Bien que je n’aie pas encore atteint l’âge canonique, je veux vous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Je veux vous parler du vieux monde. D’un monde où il y avait encore une gauche et une droite. J’ai dit dans ce papier d’où je venais, et où j’allais. Alors sans doute il s’en trouvera certains, parmi mes nouveaux camarades, pour juger que mon parcours ne me qualifie pas particulièrement pour donner des leçons de morale ou de stratégie politique. Leçon ou pas leçon, je crois nécessaire d’œuvrer à dissiper le confusionnisme ambiant.
Dissiper le confusionnisme du présent en convoquant le passé ? Oui, parce que la lumière déjà lointaine et ténue du vieux monde avait au moins cet avantage d’éclairer les zones d’ombre où peuvent disparaître les principes.
Dans le camp que j’ai rejoint sur le tard, nous sommes nombreux à penser que le dégagisme à l’œuvre est la réfutation vivante de toute stratégie d’union des gauches. Que le succès dans les urnes ne peut plus résider dans la mobilisation d’un tiers seulement de l’électorat – pétri d’ailleurs de contradictions internes. Qu’au point où nous sommes, la seule sortie envisageable à la crise politique est la révolution citoyenne, et son seul ressort possible, le mouvement populaire.
La révolte des gilets jaunes nous a fait entrevoir cette possibilité. En se proclamant démocratique et sociale, elle s’est affirmée comme un formidable outil de transformation politique. Autour d’elle, après elle, la prolongeant sans la faire disparaître, le mouvement d’opposition à la retraite à points lui a donné une dimension à l’échelle du peuple tout entier. Et tout porte à croire que cette protestation qui ne cesse pas, qui embrasse tant de professions, tant d’individus résolus à dire « nous » au lieu de « je », a de beaux jours devant elle.
Tout n’est pas réglé pour autant. La plus grande partie du chemin reste même à parcourir et ce chemin est semé d’embûches.
Convaincre, malgré l’atomisation de la société, malgré la démultiplication des appareils qui flottent comme autant d’écueils à la surface des eaux mortes, convaincre qu’il peut seulement exister un espoir n’est déjà pas une mince affaire.
Mais ce n’est pas tout : il faut encore se garder des bonimenteurs qui veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
Des bonimenteurs, il y en a de toutes sortes. Il y a ceux au discours plein d’inconnus, de doubles-fonds et d’obsessions étranges ; il y a les loups sous leurs peaux de mouton ; il y a les gourous, aussi, qui cultivent l’ambiguïté avec une constance suspecte.
Et tout ces personnages, dont la partie la plus visible seulement est au RN, dont beaucoup gravitent autour, dans une zone grise où se mêlent un complotisme paranoïaque et un patriotisme immodéré dont le mélange forme rarement un bon terreau, ont en commun de se réclamer faussement de nos principes.
Nous voulons dégager Macron ? Ils le veulent aussi, et certains se prétendent les mieux placés pour y parvenir.
Nous voulons rendre la parole au peuple ? Ils le veulent aussi, disent-ils. Mais pour les uns sous une forme purement plébiscitaire, antidémocratique car antidélibérative et exclusiviste ; pour les autres par l’effet d’un tirage au sort improprement présenté comme la panacée.
La plupart d’entre eux ont enfin en partage de se réclamer du souverainisme. Cela doit-il suffire à nous séduire ? Voyons plutôt : leur souverainisme est identitaire, le nôtre est populaire ; leur souverainisme a pour fin de dégrader l’humain en partitionnant la société, le nôtre n’a de sens que parce qu’il crée à son profit des droits, et sa vocation est universelle.
Est-il bien utile d’établir la taxinomie des mystificateurs ?, demandera-t-on.
Oui, plus que jamais. Non pas pour se faire plaisir, pour se congratuler d’être dans « le camp du bien », mais parce qu’un nombre croissant d’entre nous croient utile d’engager un dialogue de circonstance avec la droite de la droite ou ses idiots utiles.
Débattre est indispensable – il faut montrer, disait Desproges, le vrai visage du cuistre –, mais participer à un raout où l’on applaudit le Brexit droitier de MM Farage et Johnson est une faute. Débattre est indispensable, donc, mais afficher une connivence possible, même sur un sujet autre, avec quelqu’un qui défend M. Soral et admet qu’on puisse douter de la réalité de la Shoah est une faute.
Pas une faute de communication, mais une faute de principe. Et qui plus est une erreur stratégique.
De ces errements, les exemples ne manquent pas.
Chaque fois, ils fissurent le bloc qui devrait au contraire se consolider. Chaque fois, ils donnent du crédit à nos ennemis et des arguments à nos adversaires, en véhiculant ce lieu commun qu’il existerait un pont entre la gauche radicale et la droite extrême.
Par les temps qui courent il est devenu habituel de se réclamer du CNR. Ce sain réflexe engage toutefois à ne jamais oublier le contexte de son avènement contre les confusions qui avaient fait s’effondrer la République sur elle-même. Mme Le Pen étant aux portes du pouvoir, il est même urgent de s’en souvenir.
Pour parer au risque de la confusion, il existe après tout une doctrine prophylactique simple d’application: les gens, toujours ; les appareils, jamais.
Malgré toutes ses qualités scénaristiques, la saison 3 de Baron Noir a le tort d’appliquer au monde nouveau la nostalgie de la gauche plurielle. Parmi quelques paroles fortes, il en est une, cependant, qui mérite d’être entendue. Elle sort de la bouche de Michel Vidal, candidat de la gauche populiste et républicaine, et contient à peu près cette idée que, face au risque de mésalliance, une défaite peut être moins déshonorante qu’une victoire. Et que s’il faut se résoudre à préparer l’après, alors, il est nécessaire de tenir bon et de faire bloc.