La gauche souffre de n’exister quasiment plus sous une forme partidaire robuste

Au début de mai j’avais publié ce papier appelant à la formation d’une alliance de type Front populaire pour défendre la société contre la montée en puissance de l’extrême droite. C’est dire si j’ai accueilli avec soulagement l’unité préfigurée dès le 10 juin au soir, et scellée le 14, entre les forces de l’ex-Nupes. Quinze jours plus tard, à l’avant-veille du premier tour, je jugeais « raisonnable d’être raisonnablement plus optimiste » que je ne l’avais été dans les semaines précédant l’annonce de la dissolution. J’écrivais même : « À condition que les membres qui la composent sachent se parler, se taire, aussi, pour mieux s’écouter, à condition, par conséquent, qu’il y émerge et s’y impose suffisamment de personnalités capables de déployer ensemble de telles qualités démocratiques, cette alliance sera forte de sa diversité, et pourra porter du fruit. » Or, deux semaines après la divine surprise du 7 juillet, il est à peu près acquis que la gauche, prise de vitesse par Macron et Wauquiez, a dilapidé ses chances pour le présent et, en partie, pour l’avenir. Elle les a dilapidées pour le présent, en se montrant incapable de transformer son succès arithmétique en une victoire politique. Elle les a en partie dilapidées pour l’avenir, car quelque courte qu’eût été sa gestion en cas d’accession à Matignon, celle-ci lui eût permis de planter les premiers jalons d’une politique de justice sociale et de marquer ainsi des points dans de larges franges de l’électorat en vue de la prochaine présidentielle. Au lieu de quoi elle a révélé et sa profonde impréparation, et les problèmes qui la minent de l’intérieur. Pour avancer malgré tout il est utile de poser dès maintenant quelques constats et quelques hypothèses. Premier constat : obnubilés par le signe magique de l’unité, nous avons été nombreux à ne pas percevoir les difficultés mécaniquement occasionnées par la nouvelle structuration de la gauche partidaire. De fait, les passes d’armes au sujet des « candidatures » Bello, puis Tubiana, témoignent des luttes à l’œuvre entre les deux principales forces du NFP, dont chacune, aspirée par le dangereux mirage de la présidentielle, se croit des titres à l’hégémonie. Une manière d’obvier à cette difficulté aurait été d’acter le soutien sans participation de la France insoumise à un gouvernement conduit par ses trois « partenaires ». Quitte à se revendiquer du Front populaire, on aurait pu en effet s’inspirer de cette solution employée en 1936. Ceci afin de faire émerger sinon un gouvernement de gauche, du moins un gouvernement dominé par la gauche, où la force d’impulsion serait venue de la gauche. Chacun y aurait trouvé son compte : et la FI, libre de retirer à tout moment ses billes sur le thème « le programme, rien que le programme, tout le programme », et le NFP, alors en situation de faire passer certaines de ses mesures les plus emblématiques. Las, dans cet attelage pourtant moins disparate qu’on l’a dit au plan programmatique, chacun a tiré à hue et à dia. Et même quand il lui est arrivé de faire cause commune, pour la répartition des postes à l’Assemblée, le NFP s’est montré assez dépourvu d’esprit de suite. Par exemple, était-il opportun de briguer la présidence de la commission des finances, réservée à l’opposition, en annonçant une démission en cas de désignation d’un•e représent•e de la gauche à Matignon ? Il est permis d’en douter. Deuxième constat : le problème général de la structuration du NFP recouvre – et se double de, et s’explique par – une série de problèmes internes aux organismes qui le composent. Parmi ces problèmes : la faiblesse programmatique et militante du PS et, malgré les efforts louables de Faure pour réancrer ce parti à gauche, la persistance du hollandisme en son sein. Également : la stratégie populiste de la FI et ses corollaires, dont : 1/le renoncement à la démocratie partidaire au profit d’un système « gazeux » construit autour d’un leader charismatique dont les positions n’apparaissent pas plus discutées en amont qu’elles ne sont susceptibles d’être remises en cause en aval ; 2/les fractures terriblement dommageables créées partout où la complexité sociale appellerait une autre manière de voir que le crétin et simpliste « eux ou nous ». Mon idée sur ce chapitre est qu’après avoir imposé avec talent les thèmes de la gauche dans le débat public, la FI a commis une erreur majeure, en 2022, lorsque sa représentation à l’Assemblée est passée d’une petite vingtaine à une petite centaine de députés, en n’amendant pas sa stratégie de conflictualisation. De ces constats trop rapidement brossés il ressort notamment qu’il manque à la gauche de véritables partis, de forces capables d’affirmer une vision stratégique à l’extérieur parce qu’elles se sont au préalable organisées démocratiquement à l’intérieur. Et, par là même, capables de dialoguer les unes avec les autres. Que les choses soient claires : je ne crois pas que les partis soient la panacée – il faut à ce sujet lire la toujours stimulante Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil. Pour autant, et comme de très nombreux sympathisants de gauche, je constate que ces formations sont indispensables, au moment où nous sommes, à la mise en œuvre de mesures de progrès démocratique et social. Il est terrible à cet égard que, même laminée, même déchirée, la droite de Wauquiez semble en mesure de s’organiser mieux que la gauche, pour peser plus que la gauche, soi-disant victorieuse, sur les futures politiques publiques. Ceci par contraste met en lumière la totale impréparation d’une gauche qui n’existe quasiment plus sous une forme partidaire robuste. Comme si, malgré les proclamations de ses leaders, celle-ci avait implicitement choisi de ne pas exercer le pouvoir. Pendant ce temps, la société civile, les citoyennes et citoyens mobilisés pour le NFP ont de bonnes raisons se sentir lésés, et désappointés. Ce triste spectacle rappelle immanquablement ces mots bien connus de Marx au début du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Naturellement il est tentant d’appliquer ce piquant constat au Nouveau Front populaire, vraie espérance au commencement, mais, en l’état, pâle copie de l’ancien. En son temps, la minorité de l’assemblée générale de la Commune de Paris avait refusé la formation d’un « Comité de Salut public », jugeant qu’il fallait laisser où elle était la « Grande Révolution », et s’occuper plutôt d’inventer l’inconnu. Au-delà des symboles du passé, dont il est acquis désormais que nous savons les manier, l’histoire ne cesse de nous placer face au même défi.
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Pour dépasser la crise du politique, intégrons le tirage au sort à notre République

