aux confus

Bien que je n’aie pas encore atteint l’âge canonique, je veux vous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Je veux vous parler du vieux monde. D’un monde où il y avait encore une gauche et une droite. J’ai dit dans ce papier d’où je venais, et où j’allais. Alors sans doute il s’en trouvera certains, parmi mes nouveaux camarades, pour juger que mon parcours ne me qualifie pas particulièrement pour donner des leçons de morale ou de stratégie politique. Leçon ou pas leçon, je crois nécessaire d’œuvrer à dissiper le confusionnisme ambiant.
Dissiper le confusionnisme du présent en convoquant le passé ? Oui, parce que la lumière déjà lointaine et ténue du vieux monde avait au moins cet avantage d’éclairer les zones d’ombre où peuvent disparaître les principes.

Dans le camp que j’ai rejoint sur le tard, nous sommes nombreux à penser que le dégagisme à l’œuvre est la réfutation vivante de toute stratégie d’union des gauches. Que le succès dans les urnes ne peut plus résider dans la mobilisation d’un tiers seulement de l’électorat – pétri d’ailleurs de contradictions internes. Qu’au point où nous sommes, la seule sortie envisageable à la crise politique est la révolution citoyenne, et son seul ressort possible, le mouvement populaire.
La révolte des gilets jaunes nous a fait entrevoir cette possibilité. En se proclamant démocratique et sociale, elle s’est affirmée comme un formidable outil de transformation politique. Autour d’elle, après elle, la prolongeant sans la faire disparaître, le mouvement d’opposition à la retraite à points lui a donné une dimension à l’échelle du peuple tout entier. Et tout porte à croire que cette protestation qui ne cesse pas, qui embrasse tant de professions, tant d’individus résolus à dire « nous » au lieu de « je », a de beaux jours devant elle.

Tout n’est pas réglé pour autant. La plus grande partie du chemin reste même à parcourir et ce chemin est semé d’embûches.
Convaincre, malgré l’atomisation de la société, malgré la démultiplication des appareils qui flottent comme autant d’écueils à la surface des eaux mortes, convaincre qu’il peut seulement exister un espoir n’est déjà pas une mince affaire.
Mais ce n’est pas tout : il faut encore se garder des bonimenteurs qui veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Des bonimenteurs, il y en a de toutes sortes. Il y a ceux au discours plein d’inconnus, de doubles-fonds et d’obsessions étranges ; il y a les loups sous leurs peaux de mouton ; il y a les gourous, aussi, qui cultivent l’ambiguïté avec une constance suspecte.
Et tout ces personnages, dont la partie la plus visible seulement est au RN, dont beaucoup gravitent autour, dans une zone grise où se mêlent un complotisme paranoïaque et un patriotisme immodéré dont le mélange forme rarement un bon terreau, ont en commun de se réclamer faussement de nos principes.
Nous voulons dégager Macron ? Ils le veulent aussi, et certains se prétendent les mieux placés pour y parvenir.
Nous voulons rendre la parole au peuple ? Ils le veulent aussi, disent-ils. Mais pour les uns sous une forme purement plébiscitaire, antidémocratique car antidélibérative et exclusiviste ; pour les autres par l’effet d’un tirage au sort improprement présenté comme la panacée.
La plupart d’entre eux ont enfin en partage de se réclamer du souverainisme. Cela doit-il suffire à nous séduire ? Voyons plutôt : leur souverainisme est identitaire, le nôtre est populaire ; leur souverainisme a pour fin de dégrader l’humain en partitionnant la société, le nôtre n’a de sens que parce qu’il crée à son profit des droits, et sa vocation est universelle.

Est-il bien utile d’établir la taxinomie des mystificateurs ?, demandera-t-on.
Oui, plus que jamais. Non pas pour se faire plaisir, pour se congratuler d’être dans « le camp du bien », mais parce qu’un nombre croissant d’entre nous croient utile d’engager un dialogue de circonstance avec la droite de la droite ou ses idiots utiles.
Débattre est indispensable – il faut montrer, disait Desproges, le vrai visage du cuistre –, mais participer à un raout où l’on applaudit le Brexit droitier de MM Farage et Johnson est une faute. Débattre est indispensable, donc, mais afficher une connivence possible, même sur un sujet autre, avec quelqu’un qui défend M. Soral et admet qu’on puisse douter de la réalité de la Shoah est une faute.
Pas une faute de communication, mais une faute de principe. Et qui plus est une erreur stratégique.

