Fin de la République américaine ? (2/2) L’indignation démocratique

Dans une note récente, sidéré par la prise de pouvoir de Trump, par sa subversion, dans les formes du droit, de la République états-unienne, je me laissais aller à un pessimisme excessif : j’anticipais notre histoire proche comme une période de profonde noirceur, pleine de monstres trop gros pour nous. 
De la noirceur, des monstres, je ne renie rien. Mais je devais être aveugle pour ne discerner dans ce triste paysage aucun espoir qui pût nous inciter à relever la tête, car le fait même qui nous écrase porte en germe sa propre destruction : il n’aura qu’un temps, il court déjà à sa fin. 
 
Trump en effet possède à titre principal une force, et une faiblesse.  
Sa force, c’est sa manière de bateleur, cette faconde de showman sociopathe qui enivre les foules et impressionne les couards.  
Sa faiblesse, c’est l’indignation que susciteront immanquablement, à force, en tout être doté d’un minimum de sensibilité et de civilité : son absence totale de morale, son mépris absolu du droit, son indifférence complète à autrui. Si le charisme de comique-troupier qui le caractérise, la passion érotique ou même simplement le rire idiot qu’il active y compris chez certains de ses prétendus contempteurs, ont favorisé son ascension, l’indignation que sa politique ne manquera pas de faire naître au cœur de millions et de millions d’êtres humains finira par causer sa chute, ensemble avec celle du coagulum de fous et de cyniques formé autour de lui dans la plaie purulente de la démocratie américaine. 
 
Comme tête de gondole du mouvement MAGA, Trump a été, jusqu’à présent, l’un des principaux stimuli de tout ce que le monde occidental compte de crypto-, néo-, post- et proto-fascistes. Jusqu’à un certain point, cette effrayante configuration que Macron, à qui il peut arriver d’être pertinent, a qualifié d’« internationale réactionnaire », semble le renforcer. Mais comme président de la première puissance mondiale, décidé à annexer le Canada, le canal de Panama et le Groenland, à étouffer de taxes ses voisins du sud et du nord comme ses anciens amis d’outre-Atlantique, à refouler en bloc la misère sud-américaine, à abandonner l’Ukraine et à laisser martyriser la Palestine au moindre prétexte, il finira par faire exploser les alliances apparemment naturelles, ou d’opportunité, qui s’étaient créées autour de lui, et par briser les dynamiques dont il a bénéficié au cours des dernières années.  

Trump, c’est là peut-être ce qu’on a le mieux perçu chez lui, est un maître en barguignage, un opportuniste par excellence, un tacticien à la petite semaine ; rien d’autre, rien de plus. De stratégie, d’idéologie – osons dire, de « vision » –, il n’a pas le début d’un commencement. « Forer, forer, forer » n’est ni une doctrine, ni un horizon, et il ne croit pas, comme son vice-président officieux Elon Musk – plus sociopathe encore, s’il est possible – qu’on plantera un jour sur Mars la bannière étoilée.  
Si l’on suit la thèse de The Apprentice, l’excellent film d’Ali Abbasi sorti cet automne et mettant en scène l’ « éducation » de Trump par l’avocat véreux et sans scrupules Roy Cohn, le succès du premier repose entièrement sur ce mantra commun aux populistes et aux maquignons : attaquer, attaquer, attaquer toujours ; ne jamais reconnaître ses torts. 
Tout cela est bel et bon ; cela peut faire un coup ; cela peut même faire une succession de coups ; mais en aucun cas cela ne peut produire de la politique à long terme. On n’a jamais raison contre la multitude, même quand on croit avoir la multitude de son côté. On ne triomphe jamais seul du monde entier, même quand on possède 5 000 têtes nucléaires – ceci moins encore lorsque votre meilleur adversaire Xi Jinping prétend en posséder autant sous quelques années. Perdurer et défendre vraiment ses intérêts, ou ceux pour lesquels on a été mandaté, nécessite inévitablement de créer de la confiance, de nouer des alliances durables, d’agir dans cette zone grise de l’intelligence réciproque radicalement étrangère à un homme qui, pour n’être capable de nourrir chez autrui que deux catégories de sentiments : la passion délirante ou l’indignation absolue, ne peut connaître avec autrui que deux catégories de relations : la domination dans le cadre d’alliances déséquilibrées, ou le combat à mort.  
 
Il y avait, et Trump finira par en faire l’expérience à ses dépens, certaines conditions tacites à la Pax Americana à laquelle la moitié occidentale du monde n’a pu que souscrire après le nazisme, le fascisme et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. La première de ces conditions était un respect affiché – ou de façade – envers les puissances subalternes qui, depuis Yorktown ou Omaha Beach, avaient le bon goût d’être des puissances alliées. Or les alliances durables ne se construisent pas par les discours humiliants ni dans le cadre d’accords léonins. Trump pense pouvoir jouer à son profit la division des Européens, voire des Canadiens (l’Alberta, le Labrador pétrolifères, contre l’Ontario dont le premier ministre rappelle avec raison, sur sa casquette de baseball bleue, que son pays n’est pas à vendre) ; nous verrons bien s’il y parvient. Reste qu’à force de manipuler des intérêts contradictoires, il en liguera inévitablement bien d’autres contre lui.  
Il me semble aujourd’hui que le sentiment d’indignation qu’on peut ressentir devant le spectacle navrant et tonitruant de ce que Max Weber aurait peut-être qualifié, pour la dénoncer, de « politique de la puissance », devrait être aujourd’hui partagé par tout Européen, par tout Américain qui se respecte – au nord comme au sud du canal de Panama. Probablement, et il faut le souhaiter pour le salut de la crépusculaire république de Washington, ce sursaut d’indignation portera d’abord ses fruits dans le sein même du peuple états-uniens, notamment dans ses catégories ciblées par la folie MAGA – chez les femmes, chez les étrangers, chez les queers, chez les pauvres. 
 
Peut-être – nous passons ici une tête hors de la grande pénombre ambiante pour entrevoir cet espoir qui nous faisait défaut hier encore – peut-être il y a là matière à extrapoler, à prospecter, à se projeter. Trump prenant le pouvoir dans la première puissance du monde, c’est l’antimodèle absolu. Je ne crois pas qu’on ait inventé la politique pour cela, tout au contraire. Dans ses Politiques, après avoir défini le pouvoir « propre au maître », Aristote affirmait : « Mais il existe un certain pouvoir en vertu duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. Celui-là, nous l’appelons le pouvoir politique […]. » Quand, un peu partout sur notre « bonne vieille Terre », des autocrates font la loi, le voile levé sur les failles et les monstres de la « première démocratie du monde » peut aussi bien être interprété comme un appel à questionner nos formes politiques, à en imaginer d’autres, pour des gens et des peuples vraiment libres et égaux. L’indignation alors aurait été féconde.  
La brutalité, la vulgarité sans limite ne rendent les injustices que plus visibles, et plus insupportables. Par comparaison, elles mettent en valeur l’aspiration partagée à la dignité, à l’équité et au respect qui est le véritable fondement des collectivités humaines – une fois passées les grandes fièvres populistes, les grands accès de violence qui font de notre histoire une tragédie indéfiniment bissée.  
Certes, il convient de ne pas se réjouir trop vite : Trump, ses associés, ses sbires et ses disciples sont bien en place, peut-être pour longtemps. Mais dès l’instant où ils ont cru inaugurer, contre le monde entier et contre les Américains eux-mêmes, leur nouveau « Gilded Age », ils se sont mis à jouer contre eux-mêmes, et le début de leur fin a commencé. 

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Fin de la République américaine ? (1/2) La prise de pouvoir de Trump

Après ce 20 janvier 2025 et les images sidérantes qui nous sont parvenues de Washington, on peut être tenté, selon la formule consacrée, de « garder le silence ». 
À quoi bon s’exprimer, en effet ? Les mots aujourd’hui se perdent tous dans un océan de paroles dont on ne sait même plus si elles sont le fait d’humains ou de robots.
Mais, en même temps : comment ne pas s’exprimer ? Ne faut-il pas, pour le bien de sa propre conscience, la délester des pensées qui la hantent ?  
C’est l’option que je prends en me livrant à cette manière de catharsis.  

Ce 20 janvier, donc, l’une des plus anciennes républiques au monde – qui se trouve aussi en être l’État le plus puissant – vient de se transformer, sous nos yeux et dans les formes de la démocratie électorale, en un régime autoritaire d’un type nouveau, conçu par et pour la société spectaculaire : une sorte de fascisme de barnum. 
Sans doute, dès l’origine, les colonies britanniques d’Amérique du Nord furent un système brutal, inégalitaire, prédateur : pour les autochtones spoliés et exterminés et pour les Noirs réduits à l’esclavage. À maints égards, jusqu’à nos jours, les États-Unis d’Amérique sont restés le pays de la violence – celle du IIe amendement –  et de la démesure capitaliste. 
Mais enfin, cette fédération d’États n’en avait pas moins été pensée comme la restauration d’un régime de liberté qui, du point de vue des colons britanniques du Massachusetts et de la Virginie, donnait, dans l’Angleterre de Walpole et de North, tous les signes de la décadence et de la corruption. Au contraire, l’Union reposerait sur le droit et sur ce principe des « checks and balances » qui était leur interprétation de l’« antique » constitution anglaise. Avec leurs incohérences et leurs parts d’ombre, les Jefferson, les Madison et les Adams, les Franklin et les Washington avaient au moins ceci pour eux de croire dans le respect de la légalité et de redouter la tyrannie de la majorité. D’une certaine manière, malgré les crimes et les excès qui sont le lot de toutes les grandes puissances, les États-Unis sont, jusqu’à la réélection de Donald Trump, demeurés fidèles à ces principes. En tout cas dans leur ordre interne.