Depuis le 7 juillet au soir, la configuration d’une Assemblée nationale fractionnée en trois blocs dont aucun ne domine nettement les autres mobilise presque entièrement l’intelligence collective. De gauche à droite, les coalitions électorales poussent leur avantage, se croyant chacune quelque titre à désigner leur candidat pour Matignon. Sur les ondes, sur les plateaux de télévision, et à longueur d’éditoriaux, les spécialistes de droit constitutionnel discutent des conséquences de la tripartition sur le fonctionnement de l’État en régime de Ve République. Ici, l’on agite ici le spectre d’une « France ingouvernable » ; là, on se félicite que ce vieux pays encore imprégné de tradition monarchique réapprenne les vertus du régime parlementaire ; partout, l’on est dans l’expectative, et la lettre d’un Macron qui se voudrait encore le « maître des horloges » n’y arrange rien.

Bien sûr, ces débats doivent avoir lieu. Notre vie politique s’inscrit dans un certain cadre constitutionnel, elle est gouvernée par certaines règles, certains usages, qu’il s’agit tout à la fois de connaître et d’interpréter afin de s’adapter à un contexte inédit. Le risque est grand, cependant, si nous nous laissons hypnotiser par les raisonnements politiciens et juridiques, que nous ne passions à côté de problèmes plus fondamentaux, touchant à la nature même du contrat social […] Lire l’intégralité de cette tribune sur QG.media.