De ces errements, les exemples ne manquent pas.
Chaque fois, ils fissurent le bloc qui devrait au contraire se consolider. Chaque fois, ils donnent du crédit à nos ennemis et des arguments à nos adversaires, en véhiculant ce lieu commun qu’il existerait un pont entre la gauche radicale et la droite extrême.
Par les temps qui courent il est devenu habituel de se réclamer du CNR. Ce sain réflexe engage toutefois à ne jamais oublier le contexte de son avènement contre les confusions qui avaient fait s’effondrer la République sur elle-même. Mme Le Pen étant aux portes du pouvoir, il est même urgent de s’en souvenir.
Pour parer au risque de la confusion, il existe après tout une doctrine prophylactique simple d’application: les gens, toujours ; les appareils, jamais.

Malgré toutes ses qualités scénaristiques, la saison 3 de Baron Noir a le tort d’appliquer au monde nouveau la nostalgie de la gauche plurielle. Parmi quelques paroles fortes, il en est une, cependant, qui mérite d’être entendue. Elle sort de la bouche de Michel Vidal, candidat de la gauche populiste et républicaine, et contient à peu près cette idée que, face au risque de mésalliance, une défaite peut être moins déshonorante qu’une victoire. Et que s’il faut se résoudre à préparer l’après, alors, il est nécessaire de tenir bon et de faire bloc.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

grève des confiseurs

Partout en France, pendant les fêtes, des cheminots continueront de faire grève pour protester contre la casse des retraites. Certains ont même refusé de suivre leurs centrales syndicales qui avaient topé avec le gouvernement sur le principe d’une trêve de Noël.

De ces travailleurs et travailleuses du rail, les ministres et leurs petits télégraphistes des médias ont fait des ravisseurs d’enfants, qui empêchent les honnêtes gens de réveillonner en famille. Comme les gilets jaunes avant eux, ils ont été calomniés par des notables prêts à tous les expédients. Outré par les « privilèges » des petites gens, Schoettl, conseiller d’État honoraire et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, a même appelé à supprimer le droit de grève dans les services publics[i]  – autant dire le droit de grève tout court. Pourtant, il faut le dire : à l’heure où les Saint Jean bouche d’or cherchent de nouveaux héros à donner en exemple à la société, ceux-ci pourraient être trouvés sur le réseau ferroviaire national, parmi celles et ceux qui sacrifient leur paye pour défendre les conquis sociaux.

Les annonces gouvernementales sur le saucissonnage générationnel de la réforme ont prouvé que les cheminots ne se battent pas pour eux-mêmes, mais pour leurs successeurs. Que leurs motifs ne sont pas catégoriels, mais universels. Un récent article du Monde[ii] fait d’ailleurs témoigner des quidams de toutes professions, employés sous des statuts plus ou moins précaires, qui affirment d’une seule voix : « nous ne pouvons pas nous permettre de faire grève, mais nous soutenons la mobilisation. »

Voilà la vérité d’un mouvement social qui, sondage après sondage, rassemble un nombre croissant d’opinions favorables. On se rappelle les mots de Villepin en 2005 : « J’entends ceux qui manifestent, mais j’entends aussi ceux qui ne manifestent pas ». Quinze ans plus tard, le mensonge de la « majorité silencieuse » s’est retourné contre ses inventeurs : une majorité solide de nos concitoyen·ne·s soutient la grève et fait la part des choses entre une gêne ponctuelle et les nécessités d’une guerre plus longue contre les démolisseurs de la République sociale.

C’est que le présent combat dépasse le droit de chacune et chacun de vieillir dans la dignité. De fait, il s’emboîte dans l’année jaune et donne à toutes les convergences opérées depuis lors, sur le climat, sur l’école ou encore sur l’hôpital, une dimension constituante qu’avaient perdue les luttes institutionnelles de la fin du XXe siècle. En cette veille de « grève des confiseurs », personne ne peut savoir jusqu’où ira le mouvement. Une seule chose est sûre : comme l’an dernier et quelle que soit sa forme, il ne s’éteindra pas tant que les termes du contrat social n’auront pas été remis en discussion.

[i] Le Figaro du 20 décembre.
[ii] Daté du 23 décembre.

Publié dans la Feuille constituante du 23 décembre 2019.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

ceux qui « viennent de la gauche »… et ceux qui y vont

Tweet d’Ellen Salvi du 17 décembre compilant les « je viens de la gauche ».