Or tout ceci vient d’être biffé, d’un trait de plume, sur un bureau présidentiel transbahuté pour les besoins de la cause au milieu de la Capital One Arena. 
La corruption que les « Founding Fathers » avaient cru discerner dans les gouvernements anglais du XVIIIe siècle – l’esprit de servilité, les féodalités menaçantes, le pouvoir sans frein –  semble cette fois-ci s’être transportée de l’autre côté de l’Atlantique, au plus haut sommet de l’État, ensemble avec les magnats de la tech, une équipe effrayante de technocrates et de professionnels du national-populisme et, pour donner le change aux petites habitudes de l’ère démocratique, ce qu’il reste du « Grand Old Party » d’Abraham Lincoln et des institutions de la Convention de Philadelphie.  
Biden, lucide au moins dans ses derniers moments à la tête de la République américaine, a dénoncé une « oligarchie […] de l’extrême richesse, pouvoir et influence qui menace littéralement notre entière démocratie, nos droits et libertés ». Ainsi, la veille de l’investiture de son successeur, il faisait vivre encore un peu la longue histoire constitutionnelle de ce pays vieilli avant l’âge. Quant à nous toutes et tous, en quelques heures de temps, nous avons été les témoins de ce qu’il faut bien appeler une révolution antilibérale, antidémocratique, dont les symboles furent notamment :
– le serment d’un président parjure – que le XIVe amendement aurait dû empêcher de seulement candidater à sa réélection… – de « préserver, protéger et défendre la Constitution » ;
– les déclarations à l’emporte-pièce, discriminatoires, de ce même personnage ;
– la comédie de signature des décrets de « mass deportation », de destruction des lois environnementales et du droit international devant la foule enivrée de ses supporters (ou, en anglais, de ses fanatics) ;
– et, pour couronner le tout, le salut nazi, face à cette même foule, de l’homme le plus riche du monde, qui se trouve aussi et pour cette raison même être l’un des plus dangereux, allié de circonstance du président réélu. 
Je n’imagine pas que quiconque possède encore une once d’esprit démocratique et critique – cela va souvent de pair – puisse sortir de cette séquence autrement que dans un état de profond abattement.  
Surtout, je ne vois pas quel espoir pourrait aujourd’hui nous faire relever la tête. 

Dans son discours d’investiture, Trump a affirmé : « nous sommes au seuil des quatre plus grandes années de l’histoire américaine. » 
Qui cependant peut croire que, de l’Amérique à l’Europe, nous nous trouvions encore dans cette temporalité démocratique où nous avions à force pris nos aises et qui nous permettait jusque récemment de dire : aux États-Unis, dans quatre ans, en France, dans cinq ans, etc. ? Trump sans doute moins qu’aucun autre. 
En 1848, les républicains français espéraient dans le deuxième dimanche de mai 1852, date normalement fixée pour l’élection du successeur de Louis-Napoléon Bonaparte, arrivé au pouvoir par la voie des urnes. Entre-temps, il y eut un autre « 18 Brumaire » et la République disparut avec les espoirs de ses soutiens, réduits pour 20 années au silence le plus complet. 
Certainement, au point où nous sommes du pourrissement des régimes « représentatifs » – qui ont leurs défauts comme ils avaient leurs qualités –, nous nous trouvons moins « au seuil des quatre plus grandes années de l’histoire américaine » qu’au commencement d’une période de profonde noirceur, hantée par des monstres bien trop gros pour nous. 

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Faire la démocratie, de la base au sommet

L’élection présidentielle aux États-Unis nous rappelle, ou nous enseigne, deux faits.

Premièrement, que l’organisation politique de la société humaine, et des sociétés humaines, est sous-tendue par un ordre de domination où les valeurs de justice, d’égalité ne sont pour rien, et où ne comptent que la puissance, les rapports de puissance. À preuve : 140 millions d’individus viennent de désigner à part eux la personnalité qui sera chargée, pour les quatre prochaines années, de déterminer une grande part du sort du monde, sans qu’aucun autre peuple n’y eût son mot à dire. Ce schéma de domination pourrait bien sûr être transposé, à différentes échelles, à d’autres nations. En 1952, inspiré par Sieyès et sa fameuse brochure de janvier 1789, le démographe Alfred Sauvy avait forgé le mot de « tiers monde ». Dans un autre contexte, le même néologisme nous rappelle qu’il y a, sur la Terre, des « aristocrates » et un « tiers état », et que cette distinction procède du PIB, du nombre de têtes nucléaires possédées, incidemment du volume de GES rejetés dans l’atmosphère.

Deuxièmement, l’élection présidentielle américaine, et son résultat, nous rappellent, ou nous enseignent, que ce que nous dénommons « démocratie » est, en l’état, un concept labile, malléable, voire soluble. Ainsi, quand de nombreuses femmes américaines ont mobilisé l’outil démocratique pour défendre leur droit à l’avortement, dans le contexte de la remise en cause de la jurisprudence Roe versus Wade, les trumpistes, de leur côté, en eurent une tout autre compréhension. La démocratie, la liberté, consistait pour eux à pouvoir continuer de déployer sa puissance – virile, économique, militaire, culturelle, etc. – au détriment des « autres » – migrants, minorités de race ou de genre, femmes, ensemble du vivant, reste du monde, etc. – sans être « emmerdé » – par les juges, journalistes, « marxistes », etc. Deux usages irréconciliables d’un même terme, donc, jusqu’à la perte de sens et de valeur.

Ceci ne nous interroge pas « simplement » parce que l’ensemble de la vieille Europe, dans le sillage du mouvement MAGA, est en train de virer au brun, ou au bleu-brun. D’une manière plus fondamentale, ces deux faits – le premièrement, le deuxièmement – forment ensemble une invitation pressante à dire ce qu’est la démocratie, à peine de ne pas être capable de la reconnaître, ni par conséquent de la rattraper, au moment où elle menace d’échapper au milliard de Nord-Américains et d’Européens qui s’enorgueillissent de l’avoir inventée, ou réinventée, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Ce coup d’œil sur le contexte politique aux États-Unis, cette démonstration par l’absurde (la réélection du factieux orange : Donald J. Trump), peuvent suffire, d’intuition, à nous aiguiller, en pointant ce que la démocratie n’est pas : tout système, ou processus, qui, sous l’apparence du choix populaire, conduirait à entériner la loi du plus fort, du plus riche, du plus puissant, dans la société comme dans chacune de ses sphères et sous-sphères – au détriment, faut-il le préciser, du principe de justice, de la possibilité de la vie commune et, plus concrètement, de tous les individus, humains ou non-humains, assignés par nos sociétés à un statut minoritaire.

En première approche, cette définition en creux, en négatif, entre en contradiction avec certaines idées que nous chérissons telles la « souveraineté », la « volonté générale », etc. Justement, le moment n’est-il pas venu de réviser ces idées, d’actualiser nos conceptions ? Les cas extrêmes où elles nous entraînent présentement n’en rappellent-ils pas d’autres, passés, et plus extrêmes encore ? Le principe de souveraineté – du peuple, de l’État – n’a-t-il pas été traduit, en 1933, devant la déjà caduque Société des nations, par ces mots du ministre de la propagande de l’Allemagne nazie, Joseph Goebbels : « charbonnier est maître chez soi » ? Qu’est-ce, en effet, que le national-populisme – nord-américain, européen, et quelle que soit sa tendance – sinon une prétention maximaliste à la souveraineté, au nom d’une légitimité d’apparence, procédant de l’apparence du choix populaire ?

La lente construction de l’état de droit, les tentatives, poussives, douloureuses, tragiques, aujourd’hui réduites à néant – par la Russie en Ukraine, par Israël à Gaza et au Liban, par l’Iran des Mollahs, par les États-Unis, par d’autres encore – de construction d’un droit humanitaire et d’une communauté internationale, nous ont appris que la démocratie, pour exister, supposait autre chose que simple le respect de certaines formes de consultation du peuple. L’issue de l’élection suprême dans la soi-disant « première démocratie du monde » nous apprend que même ces formes méritent d’être questionnées en profondeur. La reproduction, dans l’ordre politique, des dominations de l’ordre social, ne peut être le but d’une société qui se pense et se proclame démocratique. Ou alors, c’est que cette société se ment à elle-même.

Nous mentons-nous à nous-mêmes, aux États-Unis, en France, dans tous les États où l’on croit encore pouvoir s’adjuger l’avantage moral de la démocratie pour sermonner la planète entière ? Nous avons, il est vrai, de fragiles contrepouvoirs ; c’est ce qui nous distingue des authentiques dictatures, heureusement pour nous, malheureusement pour les Iraniennes, les dissidents russes ou syriens, les Ouïghours ou même le peuple chinois, etc. Mais du point de vue de la capacité de la société à se représenter elle-même et à décider elle-même, dans réelle sa pluralité et diversité, et dans des conditions d’information et de délibération satisfaisant à des standards véritablement démocratiques, tout indique que nous sommes loin, très loin, de plus en plus loin du compte. Sous cet aspect, la présidentielle américaine ne saurait nous faire oublier la situation où nous nous trouvons en Europe et en France, puisque nous ne sommes épargnés ni par la montée en puissance des entreprises politiques d’extrême droite, ni, corrélativement par la brutalisation de toutes les formes de minorité et la dégradation des conditions de la vie commune.