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Le soir et le lendemain

Il est des moments de joie sans mélange. Le dimanche 7 juillet 2024 au soir, place de la République, à Paris, et sur d’autres places d’autres villes de France, fut l’un de ces moments. Quoi qu’il advienne, celles et ceux qui l’on vécu, et partagé, en garderont pour longtemps le souvenir.  

Une seconde encore avant vingt heures, nous n’en menons pourtant pas large. Les nombreux désistements de l’entre-deux-tours doivent suffire tout au plus à empêcher le RN d’obtenir une majorité absolue. Il semble acquis que ce parti sera en mesure de former le premier groupe à l’Assemblée nationale. Mais voici que le mouvement « en contre » s’avère plus ample, plus vigoureux, donc plus décisif qu’attendu. À l’arrivée, le « front républicain », permis par la dynamique de « front populaire », n’est ni un baroud d’honneur, ni une retraite ordonnée, ni un acte de résistance face à l’inéluctable : il est une affirmation résolue, performative, des principes démocratiques dont nous étions les héritiers, et dont nous sommes dorénavant les continuateurs. Alors, comme tant d’autres à l’annonce des résultats, nous nous mettons en chemin pour nous joindre à la foule déjà massée place de la République. Nous l’y trouvons comme aux grandes heures de ses luttes : compacte, vibrante, tenant la place et la chaussée, et juchée jusque dans les bras des allégories, la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, sur le socle du monument de bronze. C’est juillet d’une saison maussade, mais pour une fois l’air est à peu près doux, et dans le ciel clair encore s’élèvent les clameurs d’une espérance décuplée par la surprise.  

Plusieurs fois nous sommes venus en ces lieux, depuis l’annonce de la dissolution. Le 11 juin, nous y étions, avant d’aller tenir le siège de la rue des Petits-Hôtels, où le futur Nouveau Front populaire jouait son existence. Le 15, nous nous y retrouvions à nouveau, pour une marche venteuse, où les slogans, trop rares, s’envolaient dans les bourrasques. Le 23, nous y étions encore, cette fois-ci sous un soleil digne de l’été commençant, et pleins d’une ferveur nouvelle, au nom des droits des femmes et des minorités de genre, attaqués par l’extrême droite. Mais jamais ce me semble la foi dans l’avenir n’a été si forte, ni si pure, qu’en ce premier dimanche de juillet. 

Un moment, peut-être, ce soir-là, le souffle de l’incrédulité, la stupeur des victoires inespérées, la crainte du danger tout juste évanoui demeurent encore sur la foule. On exulte, mais on reste combatif. On scande : « Siamo tutti antifascisti », qui est un classique, et : « Hanouna, casse-toi », qui est une nouveauté. Puis, quand le soleil jette ses derniers éclats par les boulevards, un premier cortège se forme, derrière une première fanfare, sur l’air de Debout les femmes. Les cœurs alors s’allument comme un immense feu de bengale. Aux quatre coins de la place, des cuivres, des derboukas jouent la musique de l’espoir et de la délivrance : on chante, on danse, on se presse, on s’embrasse, on se reconnaît, on se parle sans se connaître, on se rend aux guitounes, aux chariots venus en pagaille abreuver, nourrir le monde qui ne cesse plus de grandir. Le 7-Juillet est un 14-Juillet avant l’heure, sans défilé ni garden party, l’une de ces grandes fêtes populaires qui illuminent même les heures les plus sombres. Dans le ciel désormais bleu comme la nuit, des feux d’artifice crépitent, et la Marianne gigantesque, tutélaire, paraît peuplée de lucioles. Autour d’elle, à ses pieds, les drapeaux claquent ; l’histoire rendue pour un instant à sa cohérence révolutionnaire ne somme personne de choisir entre le rouge et le tricolore.  