Depuis quelques jours, le gimmick « je viens de la gauche » fait florès chez les membres du gouvernement. Cédric O, Gabriel Attal et Marlène Schiappa ont eu recours à cet argument d’autorité en soutien de leur entreprise de casse méthodique des retraites. Que ne l’avaient-ils dit plus tôt ! S’ils « viennent de la gauche », alors, bien sûr, la « réforme » qu’ils soutiennent ne peut être qu’un progrès social. Face à ces déclarations vibrantes de conviction, il n’y a plus qu’à replier les gaules, les pancartes et les gilets jaunes pour aller se réconcilier tous ensemble autour de la bûche de Noël et de la retraite par capitalisation.

Mais revenons à la raison.
Écartons cet argument comme relevant d’une mystification pure et simple et prenons-le pour ce qu’il est : un signe du temps, l’ombre projetée d’une des lignes de partage qui structurent un espace politique en réorganisation. Et donc une porte ouverte pour toutes celles et tous ceux qui ne croient plus que l’idéal républicain puisse se réaliser dans le système économique et politique actuel – sans forcément avoir mis des mots sur les choses, sans forcément avoir nommé les adversaires : le césarisme présidentiel et le capitalisme néolibéral.
Combien sont-ils, ces largués de la politique qui perçoivent la nécessité d’un changement profond ? Ces femmes et ces hommes, en apparence de sensibilités diverses, qui voient dans le sursaut collectif une source d’espérance et non de crainte ? Qui sentent que, pour survivre à ses démons, la société doit se reconstituer autour de principes de justice sociale et de démocratie ?
Bien plus nombreux qu’on ne le croit, sans doute.
J’ai connu pour ma part la confusion et j’ai connu la prise de conscience radicale. Au contraire de M. O, de M. Attal et de Mme Schiappa, je viens de la droite. Et j’ai quitté cette famille de pensée lorsqu’après plusieurs années d’interrogations irrésolues, il m’est enfin apparu que ma compréhension du monde en réfutait point par point les principaux marqueurs idéologiques : de la conception de la nation et de la citoyenneté jusqu’aux enjeux économiques et sociétaux.
Mais, peu importent les étiquettes : seuls les principes comptent. Seul compte le côté que l’on choisit lorsque l’histoire se met à tracer au sol les lignes de fracture qui ont toujours précédé les grands bouleversements : le côté du riche ou le côté du pauvre ; le côté de la res privata ou le côté de la res publica ; le côté des happy few ou le côté du genre humain.

Le macronisme est un effet plutôt qu’une cause. Ès qualité il ne faut pas lui accorder plus d’importance qu’il n’en mérite. Mais comme effet, comme produit d’un temps de confusion idéologique sur fond de transformation de l’appareil productif, il a rouvert le champ des possibles. Par sa violence sociale et politique, il a donné du carburant à la lutte des classes et a revivifié l’espérance d’égalité et de fraternité semée par la Révolution française et par des siècles de lutte de David contre Goliath.
Avant d’être des parjures, les factotums qui se targuent de « venir de la gauche » pour défendre l’indéfendable sont des épiphénomènes. Mais par leur mensonge qui ne dupe qu’eux-mêmes, ils interrogent chacune et chacun d’entre nous en nous faisant nous poser cette question élémentaire :
« Et moi, de quel côté me situé-je ? »

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

c’est beau, une foule qui devient peuple

« Fin du mois, début du nous » – manif de gilets jaunes à Paris le 7 décembre 2019.