Pour agir sur cet état de choses, il faudrait investiguer d’autres manières de procéder, de nous représenter, de délibérer en commun. Il me semble que dans les temps actuels, ce devrait être là l’idée fixe des forces de gauche – et même de toutes les forces sincèrement démocrates. Ceci m’apparaît comme le substrat nécessaire des stratégies de conquête du pouvoir, vouées, si elles sont mises en œuvre hors de toute vision prospective, à reconduire de mêmes logiques délétères.

Il s’agit ici de penser d’autres institutions politiques, dont l’élection ne serait pas l’alpha et l’omega, notamment en intégrant la représentation par tirage au sort à tous les niveaux de la société politique.
Dans un papier publié l’été dernier sur QG.media, j’ai tenté de rappeler brièvement l’opportunité et les avantages de cette modalité de délégation pratiquement inusitée depuis l’Antiquité grecque, ou le Moyen Âge italien, le cas des jurys mis à part. Ce n’est là qu’un trop bref résumé. Des auteurs ont écrit, écrivent des choses éclairantes sur ce sujet, on trouvera quelques références de lectures (Bernard Manin – décédé voici quelques jours… – Jacques Rancière, Yves Sintomer) dans le texte que je viens de citer. De petits collectifs militants y travaillent, soit sur des aspects plus institutionnels et techniques – par exemple, Sénat citoyen – soit en se plaçant plutôt sur le terrain des principes – par exemple, Le Sort du peuple – (je ne cite ici que ceux que je connais, pour y prendre part).

Ce principe du tirage au sort, n’appartient à personne, il est à la disposition de quiconque voudra s’en servir pour questionner le caractère exclusivement électoral de nos démocraties, et envisager la perspective d’une représentation plus fidèle de la société, décorrélée des mécaniques de domination qui la structurent et dont les institutions politiques actuelles permettent et assurent la reproduction.
Naturellement, cette approche radicale de la démocratie, de la délibération, également de l’ « espace public », au sens de Habermas, a vocation à irriguer tous les niveaux de la société politique. C’est d’ailleurs l’objectif de la proposition de loi constitutionnelle de Sénat citoyen, qu’on aura avantage à aller consulter. Un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, des assemblées citoyennes tirées au sort ont été instituées au niveau des communes – le site buergerrat.de en présente une liste. L’intégration progressive de cette procédure est donc déjà en cours – certes, dans quelques dizaines de communes seulement, sur les 35 000 que compte la France. On imagine mal à cet égard que les partis français – ceux de la gauche, en particulier – ne s’emparent pas résolument de cet enjeu en vue des prochaines municipales, prévues pour 2026. Je pense en particulier à nos villes de banlieue – du 93, où je vis – où les populations sont, de fait, fort éloignées des lieux de la délibération, même lorsqu’elles possèdent le « droit de cité ».

La démocratie peut finir à la tête de l’État, mais elle commence toujours au plus près des gens. Ne pas concevoir cette idée simple, c’est préparer et endosser le long ordonnancement des injustices et des dominations, de la base au sommet. C’est compromettre la possibilité de la vie commune, dans l’égalité, la dignité et le respect.

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La gauche souffre de n’exister quasiment plus sous une forme partidaire robuste

Au début de mai j’avais publié ce papier appelant à la formation d’une alliance de type Front populaire pour défendre la société contre la montée en puissance de l’extrême droite. C’est dire si j’ai accueilli avec soulagement l’unité préfigurée dès le 10 juin au soir, et scellée le 14, entre les forces de l’ex-Nupes. Quinze jours plus tard, à l’avant-veille du premier tour, je jugeais « raisonnable d’être raisonnablement plus optimiste » que je ne l’avais été dans les semaines précédant l’annonce de la dissolution. J’écrivais même : « À condition que les membres qui la composent sachent se parler, se taire, aussi, pour mieux s’écouter, à condition, par conséquent, qu’il y émerge et s’y impose suffisamment de personnalités capables de déployer ensemble de telles qualités démocratiques, cette alliance sera forte de sa diversité, et pourra porter du fruit. » Or, deux semaines après la divine surprise du 7 juillet, il est à peu près acquis que la gauche, prise de vitesse par Macron et Wauquiez, a dilapidé ses chances pour le présent et, en partie, pour l’avenir. Elle les a dilapidées pour le présent, en se montrant incapable de transformer son succès arithmétique en une victoire politique. Elle les a en partie dilapidées pour l’avenir, car quelque courte qu’eût été sa gestion en cas d’accession à Matignon, celle-ci lui eût permis de planter les premiers jalons d’une politique de justice sociale et de marquer ainsi des points dans de larges franges de l’électorat en vue de la prochaine présidentielle. Au lieu de quoi elle a révélé et sa profonde impréparation, et les problèmes qui la minent de l’intérieur. Pour avancer malgré tout il est utile de poser dès maintenant quelques constats et quelques hypothèses. Premier constat : obnubilés par le signe magique de l’unité, nous avons été nombreux à ne pas percevoir les difficultés mécaniquement occasionnées par la nouvelle structuration de la gauche partidaire. De fait, les passes d’armes au sujet des « candidatures » Bello, puis Tubiana, témoignent des luttes à l’œuvre entre les deux principales forces du NFP, dont chacune, aspirée par le dangereux mirage de la présidentielle, se croit des titres à l’hégémonie. Une manière d’obvier à cette difficulté aurait été d’acter le soutien sans participation de la France insoumise à un gouvernement conduit par ses trois « partenaires ». Quitte à se revendiquer du Front populaire, on aurait pu en effet s’inspirer de cette solution employée en 1936. Ceci afin de faire émerger sinon un gouvernement de gauche, du moins un gouvernement dominé par la gauche, où la force d’impulsion serait venue de la gauche. Chacun y aurait trouvé son compte : et la FI, libre de retirer à tout moment ses billes sur le thème « le programme, rien que le programme, tout le programme », et le NFP, alors en situation de faire passer certaines de ses mesures les plus emblématiques. Las, dans cet attelage pourtant moins disparate qu’on l’a dit au plan programmatique, chacun a tiré à hue et à dia. Et même quand il lui est arrivé de faire cause commune, pour la répartition des postes à l’Assemblée, le NFP s’est montré assez dépourvu d’esprit de suite. Par exemple, était-il opportun de briguer la présidence de la commission des finances, réservée à l’opposition, en annonçant une démission en cas de désignation d’un•e représent•e de la gauche à Matignon ? Il est permis d’en douter. Deuxième constat : le problème général de la structuration du NFP recouvre – et se double de, et s’explique par – une série de problèmes internes aux organismes qui le composent. Parmi ces problèmes : la faiblesse programmatique et militante du PS et, malgré les efforts louables de Faure pour réancrer ce parti à gauche, la persistance du hollandisme en son sein. Également : la stratégie populiste de la FI et ses corollaires, dont : 1/le renoncement à la démocratie partidaire au profit d’un système « gazeux » construit autour d’un leader charismatique dont les positions n’apparaissent pas plus discutées en amont qu’elles ne sont susceptibles d’être remises en cause en aval ; 2/les fractures terriblement dommageables créées partout où la complexité sociale appellerait une autre manière de voir que le crétin et simpliste « eux ou nous ». Mon idée sur ce chapitre est qu’après avoir imposé avec talent les thèmes de la gauche dans le débat public, la FI a commis une erreur majeure, en 2022, lorsque sa représentation à l’Assemblée est passée d’une petite vingtaine à une petite centaine de députés, en n’amendant pas sa stratégie de conflictualisation. De ces constats trop rapidement brossés il ressort notamment qu’il manque à la gauche de véritables partis, de forces capables d’affirmer une vision stratégique à l’extérieur parce qu’elles se sont au préalable organisées démocratiquement à l’intérieur. Et, par là même, capables de dialoguer les unes avec les autres. Que les choses soient claires : je ne crois pas que les partis soient la panacée – il faut à ce sujet lire la toujours stimulante Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil. Pour autant, et comme de très nombreux sympathisants de gauche, je constate que ces formations sont indispensables, au moment où nous sommes, à la mise en œuvre de mesures de progrès démocratique et social. Il est terrible à cet égard que, même laminée, même déchirée, la droite de Wauquiez semble en mesure de s’organiser mieux que la gauche, pour peser plus que la gauche, soi-disant victorieuse, sur les futures politiques publiques. Ceci par contraste met en lumière la totale impréparation d’une gauche qui n’existe quasiment plus sous une forme partidaire robuste. Comme si, malgré les proclamations de ses leaders, celle-ci avait implicitement choisi de ne pas exercer le pouvoir. Pendant ce temps, la société civile, les citoyennes et citoyens mobilisés pour le NFP ont de bonnes raisons se sentir lésés, et désappointés. Ce triste spectacle rappelle immanquablement ces mots bien connus de Marx au début du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Naturellement il est tentant d’appliquer ce piquant constat au Nouveau Front populaire, vraie espérance au commencement, mais, en l’état, pâle copie de l’ancien. En son temps, la minorité de l’assemblée générale de la Commune de Paris avait refusé la formation d’un « Comité de Salut public », jugeant qu’il fallait laisser où elle était la « Grande Révolution », et s’occuper plutôt d’inventer l’inconnu. Au-delà des symboles du passé, dont il est acquis désormais que nous savons les manier, l’histoire ne cesse de nous placer face au même défi.
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Pour dépasser la crise du politique, intégrons le tirage au sort à notre République

Depuis le 7 juillet au soir, la configuration d’une Assemblée nationale fractionnée en trois blocs dont aucun ne domine nettement les autres mobilise presque entièrement l’intelligence collective. De gauche à droite, les coalitions électorales poussent leur avantage, se croyant chacune quelque titre à désigner leur candidat pour Matignon. Sur les ondes, sur les plateaux de télévision, et à longueur d’éditoriaux, les spécialistes de droit constitutionnel discutent des conséquences de la tripartition sur le fonctionnement de l’État en régime de Ve République. Ici, l’on agite ici le spectre d’une « France ingouvernable » ; là, on se félicite que ce vieux pays encore imprégné de tradition monarchique réapprenne les vertus du régime parlementaire ; partout, l’on est dans l’expectative, et la lettre d’un Macron qui se voudrait encore le « maître des horloges » n’y arrange rien.