Bien sûr, la « bête immonde » n’est pas morte : elle est à peine sonnée. Hier encore, elle a grossi, malgré le coup sur son museau. Comptons plutôt. 5 millions de voix en 2002, 13 en 2022. Et 10, en 2024, soit les trois quarts des voix cumulées des autres « blocs ». Huit députés en 2017, 89 en 2022, 126 en 2024. 143 avec les ralliés de la droite. Sans front républicain, c’est sûr, le RN emportait la majorité relative. Peut-être plus. Qu’importe, il ne voulait pas d’un pouvoir de cohabitation. La dissolution était un accident de parcours. Bardella, il s’en est confié, en a été pris de « vertige ». Son « plan Matignon » était une mystification. Le Pen n’a d’yeux que pour l’Élysée. « S’il faut en passer par là » dit-elle aujourd’hui en pariant sur le pire, et en se réservant pour la suite. Par nature, l’élection présidentielle lui est plus favorable. Elle le sait et nous devons en être prévenus. 
 
Dans l’intervalle, la dynamique est à nouveau du côté des forces de progrès. Un vieux sage dont nous ignorons le nom a dit : « La route est étroite, mais le ciel s’éclaircit. » À moins que ce ne soit l’inverse. Voici donc des partis de gauche alignés, se tenant tous en respect les uns les autres. Voici un bloc de gauche rééquilibré, dont chaque membre hésiterait sans doute, au point où nous sommes, à porter la responsabilité d’un échec collectif. Sandrine Rousseau parlait d’or le 10 juin dernier, en déclarant : « Le premier qui sort de ça, il finit au bout d’une pique. » Ceci n’est pas moins vrai après le 7-Juillet ; peut-être l’est-ce plus encore. Si, comme a dit Faure, elle sait se refuser aux « coalitions des contraires », la gauche de gouvernement peut tracer sa route. Probablement pas en appliquant « tout le programme » – comment le pourrait-elle, avec une poignée seulement de sièges d’avance ? – mais en mettant au moins en œuvre les mesures sociales les plus nécessaires, les plus emblématiques, celles auxquelles les forces de droite et du centre à l’Assemblée ne pourraient s’opposer qu’à leurs risques et périls, se coupant définitivement de la population. Après avoir été revivifié par les urnes, l’espoir doit être concrétisé dans les faits ; c’est là la responsabilité du Nouveau Front populaire ; le peu qui pourrait être réalisé sous ce chapitre dans les prochains mois serait pour l’avenir un jalon crucial.  

Au lendemain de cette victoire, certes courte, certes, relative, mais politiquement significative, et peut-être historiquement déterminante, ne nous laissons toutefois pas enfermer dans des schémas institutionnels en grande partie caducs. « Vaincus » ou « vainqueurs » : personne ne peut se satisfaire d’une configuration politique où, pour des raisons en partie circonstancielles, mais en partie structurelles, les conditions de l’exercice démocratique ne paraissent plus réunies. Ni les électeurs du RN, dont nous combattons les options électorales, mais qui peuvent à juste titre se sentir lésés d’avoir été recalés aux portes du pouvoir. Ni ceux de la gauche, requis trois fois en vingt ans de « faire barrage », contre leurs convictions, contre les intérêts des classes populaires et de la société dans son ensemble. Ni d’ailleurs aucun•e citoyen•ne lucide. Car le problème politique, au sens premier du terme, auquel sont confrontés la France et la plupart des pays occidentaux, est bien plus profond. Il interroge le caractère démocratique des États qui se réclament de cet idéal. Il nous engage, à peine de décomposition et de pourrissement accéléré des communautés nationales, à procéder à l’examen critique des institutions politiques qui les fondent, en commençant par nous demander si celles-ci permettent effectivement à la société de se parler telle qu’en elle-même et d’être vue d’elle-même se parlant. Cette question, c’est aussi la responsabilité de la gauche élue le 7 juillet que d’oser la poser, et d’oser y apporter un commencement de réponse.