Il se passe quelque chose d’inhabituel dans les manifs. On y trouve toujours la force motrice des travailleurs syndiqués: cheminots et enseignants en première ligne, qui, loin de défendre ce que la doxa néolibérale qualifie de « privilèges », paient de leur personne pour le bien du plus grand nombre. Depuis quelques jours, cette force-là est mobilisée comme elle ne l’avait pas été depuis un quart de siècle. Mais désormais une autre force se joint à elle, se fond en elle: celle du peuple en reconstruction. Le syncrétisme qu’on n’espérait plus, le grand mélange dont les prophètes de la guerre civile redoutent l’avènement est en train de se réaliser sous nos yeux : c’est le réveil de la société politique. De part et d’autre de la Grande Révolution, contractualistes et matérialistes se tendent la main et se donnent mutuellement raison : la lutte des classes féconde la promesse républicaine.
La reconstruction du peuple, c’est ce à ce à quoi nous avons assisté dans cette année jaune et c’est ce à quoi nous assistons depuis le 5 décembre. Dans les défilés, les cortèges officiels rapetissent par rapport à des mouvements agrégatifs, populaires, spontanés. La population s’impose comme telle. Elle ne nie pas les cadres mais elle s’en affranchit. Les mots d’ordres fusent. Transcendent la revendication principale.
Cet esprit nouveau est un signe. Partout des femmes et des hommes émergent des ruines du Vieux Monde. Partout ils en quittent les décombres, les réduits, les cellules obscures, pour entreprendre la périlleuse ascension, quand on les enjoignait de rester au fond. À la force des jambes, des bras et de l’intelligence ils se hissent vers la pâle lumière d’un printemps qui peine à poindre. Et une fois au grand air, même vicié par les gaz lacrymogènes, ils fraternisent, égaient les marges des villes, redonnent vie aux rues mortes, secouent les cités assoupies, exhortent la République à se réveiller, à se rappeler sa promesse démocratique et sociale. Alors ces femmes et ces hommes se découvrent sous d’autres noms que ceux par lesquels on avait pris l’habitude de les appeler dans les cénacles stratosphériques. On les avait nommés individusconsommateurs, électeurs, sur un ton qu’on emploierait avec n’importe quoi d’un peu sauvage et méprisable. Se reconnaissant les uns les autres, ils se proclament humainstravailleurs, et citoyens, et se disent aussi français, pour 1789 et 1871, pour tout ce que ce mot qui signifie « libre » charrie d’espérances, comme on se dit ailleurs chilien, algérien, libanais ou soudanais. On les décrivait comme foule : voilà qu’ils s’affirment comme peuple. La « fin du mois » donne le « début du nous », comme on a pu lire, récemment, sur le dos d’un gilet jaune.
Qu’attendre de tout cela, tandis que le Vieux Monde qui se prétend nouveau se déclare inflexible ? « Du sang, de la sueur et des larmes », certainement, aussi vrai qu’aucun contrat social n’a été négocié autour du calumet de la paix. Alors, dans cette attente qui n’est qu’action et réflexion, goûtons au moins ces instants fraternels comme autant de promesses de bonheur commun. Rappelons une énième fois ces mots de Michelet qui sonnent encore si juste : « Grande scène, étrange, étonnante ! de voir tout un peuple qui d’une fois passait du néant à l’être, qui, jusque-là silencieux, prenait tout d’un coup une voix. »
C’est beau, une foule qui devient peuple.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

le casting et le scénario

Mercredi 27 novembre, la Commission Von der Leyen sera investie par le Parlement européen. Sera ? Sans doute, les partis décatis qui régentent encore l’UE ayant intérêt à soutenir les commissaires issus de leurs rangs. On rappellera toutefois que la candidature de l’ex-ministre de la défense de la RFA, proposée, comme celle de tous ses prédécesseurs, à l’issue d’un processus des plus opaques, avait manqué de peu d’être retoquée par les mêmes députés en juillet dernier. Une intrigue de plus, dans un imbroglio dont nous sommes les affligés spectateurs.

Cette commission qui se veut le gouvernement de l’Europe n’est en fait qu’un théâtre d’ombres. Après les incertitudes quant à sa présidence même, le désaveu infligé à trois candidats commissaires apparaît moins comme le signe de la vitalité démocratique du Parlement que comme celui du doute qui saisit le Vieux Continent. De fait, alors que le Brexit n’en finit plus, alors que les régimes autoritaires se réveillent et s’enhardissent, il semble certain qu’aucun casting ne permettra de modifier le scénario actuel.
Le fait semble acquis que, dans l’UE comme dans les États dont elle procède, les problèmes politiques ne se posent plus en termes de personnes, mais d’institutions. Que pour avoir schunté la volonté populaire en 2005, les gouvernements de l’Europe, partout minoritaires ou partout aux abois, ont définitivement altéré la confiance des citoyennes et des citoyens. Que pour avoir fait du néolibéralisme leur dogme, ces mêmes gouvernements ont donné leurs meilleurs arguments aux ennemis irréductibles de la construction européenne.