Bien sûr, ces débats doivent avoir lieu. Notre vie politique s’inscrit dans un certain cadre constitutionnel, elle est gouvernée par certaines règles, certains usages, qu’il s’agit tout à la fois de connaître et d’interpréter afin de s’adapter à un contexte inédit. Le risque est grand, cependant, si nous nous laissons hypnotiser par les raisonnements politiciens et juridiques, que nous ne passions à côté de problèmes plus fondamentaux, touchant à la nature même du contrat social […] Lire l’intégralité de cette tribune sur QG.media.

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Le soir et le lendemain

Il est des moments de joie sans mélange. Le dimanche 7 juillet 2024 au soir, place de la République, à Paris, et sur d’autres places d’autres villes de France, fut l’un de ces moments. Quoi qu’il advienne, celles et ceux qui l’on vécu, et partagé, en garderont pour longtemps le souvenir.  

Une seconde encore avant vingt heures, nous n’en menons pourtant pas large. Les nombreux désistements de l’entre-deux-tours doivent suffire tout au plus à empêcher le RN d’obtenir une majorité absolue. Il semble acquis que ce parti sera en mesure de former le premier groupe à l’Assemblée nationale. Mais voici que le mouvement « en contre » s’avère plus ample, plus vigoureux, donc plus décisif qu’attendu. À l’arrivée, le « front républicain », permis par la dynamique de « front populaire », n’est ni un baroud d’honneur, ni une retraite ordonnée, ni un acte de résistance face à l’inéluctable : il est une affirmation résolue, performative, des principes démocratiques dont nous étions les héritiers, et dont nous sommes dorénavant les continuateurs. Alors, comme tant d’autres à l’annonce des résultats, nous nous mettons en chemin pour nous joindre à la foule déjà massée place de la République. Nous l’y trouvons comme aux grandes heures de ses luttes : compacte, vibrante, tenant la place et la chaussée, et juchée jusque dans les bras des allégories, la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, sur le socle du monument de bronze. C’est juillet d’une saison maussade, mais pour une fois l’air est à peu près doux, et dans le ciel clair encore s’élèvent les clameurs d’une espérance décuplée par la surprise.  

Plusieurs fois nous sommes venus en ces lieux, depuis l’annonce de la dissolution. Le 11 juin, nous y étions, avant d’aller tenir le siège de la rue des Petits-Hôtels, où le futur Nouveau Front populaire jouait son existence. Le 15, nous nous y retrouvions à nouveau, pour une marche venteuse, où les slogans, trop rares, s’envolaient dans les bourrasques. Le 23, nous y étions encore, cette fois-ci sous un soleil digne de l’été commençant, et pleins d’une ferveur nouvelle, au nom des droits des femmes et des minorités de genre, attaqués par l’extrême droite. Mais jamais ce me semble la foi dans l’avenir n’a été si forte, ni si pure, qu’en ce premier dimanche de juillet. 

Un moment, peut-être, ce soir-là, le souffle de l’incrédulité, la stupeur des victoires inespérées, la crainte du danger tout juste évanoui demeurent encore sur la foule. On exulte, mais on reste combatif. On scande : « Siamo tutti antifascisti », qui est un classique, et : « Hanouna, casse-toi », qui est une nouveauté. Puis, quand le soleil jette ses derniers éclats par les boulevards, un premier cortège se forme, derrière une première fanfare, sur l’air de Debout les femmes. Les cœurs alors s’allument comme un immense feu de bengale. Aux quatre coins de la place, des cuivres, des derboukas jouent la musique de l’espoir et de la délivrance : on chante, on danse, on se presse, on s’embrasse, on se reconnaît, on se parle sans se connaître, on se rend aux guitounes, aux chariots venus en pagaille abreuver, nourrir le monde qui ne cesse plus de grandir. Le 7-Juillet est un 14-Juillet avant l’heure, sans défilé ni garden party, l’une de ces grandes fêtes populaires qui illuminent même les heures les plus sombres. Dans le ciel désormais bleu comme la nuit, des feux d’artifice crépitent, et la Marianne gigantesque, tutélaire, paraît peuplée de lucioles. Autour d’elle, à ses pieds, les drapeaux claquent ; l’histoire rendue pour un instant à sa cohérence révolutionnaire ne somme personne de choisir entre le rouge et le tricolore.  

Bien sûr, la « bête immonde » n’est pas morte : elle est à peine sonnée. Hier encore, elle a grossi, malgré le coup sur son museau. Comptons plutôt. 5 millions de voix en 2002, 13 en 2022. Et 10, en 2024, soit les trois quarts des voix cumulées des autres « blocs ». Huit députés en 2017, 89 en 2022, 126 en 2024. 143 avec les ralliés de la droite. Sans front républicain, c’est sûr, le RN emportait la majorité relative. Peut-être plus. Qu’importe, il ne voulait pas d’un pouvoir de cohabitation. La dissolution était un accident de parcours. Bardella, il s’en est confié, en a été pris de « vertige ». Son « plan Matignon » était une mystification. Le Pen n’a d’yeux que pour l’Élysée. « S’il faut en passer par là » dit-elle aujourd’hui en pariant sur le pire, et en se réservant pour la suite. Par nature, l’élection présidentielle lui est plus favorable. Elle le sait et nous devons en être prévenus. 
 
Dans l’intervalle, la dynamique est à nouveau du côté des forces de progrès. Un vieux sage dont nous ignorons le nom a dit : « La route est étroite, mais le ciel s’éclaircit. » À moins que ce ne soit l’inverse. Voici donc des partis de gauche alignés, se tenant tous en respect les uns les autres. Voici un bloc de gauche rééquilibré, dont chaque membre hésiterait sans doute, au point où nous sommes, à porter la responsabilité d’un échec collectif. Sandrine Rousseau parlait d’or le 10 juin dernier, en déclarant : « Le premier qui sort de ça, il finit au bout d’une pique. » Ceci n’est pas moins vrai après le 7-Juillet ; peut-être l’est-ce plus encore. Si, comme a dit Faure, elle sait se refuser aux « coalitions des contraires », la gauche de gouvernement peut tracer sa route. Probablement pas en appliquant « tout le programme » – comment le pourrait-elle, avec une poignée seulement de sièges d’avance ? – mais en mettant au moins en œuvre les mesures sociales les plus nécessaires, les plus emblématiques, celles auxquelles les forces de droite et du centre à l’Assemblée ne pourraient s’opposer qu’à leurs risques et périls, se coupant définitivement de la population. Après avoir été revivifié par les urnes, l’espoir doit être concrétisé dans les faits ; c’est là la responsabilité du Nouveau Front populaire ; le peu qui pourrait être réalisé sous ce chapitre dans les prochains mois serait pour l’avenir un jalon crucial.  

Au lendemain de cette victoire, certes courte, certes, relative, mais politiquement significative, et peut-être historiquement déterminante, ne nous laissons toutefois pas enfermer dans des schémas institutionnels en grande partie caducs. « Vaincus » ou « vainqueurs » : personne ne peut se satisfaire d’une configuration politique où, pour des raisons en partie circonstancielles, mais en partie structurelles, les conditions de l’exercice démocratique ne paraissent plus réunies. Ni les électeurs du RN, dont nous combattons les options électorales, mais qui peuvent à juste titre se sentir lésés d’avoir été recalés aux portes du pouvoir. Ni ceux de la gauche, requis trois fois en vingt ans de « faire barrage », contre leurs convictions, contre les intérêts des classes populaires et de la société dans son ensemble. Ni d’ailleurs aucun•e citoyen•ne lucide. Car le problème politique, au sens premier du terme, auquel sont confrontés la France et la plupart des pays occidentaux, est bien plus profond. Il interroge le caractère démocratique des États qui se réclament de cet idéal. Il nous engage, à peine de décomposition et de pourrissement accéléré des communautés nationales, à procéder à l’examen critique des institutions politiques qui les fondent, en commençant par nous demander si celles-ci permettent effectivement à la société de se parler telle qu’en elle-même et d’être vue d’elle-même se parlant. Cette question, c’est aussi la responsabilité de la gauche élue le 7 juillet que d’oser la poser, et d’oser y apporter un commencement de réponse.

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Faire face, faire bloc : dans les urnes, après

Sous dix jours, les mots qui suivent n’auront plus « cours légal » ; nous serons dans un « après » dont personne ne peut prédire la forme. C’est à se demander s’il vaut encore la peine d’écrire, quand l’histoire toujours devance la plume, déjoue nos tentatives de la saisir au moment où elle s’accomplit. Et cependant il le faut bien, ne serait-ce que pour soi-même. Dans cette époque où tout semble aller trop vite, il ne peut être complètement inutile de prendre le temps de réfléchir un peu, pour tenter d’y voir plus clair.  