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Faire face, faire bloc : dans les urnes, après

Sous dix jours, les mots qui suivent n’auront plus « cours légal » ; nous serons dans un « après » dont personne ne peut prédire la forme. C’est à se demander s’il vaut encore la peine d’écrire, quand l’histoire toujours devance la plume, déjoue nos tentatives de la saisir au moment où elle s’accomplit. Et cependant il le faut bien, ne serait-ce que pour soi-même. Dans cette époque où tout semble aller trop vite, il ne peut être complètement inutile de prendre le temps de réfléchir un peu, pour tenter d’y voir plus clair.  

Certainement, la présentation du programme du RN pour ces législatives, ne nous aura pas été d’un grand secours dans cet effort de clarification. À moins d’admettre que l’absence de clarté est une donnée consubstantielle à l’extrême droite « nouvelle formule », comprise non plus comme le réceptacle de la protestation, mais comme une force partidaire résolue à prendre le pouvoir. Ne rien dire ou presque, tout en prétendant tout dire (« Le contrat que nous scellons avec les Français ne comporte aucune clause cachée, aucun non-dit […] ») ; mobiliser, sans avoir l’air d’y toucher, l’« infrapensée raciste », (Michel Agier, Le Monde du 26/06) ; faire passer les insuffisances pour des mystères (les arcana imperii ?) et les « punchlines » pour des traits de génie : c’est tout l’art d’un RN qui prospère sur la déstructuration générale des cadres de la pensée et sur la désagrégation de ses repères.  

Sous cet aspect, il faut reconnaître que le jeune homme de vingt-huit ans qui s’est montré capable d’ânonner les rudiments de « son » programme de gouvernement devant les journalistes est parfait pour l’exercice. « Lisse comme un galet de rivière », disait de lui le photographe Anthony Micallef, dans le reportage de « Complément d’enquête » qui lui était consacré (16/01). On pourrait ajouter : « ectoplasmique ». Un individu non dénué d’un certain talent de communicant, qui probablement, si son « grand oral » du 24 juin s’était déroulé devant le jury de Sciences Po, aurait été admis dans cette école où l’on vous apprend à parler avec assurance de sujets que vous ne connaissez pas – du moins, pas concrètement, pas en-deçà des approximations de surface.  

Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un parti devenu plastique, pour les besoins de la conquête du pouvoir, s’incarne dans une figure platement télégénique, dépourvue de pensée propre. De fait, l’inconsistant président du RN, marionnette d’une femme politique autrement madrée, qui lui dit « tu » et à laquelle il dit « vous », n’est à aucun titre, à part peut-être sur TikTok, l’artisan d’une fortune électorale qui, de son propre aveu, lui donne plutôt le « vertige ». Sans doute d’ailleurs cette bonne fortune tient bien plus à un Philippot, disgracié en 2017, qu’à un Bardella, parvenu la même année. C’est en effet au cœur des années 2010, lorsque la société française vivait tant d’événement traumatiques, qu’a été théorisée et mise en pratique, à l’initiative de l’ex-conseiller de Marine Le Pen, une manière de « gauchissement » du discours frontiste sans lequel, probablement, rien de tout cela n’aurait été possible, en tout cas pas aussi rapidement. Clef du succès du RN, l’intrication du social et du racial dans les motivations de ses électeurs a été documentée par les travaux du sociologue Félicien Faury. Ses origines sont lointaines : rappelons-nous le slogan de 1978, « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop. » 

Une fois réalisée cette mystification « sociale », le « parti à la flamme » pouvait opérer son virage à droite : œuvrer à rassurer les retraités (exit, le Frexit), le patronat (diminution des impôts de production), la bourgeoisie en général (volte-face sur la réforme des retraites, suppression de l’IFI, etc.). Le 24 juin, enfin, il dévoilait un programme économique où le capitalisme version « travail, famille, patrie » se proposait de prendre la place, tout en douceur, de la « Start-up Nation » macroniste. Qu’importe l’énormité de l’escamotage : au point où nous sommes, la contamination idéologique est telle qu’il prendra longtemps, des lustres peut-être, de déciller celles et ceux qui, de bonne foi, auraient cru dans cette dangereuse chimère d’une extrême droite désireuse et capable de défendre les classes populaires.  