Alors, que faire ? Rouvrir les vieilles querelles et les mille ans de guerre ? S’agenouiller devant d’autres impérialismes, plus sûrs de leur fait et de leur bon droit ?
Plutôt reprendre les choses depuis le commencement. Ne pas craindre de couper des fils en démêlant l’écheveau. Rappeler qu’il ne peut y avoir de société politique sans souveraineté populaire. Que les conditions de la solidarité ne sont pas à trouver dans l’économie du partage des restes, mais dans l’espérance du bonheur commun. Redonner vie enfin aux principes dont nous croyons qu’ils sont aux fondements de toute société républicaine et démocratique : services publics, droits sociaux, etc.
Nous autres, Français, n’avons certainement pas le monopole de l’Europe, mais nous possédons une certaine expérience en la matière. Et la contestation politique qui se reconstruit ici même peut être un bon point de départ.

Publié dans La Feuille constituante du 25/11/19.

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sur la marche du 10 novembre

Voilà cinq jours que la gauche ergote et se divise sur le point de savoir s’il faut rejoindre la marche du 10 novembre pour dire « non » à l’islamophobie. L’appel à se rassembler suscite des questionnements sans fin et des scrupules jamais observés. On en discute les termes, les signataires, les mots d’ordre ; on s’avance, on s’interroge, on se rétracte. Au total : certains iront, certains feront bande à part, d’autres resteront chez eux. Une seule chose est sûre dans ce vaste embrouillamini : si l’on examinait aussi minutieusement les motifs et les parties prenantes de toutes les mobilisations avant d’y participer, il n’y aurait plus grand monde dans la rue pour réfuter le racisme et toutes ses abjectes variantes.

Pour ma part, je marcherai dimanche : pour la fraternité, contre la haine. Je marcherai dans l’espoir de dissiper l’atmosphère étouffante instaurée par une poignée de boutefeux. Cela fait-il de moi l’idiot utile des promoteurs de l’islam politique ? Je crois justement qu’il ne faut pas leur laisser cet espace libre ; je crois aussi que détourner le regard servirait une extrême droite qui œuvre à nous faire voir partout l’islamisme.

Marcher contre l’islamophobie n’est en aucun cas renoncer à la critique de la religion, comme d’ailleurs de toute tradition. Son exercice est la condition sine qua non de la liberté et l’on connaît trop le rôle des Églises, à croix, à croissant ou à étoile, dans la perpétuation du patriarcat et de la hiérarchie des classes, pour ne pas voir les dangers qu’il y aurait à les laisser reconstituer leur emprise sur la société. J’affirme cependant que l’on peut aussi, sans se déjuger, considérer la question religieuse avec une modération généralement absente des proclamations d’estrade : admettre simplement que certains de nos frères et sœurs humains cherchent dans la foi soit le sens caché du monde, soit un secours moral face à l’âpreté de la vie, que cette conviction ne s’extirpera ni par la force, ni par l’admonestation raisonnable, et que la dédaigner serait en faire don aux rigoristes. Notons au passage que la religion opium du peuple n’est pas vouée à entraver en toutes circonstances un progrès social qu’il lui est même parfois arrivé d’accompagner : du bas clergé de 1789 aux prêtres ouvriers des temps industriels. N’oublions pas surtout que, se rendant à cette imparable nécessité de la tolérance sans laquelle il est impossible de vivre ensemble, les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ont écrit que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses ».

Mais on ferait fausse route en se focalisant sur le religieux, c’est-à-dire sur le signe, quand c’est le social qui est en cause, c’est-à-dire le fait. On suivrait ainsi les identitaires de tous bords, perinde ac cadaver, jusqu’au bord de la falaise d’où ils veulent nous précipiter.
Sans doute cette approche permettrait-elle d’envisager différemment la question qui nous occupe. Car, qui sont, en définitive, les cibles des déclarations stigmatisantes de MM Zemmour et consorts et des violences qu’elles libèrent ? : les filles et les fils des ouvriers employés jadis par le capitalisme d’État pour faire tourner les usines des Trente Glorieuses, eux-mêmes à la merci d’un capitalisme échevelé créateur de chômage et de précarité ; les enfants, désormais adultes, d’une république qui les a constamment méprisés et dont les ministres pensent encore être entendus lorsqu’ils prodiguent leurs leçons de morale laïque. Plus que jamais il faut convenir que l’émancipation ne se décrète pas mais se construit. Et de ce point de vue, humblement reconnaître que nous construisons sur des ruines – les ruines laissées par la colonisation, la relégation urbaine et l’atomisation néolibérale. C’est la raison pour laquelle avant tout autre question se pose me semble-t-il celle de la méthode pour faire front commun.