Certainement, la présentation du programme du RN pour ces législatives, ne nous aura pas été d’un grand secours dans cet effort de clarification. À moins d’admettre que l’absence de clarté est une donnée consubstantielle à l’extrême droite « nouvelle formule », comprise non plus comme le réceptacle de la protestation, mais comme une force partidaire résolue à prendre le pouvoir. Ne rien dire ou presque, tout en prétendant tout dire (« Le contrat que nous scellons avec les Français ne comporte aucune clause cachée, aucun non-dit […] ») ; mobiliser, sans avoir l’air d’y toucher, l’« infrapensée raciste », (Michel Agier, Le Monde du 26/06) ; faire passer les insuffisances pour des mystères (les arcana imperii ?) et les « punchlines » pour des traits de génie : c’est tout l’art d’un RN qui prospère sur la déstructuration générale des cadres de la pensée et sur la désagrégation de ses repères.  

Sous cet aspect, il faut reconnaître que le jeune homme de vingt-huit ans qui s’est montré capable d’ânonner les rudiments de « son » programme de gouvernement devant les journalistes est parfait pour l’exercice. « Lisse comme un galet de rivière », disait de lui le photographe Anthony Micallef, dans le reportage de « Complément d’enquête » qui lui était consacré (16/01). On pourrait ajouter : « ectoplasmique ». Un individu non dénué d’un certain talent de communicant, qui probablement, si son « grand oral » du 24 juin s’était déroulé devant le jury de Sciences Po, aurait été admis dans cette école où l’on vous apprend à parler avec assurance de sujets que vous ne connaissez pas – du moins, pas concrètement, pas en-deçà des approximations de surface.  

Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un parti devenu plastique, pour les besoins de la conquête du pouvoir, s’incarne dans une figure platement télégénique, dépourvue de pensée propre. De fait, l’inconsistant président du RN, marionnette d’une femme politique autrement madrée, qui lui dit « tu » et à laquelle il dit « vous », n’est à aucun titre, à part peut-être sur TikTok, l’artisan d’une fortune électorale qui, de son propre aveu, lui donne plutôt le « vertige ». Sans doute d’ailleurs cette bonne fortune tient bien plus à un Philippot, disgracié en 2017, qu’à un Bardella, parvenu la même année. C’est en effet au cœur des années 2010, lorsque la société française vivait tant d’événement traumatiques, qu’a été théorisée et mise en pratique, à l’initiative de l’ex-conseiller de Marine Le Pen, une manière de « gauchissement » du discours frontiste sans lequel, probablement, rien de tout cela n’aurait été possible, en tout cas pas aussi rapidement. Clef du succès du RN, l’intrication du social et du racial dans les motivations de ses électeurs a été documentée par les travaux du sociologue Félicien Faury. Ses origines sont lointaines : rappelons-nous le slogan de 1978, « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop. » 

Une fois réalisée cette mystification « sociale », le « parti à la flamme » pouvait opérer son virage à droite : œuvrer à rassurer les retraités (exit, le Frexit), le patronat (diminution des impôts de production), la bourgeoisie en général (volte-face sur la réforme des retraites, suppression de l’IFI, etc.). Le 24 juin, enfin, il dévoilait un programme économique où le capitalisme version « travail, famille, patrie » se proposait de prendre la place, tout en douceur, de la « Start-up Nation » macroniste. Qu’importe l’énormité de l’escamotage : au point où nous sommes, la contamination idéologique est telle qu’il prendra longtemps, des lustres peut-être, de déciller celles et ceux qui, de bonne foi, auraient cru dans cette dangereuse chimère d’une extrême droite désireuse et capable de défendre les classes populaires.  

Dans l’intervalle, sauf à être battu dans les urnes, il est vraisemblable que le RN et ses alliées de tous ordres aient été mis en situation d’appliquer leur vrai programme, celui pour lequel les gens votent vraiment, sans qu’il soit besoin de trop en dire : mettre au pas l’« immigré », l’étranger, le « Français de papier ». Contrairement à une idée aussi ancrée qu’idiote, l’extrême droite n’a nul dessein d’empêcher l’immigration, dont elle sait avoir besoin pour « faire tourner » l’économie, payer les cotisations sociales, etc. L’Italie n’est certes pas la France, mais enfin, la post-fasciste Meloni, aiguillonnée par son patronat, n’a-t-elle pas ouvert, voici quelques mois, un demi-million de titres de séjour aux travailleurs étrangers de la Péninsule ? Si donc l’extrême droite peut admettre, à la limite, que l’Immigré vienne « chez elle » pour y occuper des emplois le plus souvent subalternes, elle attend de lui qu’il baisse les yeux… ou aille « à la niche », pour reprendre une expression devenue tristement fameuse (Envoyé spécial du 20/06), dont Marine Le Pen a pu tranquillement contester le caractère raciste. De même, au nom de sa vision délirante de l’homogénéité nationale et de l’ordre social, elle attend du « pédé », du « gauchiste », etc., qu’ils rasent les murs, et se terrent.  

À quatre jours du premier tour des législatives, à Thiais, un automobiliste a volontairement percuté un chauffeur de car scolaire, après avoir proféré ces mots et ces menaces : « J’en ai marre des gens comme vous, bougnoules et renois, moi je vote RN, je vais te tuer, je vais te massacrer, je vais vous éradiquer. » Par-delà cette agression, les indices se multiplient d’une ambiance en voie de pourrissement accéléré, où les pulsions racistes, homophobes, etc., affleurent et se libèrent. Ceci hélas ne peut nous étonner, dans un pays où, comme il a été implacablement documenté, de puissantes entreprises médiatiques organisent méthodiquement, depuis des années, la réaction sociale et raciale, en exploitant l’effarement, et l’égarement, de franges de plus en plus considérables de la population. Ceci ne peut nous étonner, mais ceci nous engage à réagir. 

Cette mécanique épouvantable peut encore être enrayée en votant massivement, partout en France, les 30 juin et 7 juillet, pour les candidats du Nouveau Front populaire. Bien sûr, la saine « réaction progressiste » de l’après 9-juin, si l’on me passe cet oxymore, ne peut en aucun cas se résumer à un « tir de barrage ». La gauche mourrait de ne se définir qu’en contre. Mais nous ne sommes plus en 2022 ; l’extrême centre a implosé, soufflé par sa propre grenade : dorénavant, il n’est plus macroniste, mais philippiste, bayrouiste, attaliste, darmaniniste, que sais-je encore. Le NFP est aujourd’hui seul face au pire, et son programme nettement social peut coaliser largement autour de lui non seulement pour ce qu’il combat, mais pour ce qu’il comporte.  

Bien sûr, également, ce réflexe de défense politique et sociale ne peut être qu’un commencement. Moins que jamais il ne paraît possible de voter à gauche sans penser la gauche : celle qui devra défendre la société contre ses propres démons, tout en l’en éloignant durablement par l’ouverture d’autres perspectives, où les affects de solidarité, d’entraide, de fraternité, auraient quelque chance de retrouver leur place, au cœur de la vie sociale. Penser la gauche implique d’accepter de regarder la gauche en face, avec ses contradictions, et à ce sujet, Joseph Confavreux a raison d’alerter sur le fait que « fermer les yeux sur [le]s tensions à l’œuvre est une stratégie de trop court terme » dont la conséquence pourrait être un « réveil difficile » (Mediapart, 25/06). Je le suis pareillement dans son raisonnement lorsque, recherchant les conditions de l’alchimie dans l’alliance électorale de l’après-9 juin, il écrit : « il est possible d’exiger une radicalité responsable et démocratique, en demandant davantage de radicalité aux socialistes et davantage de démocratie à LFI. »  

Pour atteindre à ce point d’équilibre que devrait marquer, comme une clef de voûte, l’architecture d’un futur intergroupe parlementaire, deux axes de travail me semblent s’imposer aux forces du NFP, comme des conditions de leur capacité à agir ensemble sur la société. Premièrement, solder définitivement l’héritage d’une gauche dite, à tort, « social-démocrate », en tenant bon sur un programme économique et social dont Le Canard (26/06) nous rappelle à juste titre combien certains de ses plus éminents soutiens paraissent y avoir souscrit en contradiction avec leur propre action politique. Deuxièmement, remettre en cause une stratégie populiste dont il me paraît acquis qu’elle pose désormais plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. Sur ce dernier point, je voudrais reprendre à mon compte cette approche de Jean Quétier, selon laquelle « en dépit de sa prétention à radicaliser la démocratie, le populisme s’appuie notamment sur deux ressorts particulièrement problématiques […], à savoir le rôle accordé au chef charismatique et la promotion d’un rapport irrationnel à l’action politique. » (De l’utilité du parti politique, PUF, 2024, pp. 124-127.) Ce à quoi j’ajouterai, comme je l’ai fait valoir dans un récent billet, que le populisme finit toujours par se réaliser contre la société, au détriment de ses composantes demeurées dans l’angle mort des stratégies de conflictualisation, comme nous avons hélas pu l’observer au cours des derniers mois.  

