas pour que le printemps du confinement se prolonge en été du peuple. Le plus dur ne sera pas d’en trouver de nouveaux, mais de faire en sorte que l’arrêt forcé de l’économie soit un atout dans la bataille, plutôt qu’un argument pour nous faire taire.
Une réponse à printemps du confinement, été du peuple