En revendiquant leur part dans la cité, les gilets jaunes ont fait naître un formidable espoir de rassemblement des classes moyennes et des classes populaires. Des rapprochements se sont opérés entre la France périphérique et celle des banlieues, que les hésitations des derniers jours risquent de faire faseyer. Entre ceux qui revendiquent des idéaux de progrès social et humain et ceux qui sont désignés comme les boucs émissaires d’une société dont ils avaient été écartés dès l’origine, il y a une solidarité d’intérêts et il doit y avoir une solidarité d’action. Ce serait là la meilleure réponse à ceux qui, artisans ou héritiers spirituels des politiques de destruction des solidarités républicaines, sont passés maîtres dans l’application de l’adage « diviser pour mieux régner ».

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

faire-valoir du pouvoir ou commis de confiance du peuple ?

Des militants d’Extinction Rébellion déploient une banderole « La nature n’est pas à vendre » dans le centre commercial Italie 2, à Paris, le 5 octobre 2019.

N’allez pas chercher de biais : la sélection des membres de la « Convention citoyenne pour le climat » voulue par M. Macron est, nous dit-on, im-pec-cable. « On a réellement tiré une France en miniature », assure Loïc Blondiaux, politiste et membre du comité de pilotage de l’opération, rappelant que les techniques des instituts de sondage ont été utilisées pour l’occasion*. Cette assurance de représentativité suffira-t-elle à garantir le caractère démocratique de l’exercice ? Certainement non.

De la même manière que l’institution du suffrage universel n’a pas suffi à faire de la France une démocratie réelle, il ne suffira pas d’enfermer un « échantillon représentatif de la population » dans un bureau du ronflant Conseil économique, social et environnemental, vaisseau fantôme de la 5e République, pour aboutir à des solutions acceptées par le plus grand nombre. Surtout s’agissant d’enjeux aussi graves que le climat, la fiscalité, etc.

En l’occurrence, le biais ne vient pas des tirés au sort, mais de l’origine même de la « convention » : décrétée par le prince, en pleine révolte des gilets jaunes. Comment imaginer que la défiance généralisée envers la puissance publique ne déteindra pas sur cette commission Théodule, fût-elle « citoyenne » ? Le procès d’intention est visible à des kilomètres à la ronde. Déjà il se murmure que l’assemblée fantoche a été installée pour amuser la galerie – et sans doute cette critique aura sa part de vérité.
À moins que…

En 1789, les modalités de délibération des états généraux auraient pu jeter le soupçon y compris sur les députés du tiers, si ces derniers n’avaient imposé les conditions de leur participation : le vote par tête au lieu du vote par ordre.
L’affaire qui nous occupe est incomparable, bien évidemment. Mais elle est analogue, en ce qu’il appartient aux membres de la convention climatique de démontrer qu’ils seront, non pas les faire-valoir du gouvernement, mais les « commis de confiance » du peuple. Comment cela ? En mettant au jour les contradictions d’un État captif des puissances d’argent ; en faisant rendre gorge aux industriels qui jusqu’ici ont été trop contents de pouvoir polluer en se défaussant sur les consommateurs ; en somme : en faisant pour une fois échapper les citoyennes et les citoyens au rôle du dindon de la farce.

* France Culture, matinale du 7 octobre 2019.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

ultime perfidie anglaise

L’Europe et l’Angleterre sont dans un bateau.
L’Angleterre tombe à l’eau.
Qu’est-ce qui reste ?
L’anglais.

L’inconsistance politique de l’Europe ne provient pas de ce qu’elle reconnaît 24 langues officielles, mais de ce qu’elle se parle à elle-même dans une langue étrangère.

Cette anomalie sera plus frappante encore lorsque, le Brexit ayant eu lieu, les anglophones représenteront moins de 1% de la population de l’Union. Ironie de l’histoire, ces derniers locuteurs natifs seront aussi les ressortissants d’un martyr séculaire de l’impérialisme britannique : l’Irlande.

L’anglais domine dans les institutions européennes, où les diplomates de tous les pays, français au premier chef, ont laissé leur idiome national à la porte des salles de négociation. Ainsi, les fonctionnaires d’un État fondateur de la Communauté européenne, dont la Constitution proclame que « la langue de la République est le français », jugent acceptable de porter la voix de la France en Europe dans une autre langue que la leur. Un tiers des documents de la Commission étaient rédigés en français en 1999 ; ils ne sont plus que 4% à l’être aujourd’hui. Ceci au profit exclusif de l’anglais, devenue langue de rédaction de 83% des textes officiels*.