Au début de mai, dans un papier publié sur QG.media appelant à la constitution d’une alliance de type Front populaire, j’écrivais : « si une victoire électorale majeure n’est pas exactement à portée de main, s’il faudra bien des efforts pour s’en donner seulement les moyens, il est possible, sans jamais perdre de vue cette perspective, de constituer un bloc de résistance politique destiné à accompagner, légitimer, protéger, amplifier, donner enfin un horizon à la résistance sociale à l’autoritarisme et à la haine des minorités qui s’apprêtent probablement à prendre leurs quartiers au sommet de l’Etat, pour mieux déferler ensuite sur la société, avec, on le pressent, une implacable violence. » Un mois plus tard, l’alliance est faite, plus large, plus dynamique que je ne l’espérais, et dans une configuration politique que je n’imaginais pas. Il paraît donc raisonnable d’être raisonnablement plus optimiste que je ne l’étais alors. À condition que les membres qui la composent sachent se parler, se taire, aussi, pour mieux s’écouter, à condition, par conséquent, qu’il y émerge et s’y impose suffisamment de personnalités capables de déployer ensemble de telles qualités démocratiques, cette alliance sera forte de sa diversité, et pourra porter du fruit. Quoi qu’il arrive le 7 juillet, elle a, devant l’histoire, pour les semaines et les mois à venir, la responsabilité de faire bloc.  

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Face à l’extrême droite : quelle gauche, quelles luttes

Au moment où je publiais mon dernier billet, les gauches « irréconciliables » contrecarraient, contre toute attente, la stratégie macroniste de la « grenade dans les jambes ». En l’espace de quelques jours, elles faisaient l’union réclamée par leurs sympathisants dans leur diversité. Chacun alors jouait collectif. Mélenchon, le jeudi, évitait même le piège d’un débat avec Attal et Bardella. Le lendemain vendredi, devançant les deux autres principales forces politiques en lice pour les législatives, le Nouveau Front populaire rendait public un programme globalement roboratif. Le réflexe de défense démocratique que j’appelais de mes vœux, avec d’autres, dès le début de mai, prenait l’allure d’un mouvement offensif, de transformation sociale. L’espoir était permis.  

Le soir même, cependant, un premier coin était enfoncé dans l’union… par la gauche elle-même. Au prétexte, dirait-on dans le courant du week-end, que « les investitures à vie n’existent pas », Garrido, Corbière, Simmonet, Davi, Mathieu devenaient persona non grata d’un mouvement dont ils avaient été parmi les piliers. Pas d’investiture à vie. Voici un argument qui devrait me convaincre, moi qui ne cesse de pointer le problème de la centralité de l’élection, au détriment de la procédure plus authentiquement démocratique du tirage au sort. Mais d’un chef de parti qui roule sa bosse en politique depuis quatre décennies, sans avoir l’air de douter qu’il doive encore y tenir une position éminente, je m’en étonne plutôt. Et je déplore plus encore, dans un moment où la cohésion apparaît indispensable, le mauvais signal qu’a constitué l’éviction de personnalités connues pour leurs efforts en faveur du rassemblement. Au-delà de ces cas particuliers, de leur résonance dans le contexte général que l’on sait, l’affaire pose une question qu’il faudra bien accepter de regarder en face si nous entendons nous placer collectivement à la hauteur des ambitions que nous proclamons. Est-il acceptable qu’une organisation politique, a fortiori quand celle-ci se réclame de la 6e République, n’ait pas de contrepouvoir organisé en son sein ? À titre personnel, j’en doute ; il revient aux militants de la FI qui croient dans la nécessité de leurs combats de se le demander. Si, pour reprendre les termes de Samuel Hayat (Libération du 18 juin), le « camp » auquel cette formation politique appartient veut être « porteur d’une perspective de démocratie réelle », alors, ce ne peut être un sujet secondaire. 

Ceci étant posé, le péril de mort auquel la société fait face, à court comme à moyen terme, nous impose, sans nullement délaisser ni ce problème, ni les autres qui se posent à la gauche réunie, de continuer de battre la générale. Comme je le pressentais dans un papier publié voici deux ans sur QG, le macronisme est mort. Le barrage qu’il croyait encore pouvoir incarner s’est définitivement effondré dans la dissolution, dans les déclarations empuanties de Macron aux citoyen•nes de l’île de Sein, en ce funeste 18 juin, dénonçant un programme du Nouveau Front populaire « immigrationniste », budgétairement « quatre fois pire » que celui du RN, et dans lequel il aurait été imaginé de pouvoir « changer de sexe en mairie ». Jamais probablement pareil condensé d’infox et de manipulations scabreuses n’aura tenu dans si peu de paroles d’un président de la République en exercice… mais, il est vrai, en campagne. Même d’ex-députés Renaissance conviennent désormais que leur ancien champion est devenu pour l’extrême centre un danger ambulant. « On ne peut pas l’enfermer jusqu’au 7 juillet ? » demande ainsi l’un d’eux (Le Parisien du 20 juin). Non content d’avoir « craqué, pour y voir clair, une allumette dans une pièce pleine de gaz » – selon le mot de feu Devedjian, remis au goût –, le « locataire de l’Élysée » jette encore de l’huile sur un brasier qu’il est, moins que jamais, en capacité d’éteindre.  

Tout, en ce moment, témoigne de cette ambiance où les idées et les mots sont sens dessus dessous. J’ai cité dans mon dernier papier l’ineffable cardinal de Retz, le mémorialiste sagace de la Fronde ; je le pourrais encore en parlant avec lui de « l’extravagance de ces sortes de temps, où tous les sots deviennent fous, et où il n’est pas permis aux plus sensés de parler et d’agir toujours en sages. » Ces termes ne semblent-ils pas avoir été forgés pour un autre temps extravagant : le nôtre ? Ainsi de l’ancien « chasseur de nazi » Serge Klarsfeld, devenu, après des déclarations délirantes, odieuses au travail de mémoire, la caution d’un parti par essence xénophobe – je dirais même plutôt, pour reprendre une idée que j’ai développée ici : hétérogénophobe. Sur cette question sensible, inflammable, partout exploitée et manipulée, Vincent Lemire et Arié Alimi tentent (Le Monde du 21 juin) de jeter un rais de lumière. Distinguant dans une tribune « l’antisémitisme contextuel, populiste et électoraliste », qu’ils ont pu voir  « instrumentalisé par certains membres de la FI » de « l’antisémitisme fondateur, historique, ontologique du RN », ils pointent la « pédagogie » qui inspire selon eux le Nouveau Front populaire, permettant « de faire progresser l’ensemble de ses partenaires » et d’aboutir à « des engagements concrets ». Pas d’absolution des errements passés, donc, mais un processus de construction politique à entreprendre. Personnellement, je ne crois pas qu’il y ait d’autre voie que celle-ci.

À ce sujet, sans trop m’étendre, je voudrais formuler l’hypothèse que, même « de gauche », le populisme, en quelque point de la pensée, en quelque endroit du débat, finit toujours par se réaliser contre la société, c’est-à-dire par réfuter la complexité de celle-ci au détriment de ses composantes demeurées dans l’angle mort des stratégies de conflictualisation. Ceci, me semble-t-il, mériterait d’être considéré dans la perspective de la reconstruction durable, à partir du Nouveau Front populaire, d’une gauche qui assume d’être non pas tant le parti d’un peuple à géométrie variable, que celui de la société, conçue dans sa capacité à inventer, dans le cadre d’institutions politiques où elle conquerrait enfin son droit de cité, les conditions d’une vie commune juste et digne pour toutes et tous. Je renvoie ici à ces mots lus il y a peu de jours dans une tribune de Philippe Corcuff et plusieurs universitaires (Le Monde du 6 juin.), qui fournissent matière à réflexion : « On ne peut pas établir de frontière intangible entre une catégorie homogène de « dominants » et une catégorie homogène de « dominés ». » Quiconque s’est rendu le 23 mai à la réunion du collectif Golem, ou, le 20 juin, au rassemblement de la Bastille en soutien à la très jeune fille victime d’un viol antisémite, et contre toutes les violences racistes, antisémites et sexistes, a pu éprouver très concrètement leur urgente nécessité.

Pour l’heure, il s’agit de tenir ensemble, de contenir ensemble, s’il est possible, la poussée du RN, ou de résister ensemble à la réalisation de son dessein idéologique. Quand on est un•e démocrate doté•e d’un minimum de discernement, pas une heure peut-être ne passe, en ces semaines vertigineuses, où l’on n’envisage les conséquences possibles, et affligeantes, d’une victoire de l’extrême droite le 7 juillet. On songe bien sûr aux plus immédiates : aux énergies mauvaises qui se libèreraient d’un coup chez ceux qui rongent depuis longtemps leur frein et se croiraient désormais tout permis, à la répression féroce des inévitables protestations, aux suites politiques d’une possible situation de chaos (l’article 16 ?). On songe tout autant aux nombreuses mesures qu’un gouvernement dirigé par Bardella (ou Ciotti ?) adopterait dans le cadre de son pouvoir réglementaire, ou parviendrait à faire voter à l’Assemblée. Mais on se figure également que l’histoire pourrait ne pas s’écrire aussi simplement : qu’une configuration parlementaire peu lisible ne serait pas moins favorable à une extrême droite alors en situation de se prétendre empêchée de mettre en œuvre son programme, et d’exiger par conséquent un mandat clair pour la présidentielle, dans la plus pure tradition bonapartiste. De ce schéma, Bardella n’a-t-il pas esquissé l’épure, en déclarant qu’il ne serait pas Premier ministre, s’il ne disposait pas d’une majorité absolue ? On peut y déceler une manière de mobiliser « son électorat », tout autant qu’une stratégie à trois ans. Probablement nous ne sommes pas au bout de nos surprises, ni de nos peines.  