Dans l’intervalle, sauf à être battu dans les urnes, il est vraisemblable que le RN et ses alliées de tous ordres aient été mis en situation d’appliquer leur vrai programme, celui pour lequel les gens votent vraiment, sans qu’il soit besoin de trop en dire : mettre au pas l’« immigré », l’étranger, le « Français de papier ». Contrairement à une idée aussi ancrée qu’idiote, l’extrême droite n’a nul dessein d’empêcher l’immigration, dont elle sait avoir besoin pour « faire tourner » l’économie, payer les cotisations sociales, etc. L’Italie n’est certes pas la France, mais enfin, la post-fasciste Meloni, aiguillonnée par son patronat, n’a-t-elle pas ouvert, voici quelques mois, un demi-million de titres de séjour aux travailleurs étrangers de la Péninsule ? Si donc l’extrême droite peut admettre, à la limite, que l’Immigré vienne « chez elle » pour y occuper des emplois le plus souvent subalternes, elle attend de lui qu’il baisse les yeux… ou aille « à la niche », pour reprendre une expression devenue tristement fameuse (Envoyé spécial du 20/06), dont Marine Le Pen a pu tranquillement contester le caractère raciste. De même, au nom de sa vision délirante de l’homogénéité nationale et de l’ordre social, elle attend du « pédé », du « gauchiste », etc., qu’ils rasent les murs, et se terrent.  

À quatre jours du premier tour des législatives, à Thiais, un automobiliste a volontairement percuté un chauffeur de car scolaire, après avoir proféré ces mots et ces menaces : « J’en ai marre des gens comme vous, bougnoules et renois, moi je vote RN, je vais te tuer, je vais te massacrer, je vais vous éradiquer. » Par-delà cette agression, les indices se multiplient d’une ambiance en voie de pourrissement accéléré, où les pulsions racistes, homophobes, etc., affleurent et se libèrent. Ceci hélas ne peut nous étonner, dans un pays où, comme il a été implacablement documenté, de puissantes entreprises médiatiques organisent méthodiquement, depuis des années, la réaction sociale et raciale, en exploitant l’effarement, et l’égarement, de franges de plus en plus considérables de la population. Ceci ne peut nous étonner, mais ceci nous engage à réagir. 

Cette mécanique épouvantable peut encore être enrayée en votant massivement, partout en France, les 30 juin et 7 juillet, pour les candidats du Nouveau Front populaire. Bien sûr, la saine « réaction progressiste » de l’après 9-juin, si l’on me passe cet oxymore, ne peut en aucun cas se résumer à un « tir de barrage ». La gauche mourrait de ne se définir qu’en contre. Mais nous ne sommes plus en 2022 ; l’extrême centre a implosé, soufflé par sa propre grenade : dorénavant, il n’est plus macroniste, mais philippiste, bayrouiste, attaliste, darmaniniste, que sais-je encore. Le NFP est aujourd’hui seul face au pire, et son programme nettement social peut coaliser largement autour de lui non seulement pour ce qu’il combat, mais pour ce qu’il comporte.  

Bien sûr, également, ce réflexe de défense politique et sociale ne peut être qu’un commencement. Moins que jamais il ne paraît possible de voter à gauche sans penser la gauche : celle qui devra défendre la société contre ses propres démons, tout en l’en éloignant durablement par l’ouverture d’autres perspectives, où les affects de solidarité, d’entraide, de fraternité, auraient quelque chance de retrouver leur place, au cœur de la vie sociale. Penser la gauche implique d’accepter de regarder la gauche en face, avec ses contradictions, et à ce sujet, Joseph Confavreux a raison d’alerter sur le fait que « fermer les yeux sur [le]s tensions à l’œuvre est une stratégie de trop court terme » dont la conséquence pourrait être un « réveil difficile » (Mediapart, 25/06). Je le suis pareillement dans son raisonnement lorsque, recherchant les conditions de l’alchimie dans l’alliance électorale de l’après-9 juin, il écrit : « il est possible d’exiger une radicalité responsable et démocratique, en demandant davantage de radicalité aux socialistes et davantage de démocratie à LFI. »  