L’anglais domine aussi les échanges culturels entre Européens. Tristesse d’entendre des Français, Italiens et Espagnols parler anglais entre eux, lorsque leurs propres langues, si proches les unes des autres, leur permettraient de communiquer facilement. Rage d’entendre les touristes de partout être de plus en plus systématiquement accueillis, où qu’ils aillent en Europe, par le hello du dollar, au lieu du bonjour, du hola ou du καλημέρα des habitants du lieu.

Car l’anglais d’Europe, sous-ensemble d’une lingua franca qui a étendu son empire à la planète entière – désormais à l’espace ! – n’est pas la langue de Shakespeare, mais celle de la City et de Wall Street. En empruntant à l’impérialisme états-unien son vocabulaire, nous lui empruntons aussi sa manière de voir : la capitalisme prédateur en économie et l’unilatéralisme en politique internationale. De cet impérialisme culturel, la révolution numérique a accru l’hégémonie : la pensée s’est faite plus anglo-saxonne à mesure que ses vecteurs le sont devenus – témoins les Gafa et la myriade de services et applications numériques truffés d’anglais que nous utilisons au quotidien.
Sans doute la question linguistique n’est-elle qu’un aspect parmi d’autres du problème européen. L’hégémonie allemande en Europe s’accommode en tout cas de cet état de fait favorable aux affaires. La bourse de Francfort n’a que faire de la langue de Goethe.

On ne résoudra pas d’un coup de baguette magique les difficultés pratiques posées par le multilinguisme sur le Vieux continent. Babel est tout à la fois la richesse et la malédiction d’un espace doublement fracturé par le limes romain et par le morcellement de la romanité elle-même. Mais il est naïf et dommageable de tenir la prédominance de l’anglais pour une donnée purement factuelle de la société européenne. Il n’y aura pas plus de paix dans un monde où chacun se contente de parler sa langue, que de justice et de liberté dans un monde dominé par une seule. Aussi le combat linguistique n’est-il pas une vanité d’Européens décadents, mais une expression nécessaire du combat démocratique et social, du combat pour l’égalité et pour la dignité.

Pour tous les peuples d’Europe, ce combat linguistique procède du droit imprescriptible d’affirmer « nous sommes nous », chacun dans sa langue. Les Français bien sûr ne font pas exception. Avant de devenir la start-up nation de M. Macron, leur pays fut la patrie de la Grande Révolution. En cette année jaune, ce peuple intelligent et éruptif, pugnace et indigné, a prouvé qu’il avait encore des choses à dire en français dans le texte. Puisse la langue française redevenir le maquis de son intelligence politique, la Cité constamment enrichie, mais jamais oublieuse, où il redonne sens aux mots et concepts qui l’ont fait tout à la fois singulier et universel : liberté, égalité, fraternité.

La Croix, « Le français décroche dans les institutions européennes », 30 juillet 2018.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | 2 commentaires

tiers bloc

Au point où nous sommes de notre histoire collective, tout semble préparer un second tour Macron-Le Pen en 2022.

Ce duel ne représente pas l’esprit du pays.

Des citoyens de plus en plus nombreux veulent échapper à cette alternative mortifère. Ils réfutent comme une grossière manipulation l’opposition « progressistes contre nationalistes » et « patriotes contre mondialistes » déployée conjointement par le parti présidentiel et par le Rassemblement national. Derrière les abus de langage, ils ont démasqué le néolibéralisme et l’identitarisme, qui emprisonnent l’humain pour l’un dans les limites de sa fortune, pour l’autre dans celles de son essence, et s’accordent sur la protection des privilèges, l’exploitation de l’être humain et l’épuisement des ressources naturelles. Face aux deux blocs qui se sont promis de se retrouver face à face, ces citoyens en forment un troisième : le seul capable d’écrire une histoire radicalement différente de celle qui avait été prévue pour eux et à leur place.

Ce tiers bloc est celui de la multitude, dont une partie, restée longtemps silencieuse, revendique haut et fort sa citoyenneté depuis le 17 novembre 2018 : le tout, qui n’est rien, et veut être quelque chose de janvier 1789. Quelles sont ses chances de l’emporter dans l’élection césariste par excellence, lorsqu’il commence tout juste à prendre conscience de lui-même ? De ne pas céder au terrorisme de la pensée que fait régner le nouveau bipartisme ? Un réalisme à courte vue nous inviterait à les croire faibles ; la lucidité nous engage à reconnaître que nous n’en savons rien ; la volonté nous enjoint d’affirmer que, quelles qu’en soient les voies, son succès est indispensable, pour conjurer la catastrophe annoncée et jeter les bases d’une société tournée vers le bonheur commun.