En attendant ces moments de vérité, Le Pen peut tirer profit d’une époque où la parole publique est devenue largement asémantique pour continuer de fiche les principes cul par-dessus tête. « L’abomination pour le pays, dit-elle, c’est la Nupes 2, qui est pire que la Nupes 1. C’est l’islamo-gauchisme qui prône de manière presque assumée la disparition de l’ensemble de nos libertés. La première d’entre elles étant la liberté d’être français et d’en tirer quelques bénéfices : la liberté de posséder, la liberté de manifester, la liberté d’expression. Ils souhaitent le désarmement physique et moral de la police, sont pour la mise à bas de notre structuration constitutionnelle et républicaine. » (Le Figaro du 17 juin.) Macron, il est vrai, ne dit plus vraiment autre chose, ou alors, dans l’épaisseur du trait. N’a-t-il pas lui-même œuvré à affaiblir les libertés qu’il avait mandat de garantir ?* Sur ce chapitre non plus nous n’avons encore rien vu.

Au point où nous sommes, il n’est pas inutile de penser sans attendre les formes que nous pourrions donner, dans les prochaines semaines, dans les prochains mois, dans les prochaines années, à notre opposition à l’extrême droite de gouvernement. Ceci vaut bien sûr au premier chef pour les nombreux fonctionnaires qui pourraient avoir à exécuter des ordres en contravention à nos principes républicains. Sur ce point, le fondateur et co-porte-parole du collectif Nos services publics nous aiguille par avance, en faisant valoir à ses collègues, que : « Des guichets aux préfets nous faisons des choix, nous exerçons notre métier d’une certaine manière, et ces choix ont une implication politique. » (Le Club de Mediapart, 10 juin.) Mais le problème dans sa généralité se pose à l’ensemble de la société civile militante, plus ou moins organisée. Comment réagirait-elle, comment réagirions-nous, à un accession du RN au pouvoir ? Nul doute que tout ce qui pourrait être commis en infraction à la loi, sous le coup de la colère, par exemple, à compter du 7 juillet au soir, se retournerait immanquablement contre nous. Manifester – notre désarroi, notre désapprobation, notre résolution – qui pourrait nous en prévenir ? Mais alors, manifester avec la dignité qui sied à la situation gravissime où nous nous trouverions, sans concéder, pour des motifs futiles, le moindre prétexte susceptible de compromettre des actions plus utiles, plus porteuses de fruit dans l’avenir. Serait-ce faire preuve d’esprit de défaite, que d’évoquer déjà de telles perspectives ? Plutôt d’esprit de suite. D’ici là, c’est dans les urnes que se joue la lutte pour nos droits.


*Ainsi, notamment, concernant l’exercice de la liberté de manifestation – ou, à la marge, d’expression –, auquel des restrictions sournoises ont été apportées, dans la pratique, ces dernières années. Sans même parler des nasses, des nuages de gaz lacrymogène déversés dans les cortèges, etc., je voudrais en rapporter quelques indices, d’une nature plus insidieuse, tirés d’expériences personnelles. L’an passé, par exemple, l’accès à une manifestation m’est refusé parce que je porte une pancarte. « Ce sont les ordres », me dit-on. « Vos ordres sont illégaux », répondé-je. Le chef s’en vient, j’obtiens gain de cause. Le 1er mai dernier, c’est la sortie que l’on me refuse, si je ne replie pas ma banderole. « Ce sont les ordres. » « Vos ordres sont contraires à la Déclaration des droits de l’Homme. » Cette fois-ci, je m’exécute. Comment faire autrement, devant un cordon de CRS ? Tout récemment, au sortir de la manifestation du 15 juin, cet autre épisode, significatif d’une sale ambiance, dans une sale période. Lorsque je me dirige vers les portillons du métro Nation, une autre banderole entre les mains, en compagnie de mon amie et de ses parents, je suis prié par un membre d’une CRS de me ranger sur le côté pour un contrôle d’identité. « Vous avez quelque chose de dangereux sur vous ? » me questionne-t-on. Je réponds : « Non, je suis pacifiste », ce qui est bête, l’affirmation même sincère d’une posture morale pouvant être prise pour une provocation. Les fonctionnaires sont deux ou trois autour de moi, une huitaine à quelques mètres. Palpation de sécurité, ouverture de mon sac à dos. Tous mes effets personnels sont examinés, poche après poche. Parce qu’il s’y trouve quelques doses de sérum physiologique, on me demande si je suis « street medic ». Je commets l’imprudence de dire : « J’ai des allergies aux pollens », ce qui, par ailleurs, est vrai ; on me rétorque : « Il n’y a pas de pollen, quand il pleut », ce qui est idiot. Il faut ici relire Kafka, se rappeler qu’on fait toujours parler les naïfs malgré eux, quand le droit les autorise à garder le silence, et quand le bon sens les y engage. Téméraire, peut-être, mon amie demande pourquoi c’est moi qui suis contrôlé. Réponse d’une policière zélée : « Très bien, Madame, mettez-vous sur le côté, nous allons vous contrôler également », et c’est parti pour un second contrôle, celui-ci, nettement injustifié. Ses parents s’approchent, sa mère tente de parlementer. Alors, d’un geste de la main, un policier : « Reculez, vous êtes dans notre périmètre de sécurité. » Son père marmonne quelque chose, que je n’entends pas. Un autre, si je me rappelle, grand, costaud, à l’affût de la faute : « Répétez, Monsieur, nous n’avons pas compris. » Ils sont huit ou dix, en uniforme, armés, dépositaires, comme disait Darmanin détournant Weber, du « monopole de la violence légitime ». Nous sommes quatre, de toute évidence inoffensifs. Le ton monte. Pourquoi ? Pour rien. Et à moi, encore : « Vous avez déjà eu affaire à la justice ? Vous avez déjà été en garde à vue ? » À ces questions qui n’ont pas lieu d’être, j’objecte : « Je ne comprends pas, Monsieur, pourquoi vous me demandez cela. » De fait, que j’aie déjà ou non eu affaire à la justice dans ma vie n’a rien à voir à l’affaire. Mon interlocuteur apprécie modérément ma repartie, semble croire que je suis gêné par ses questions en tant que telles, alors que c’est leur principe que je conteste, l’idée instillée dans l’esprit de la personne contrôlée qu’elle pourrait ne pas se sentir très à l’aise d’avoir déjà « traversé en dehors des clous ». J’aurais mieux fait de me taire, la question qui devient discussion risquerait de m’amener sur une pente glissante. (À propos justement du comportement à adopter en cas de contrôle d’identité, je crois utile de renvoyer ici à l’excellente documentation réalisée sur ce sujet par la LDH.) On screen enfin ma CNI afin de vérifier si je ne suis pas inscrit au fichier des personnes recherchées ; l’affaire s’arrête là, je n’ai, selon le vocabulaire consacré, « rien à me reprocher ». Au sortir de cette séquence dérangeante, je songe aux populations racisées pour lesquelles cette procédure inlassablement répétée prend le tour d’une humiliation systématique. Et je m’interroge sur le cas précis auquel je viens d’être confronté. Pourquoi, au fait, ce contrôle, alors que je chemine, de toute évidence, en famille, avec entre les mains une banderole encombrante au point qu’il paraît déraisonnable d’imaginer que je puisse participer à quelque violence que ce soit ? Je n’ai pas la réponse. Alors, je suppose, j’extrapole : pour impressionner, donner une petite leçon, au passage. Une leçon de quoi ? Pas une leçon de morale républicaine, en tout cas : sur la banderole, en effet, il était écrit : « France, souviens-toi de ta devise ».  

Ce billet a été publié simultanément dans l’espace « blogs » du Club de Mediapart.

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Un Front populaire pour défendre la société, une réforme démocratique pour la transformer

Lorsqu’au début de mai, j’ai écrit ce papier où j’en appelais à la responsabilité historique de la gauche de s’unir sur un modèle « Front populaire », je ne nous imaginais pas à ce point proches du précipice. Depuis lors, le temps s’est accéléré. Conseillé par un Pierre Charon qui, s’il faut l’en croire, n’a jamais si bien porté son nom, Macron a dissous l’Assemblée, semblant un moment donner les clefs du Palais-Bourbon au RN, pour mieux se camper pour la énième fois en sauveur de la République. « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, a écrit le cardinal de Retz, et le chef d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. » Las ! Jupiter a mal pris son moment. Le fait du prince déroute, accable jusqu’à son camp, ressaisit la gauche qu’il avait pour objet de briser définitivement. Ruffin lance le mot d’ordre : « Front populaire ». Faure répond, d’autres encore, l’affaire alors est presque faite. Il faut dire qu’elle semble avoir été préparée d’assez longue main par des membres clairvoyants de l’ex-Nupes, résolus à maintenir ouverts les canaux de discussion afin de préparer un rassemblement tôt ou tard nécessaire.