La dernière présidentielle n’a pas achevé la déconstruction du vieux monde. 2017 était encore le temps de crise décrit par Gramsci comme celui où l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître. Toute conjecture sur la base de ce scrutin serait donc imprudente, même si un motif d’espérer se trouve sans doute dans les plus de 7 millions de voix de l’Avenir en commun.

Par-delà les questions d’appareil, qui enferment le désir populaire dans la logique d’un système politique en déréliction, la révolte des gilets jaunes a offert au tiers bloc l’occasion, peut-être décisive, d’inscrire ses revendications dans le dépassement du carcan de la Ve. Ce fait politique change d’ores et déjà la donne. Désormais, en tous lieux, l’idée prend corps que les droits politiques, sociaux et écologiques, les libertés publiques et individuelles et le principe de souveraineté populaire sont étouffés par la lettre et la pratique constitutionnelle, et qu’après le dévoiement néolibéral, le stade ultime de la décomposition de la République sera la dérive autoritaire. Après le temps destituant justement décrit par François Cocq, seul le temps constituant pourra rendre au tiers bloc son pouvoir non seulement d’interpréter le monde, mais de le changer, au profit du plus grand nombre.

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la Révolution française, « point d’appui pour une histoire de haute température »

Le 14 juillet 1989, la Révolution française commémorée paradait sur les Champs-Élysées, joyeux carnaval marketing imaginé par un publicitaire. Depuis lors, la matérialité de l’histoire nous est revenue en boomerang, révoquant les idées désincarnées. La société du chômage a engendré celle de la précarité ; les structures qui tenaient la nation une et indivisible se sont dissoutes dans le grand marché ; les contradictions sont apparues, flagrantes, entre le cadre césariste de la Ve République et l’aspiration populaire à une démocratie réelle. Trente ans plus tard, la Révolution française est retournée sur les Champs-Élysées, mais sous une forme bien plus authentique, bien plus conforme à l’élan originel, portant de nouvelles revendications démocratiques et sociales.

Ce n’est pas par ces considérations que l’historienne Sophie Wahnich introduit l’édition augmentée de son recueil de textes, L’intelligence politique de la Révolution française (Textuel, 2019). Mais le contexte bouillonnant de cette année jaune et, plus largement, de cette fin de décennie marquée par ce que mon camarade François Cocq désigne sous la juste expression de temps destituant, achève de donner à ce livre un caractère de nécessité. Lire ou relire les discours des révolutionnaires et les articles des déclarations et constitutions passées apparaît en effet plus nécessaire que jamais. Non pas comme source d’imitation, mais comme outil pour comprendre les difficultés rencontrées pour la première fois par les citoyens d’un « présent où rien n’était déjà acquis ». De fait, comme l’écrit l’autrice en préambule, « notre présent politique montre que la Révolution française est redevenue un objet chaud, un point d’appui pour une histoire de haute température ».

Dans les documents commentés, on trouve tout à la fois les grands élans de l’humanité envers elle-même, dans la proclamation d’Étienne Polverel sur la liberté des esclaves, la critique précurseure du libéralisme économique, sous la plume du curé Dolivier pétitionnant pour les quarante habitants de la région d’Étampes, et la réflexivité critique indispensable à tout processus constituant, exprimée dans les observations de Thomas Paine sur le projet de constitution et de déclaration de l’an III. Il y apparaît clairement que si la Révolution française a laissé de nombreuses questions en suspens, elle nous donne néanmoins des clefs pour progresser dans les voies qu’elle a ouvertes.

Comme je l’ai écrit dans cet essai, la Révolution n’a pas épuisé ses significations dans le pays même où elle a pris son essor, voici deux cent trente ans. Malgré la tentation de la mettre sous cloche, notre époque est encore grosse de ses promesses. Le livre fort utile de Sophie Wahnich accompagnera tous ceux qui, constatant la mise en péril de la liberté des anciens convoquée par la Révolution française, considèrent « que oui, des hommes ont été libres et que donc sans doute ils pourront l’être à nouveau. »

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