Ainsi, la tentation de l’hégémonie est neutralisée. Personne n’a à y perdre, car personne n’a intérêt à l’hégémonie, ni ceux qui la subissent, ni ceux qui la pratiquent. Mélenchon paraît le comprendre, qui s’exprime mercredi soir avec assez de modestie et d’esprit collectif quant aux modalités de choix d’un possible futur chef du gouvernement. Du côté des hollandistes, certes, on entend cingler les critiques. Mais qui les écoute encore ? Personne. Bientôt, la répartition des circonscriptions, fortement rééquilibrée par rapport à 2022, fait taire certains récalcitrants. L’alliance peut fonctionner car personne n’écrase personne. D’ailleurs, à propos de cette alliance dont l’accord préliminaire vient d’être scellé au siège des Écologistes, Sandrine Rousseau dit, à raison : « Le premier qui sort de ça, il finit au bout d’une pique. » (Le Monde du 12/06). De fait, le soir même où se tiennent d’âpres négociations, aiguillonné par des mouvements de jeunesse bien organisés, un gros millier de manifestants a quitté la place de la République pour tenir un court moment le siège de la rue des Petits-Hôtels. « Nous, c’qu’on veut, c’est l’Front populaire », scande la foule sur un boulevard de Magenta soudain rendu à l’espérance, où les machinistes de la RATP klaxonnent en signe de soutien, et jusque devant l’enceinte où se sont réunis les chefs à plumes. Il est clair depuis dimanche soir que le peuple de gauche, d’une lucidité exemplaire, tout à la fois effaré par la perspective funeste d’une victoire du RN, et galvanisé par celle du rassemblement soudain possible de ses propres forces, a fait de l’unité son totem, son slogan, son programme. Besancenot, en avance de phase, en avait fixé le cap ; aujourd’hui la gauche partidaire est unie du PS au NPA, canal « L’Anticapitaliste », et l’essentiel de la gauche syndicale et associative est au diapason. Dès son congrès de mai, du reste, la LDH s’était positionnée pour fonctionner comme une plateforme civique au service de la résistance au RN.

Il faut dire que l’effroi est amplement justifié. L’extrême droite, sous un mois, peut entrer à Matignon. Qui peut dire la suite ? La société fracturée, l’appareil répressif entre les mains d’une coterie résolue à détruire nos libertés. Et, si la configuration à l’Assemblée le permet, un programme antisocial et raciste d’une brutalité inédite. Et puis encore, le chantage au « patriotisme », le soupçon de tous contre tous. Même en cas d’absence de majorité nette, le RN en position de force en appellerait à lui donner un mandat clair à la présidentielle (2027, ou avant…), avec de bonnes chances de parvenir à ses fins. Voilà pourquoi l’union est indispensable : pour empêcher, s’il est possible, cette hypothèse tragique de se réaliser, ou tout au moins pour l’endiguer, en contrarier les effets, résister, commencer à construire l’avenir.

Les cartes entièrement brunes du 9 juin au soir nous ont par trop embrouillé l’esprit ; il nous faut les regarder plus attentivement. Arriver en tête partout, comme l’a fait le RN aux européennes, ne dit pas grand-chose de la composition de l’Assemblée à l’issue d’élections au scrutin uninominal à deux tours, dans 577 circonscriptions. Plus encore dans une configuration excessivement fragmentée, alors que la droite vient elle-même d’exploser sous l’effet du forcené Ciotti, et « Renaissance » est quelque part dans la quatrième dimension (Patriat : « Si les Français n’apprécient pas [Macron], c’est parce qu’ils sont gris et n’aiment pas ce qui est brillant. » Le Monde du 13/06). L’horizon n’est pas entièrement bouché, et la résistance au RN n’est pas constituée que de vagues isolats, faciles à réduire. Elle est nombreuse, concentrée ici, diffuse là-bas. Parions qu’il s’en trouve même, à l’état potentiel, dans « son » électorat, qui s’éveillera sous peu comme d’un mauvais rêve, mais en plein cauchemar. Pour peu que la gauche tienne bon dans son dessein d’unité, il n’y aura pas pour elle de défaite en rase campagne. Plutôt que la fin de tout, ce sera le début d’autre chose.

Bien naïf•ve toutefois serait celle ou celui qui croirait trouver dans les seules élections, celles-ci ou les suivantes, une parade durable au danger de l’extrême droite, ou plus généralement la solution aux problèmes de notre époque. Le monde est bouleversé. L’équilibre des forces s’inverse. Le climat se transforme, peut-être jusqu’au point de non-retour. La jeunesse des peuples pauvres et opprimés va chercher ailleurs un peu de lumière, le plus souvent au plus près, parfois jusque « chez nous », à ses risques et périls. Et l’Occident s’effraie de se croire soudain affaibli, vieilli, altéré. Malgré les propositions d’alternatives progressistes, les dynamiques démographiques et sociologiques sont puissantes, qui nourrissent pour longtemps les forces national-populistes, semblant donner du crédit à leurs théories fantasmatiques. Les européennes, dont la situation politique française nous a distraits aussitôt qu’elles furent passées, en témoignent : voyez les résultats des extrêmes droites dans les pays fondateurs, et la vampirisation du PPE par Meloni, via von der Leyen. Si bien qu’il n’est guère déraisonnable aujourd’hui d’imaginer le basculement progressif d’une construction politique réalisée au nom de la paix, et défendue au nom de la démocratie, dans la dystopie fascisante. À certaines nuances près bien sûr l’on pourrait en dire autant des États-Unis.

Dans un court essai récemment publié dans le quotidien en ligne AOC.media, j’ai formulé cette hypothèse que loin d’empêcher ces tendances de fond, nos vieux régimes politiques intégralement fondés sur l’élection répercutent et amplifient les angoissent existentielles qui en constituent le carburant. L’enjeu, dès lors, me semble-t-il, pour la gauche et même au-delà, est de penser dès à présent les réformes démocratiques radicales susceptibles de faire en sorte qu’enfin la société nouvelle qui naît sous nos yeux se parle telle qu’en elle-même et soit vue d’elle-même se parlant. S’il veut vraiment porter du fruit, le Nouveau Front populaire doit absolument faire sien cette question fondamentale dont la 6e République peut être un cadre de pensée. Faute de quoi, probablement, nous nous condamnerions au retour du même… ou à l’avènement du pire.

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Derrière le tirage au sort, un reflet plus juste de la société

Figurons-nous la société, comme un seul individu, devant le miroir qu’elle a elle-même conçu – et fabriqué, par manque de savoir-faire, légèrement concave ou convexe. Au premier regard, et bien que jamais auparavant elle n’ait eu l’occasion de se voir, elle se reconnaît sur la glace polie. Satisfaite de son travail, jouissant du spectacle d’un reflet dont elle est encore incapable de percevoir les grossiers défauts, elle n’en est pas moins taraudée par le caractère artificiel du procédé par elle imaginé, et gagnée par le scrupule perfectionniste de l’artisan. Alors, à l’aide du toucher, elle vérifie la conformité de l’image qui lui fait face à la conformation de son enveloppe corporelle. Frappée, au terme de son examen, par le contraste entre l’une et l’autre, elle brise le miroir, et entreprend d’en réaliser un nouveau.

De fait, si la société, de nos jours, pouvait se livrer à cet exercice fictif de décentration qui consisterait à comparer la réalité observable dans la plupart de ses propres sphères à l’interprétation qu’en produit, à l’extérieur d’elle-même, sa sphère politique[1], nul doute qu’elle serait saisie, peut-être jusqu’au vertige, par un sentiment aigu de dissonance. Probablement aussi s’efforcerait-elle de corriger cette dissonance en travaillant à l’amélioration technique de la sphère à l’origine de la déformation, afin que celle-ci donne à voir une représentation plus fidèle de sa propre matérialité.

Cette image, et cette proposition impossible, dont chaque terme est problématique, n’ont pas seulement pour objet de pointer le contraste entre les faits sociaux et les représentations produites par certaines institutions sociales, qui sera le point d’entrée de notre réflexion. Elles suggèrent incidemment deux idées utiles pour son développement, à savoir que : la société est affectée et, dans une large mesure, déterminée, par ses propres représentations ; et ces représentations, ou en tout cas certaines d’entre elles, étant produites, ou à tout le moins formalisées et diffusées, par les institutions qu’elle a elle-même sécrétées, elle conserve toujours, à travers son action sur ces institutions, une capacité d’action sur elle-même.

L’extrême droite comme miroir fantasmatique

Toutes les représentations sociales déforment, en quelque manière, le réel, toutes, en quelque manière, agissent sur lui. Mais toutes ne le brutalisent pas, ne le tordent pas jusqu’au point de rupture. Dans la sphère politique, les institutions peuvent être plus ou moins capables, les entreprises politiques, plus ou moins soucieuses de donner à voir la société telle qu’elle est – dans la mesure du possible[2]. Mais de plus en plus, celles qui œuvrent à la dépeindre sous les traits les plus caricaturaux et les plus sombres obtiennent des positions dominantes ou stratégiques[3]. C’est un fait historique majeur, propre au XXIe siècle commençant, et inédit probablement depuis la chute du nazisme et du fascisme, que la société, et les sociétés, à une très vaste échelle, sont de plus en plus travaillées par des représentations particulièrement déformantes qui ont pour point commun d’appartenir à l’idéologie d’extrême droite et d’être mobilisées, avec un réel succès dans les urnes, par des entreprises politiques généralement désignées comme « illibérales », « populistes », ou encore « national-populistes », ce dernier terme, sans qu’il soit besoin de nous fixer sur tel ou tel, ayant par rapport aux deux précédents le mérite de rabouter la fin et les moyens : une certaine substance idéologique et une certaine conception de la manipulation du peuple[4] […] Cet article a été publié le 20/05/2024 dans le quotidien en ligne AOC.media, où il peut être lu en intégralité.

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