Pour atteindre à ce point d’équilibre que devrait marquer, comme une clef de voûte, l’architecture d’un futur intergroupe parlementaire, deux axes de travail me semblent s’imposer aux forces du NFP, comme des conditions de leur capacité à agir ensemble sur la société. Premièrement, solder définitivement l’héritage d’une gauche dite, à tort, « social-démocrate », en tenant bon sur un programme économique et social dont Le Canard (26/06) nous rappelle à juste titre combien certains de ses plus éminents soutiens paraissent y avoir souscrit en contradiction avec leur propre action politique. Deuxièmement, remettre en cause une stratégie populiste dont il me paraît acquis qu’elle pose désormais plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. Sur ce dernier point, je voudrais reprendre à mon compte cette approche de Jean Quétier, selon laquelle « en dépit de sa prétention à radicaliser la démocratie, le populisme s’appuie notamment sur deux ressorts particulièrement problématiques […], à savoir le rôle accordé au chef charismatique et la promotion d’un rapport irrationnel à l’action politique. » (De l’utilité du parti politique, PUF, 2024, pp. 124-127.) Ce à quoi j’ajouterai, comme je l’ai fait valoir dans un récent billet, que le populisme finit toujours par se réaliser contre la société, au détriment de ses composantes demeurées dans l’angle mort des stratégies de conflictualisation, comme nous avons hélas pu l’observer au cours des derniers mois.  

Au début de mai, dans un papier publié sur QG.media appelant à la constitution d’une alliance de type Front populaire, j’écrivais : « si une victoire électorale majeure n’est pas exactement à portée de main, s’il faudra bien des efforts pour s’en donner seulement les moyens, il est possible, sans jamais perdre de vue cette perspective, de constituer un bloc de résistance politique destiné à accompagner, légitimer, protéger, amplifier, donner enfin un horizon à la résistance sociale à l’autoritarisme et à la haine des minorités qui s’apprêtent probablement à prendre leurs quartiers au sommet de l’Etat, pour mieux déferler ensuite sur la société, avec, on le pressent, une implacable violence. » Un mois plus tard, l’alliance est faite, plus large, plus dynamique que je ne l’espérais, et dans une configuration politique que je n’imaginais pas. Il paraît donc raisonnable d’être raisonnablement plus optimiste que je ne l’étais alors. À condition que les membres qui la composent sachent se parler, se taire, aussi, pour mieux s’écouter, à condition, par conséquent, qu’il y émerge et s’y impose suffisamment de personnalités capables de déployer ensemble de telles qualités démocratiques, cette alliance sera forte de sa diversité, et pourra porter du fruit. Quoi qu’il arrive le 7 juillet, elle a, devant l’histoire, pour les semaines et les mois à venir, la responsabilité de faire bloc.  

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Face à l’extrême droite : quelle gauche, quelles luttes

Au moment où je publiais mon dernier billet, les gauches « irréconciliables » contrecarraient, contre toute attente, la stratégie macroniste de la « grenade dans les jambes ». En l’espace de quelques jours, elles faisaient l’union réclamée par leurs sympathisants dans leur diversité. Chacun alors jouait collectif. Mélenchon, le jeudi, évitait même le piège d’un débat avec Attal et Bardella. Le lendemain vendredi, devançant les deux autres principales forces politiques en lice pour les législatives, le Nouveau Front populaire rendait public un programme globalement roboratif. Le réflexe de défense démocratique que j’appelais de mes vœux, avec d’autres, dès le début de mai, prenait l’allure d’un mouvement offensif, de transformation sociale. L’espoir était permis.  

Le soir même, cependant, un premier coin était enfoncé dans l’union… par la gauche elle-même. Au prétexte, dirait-on dans le courant du week-end, que « les investitures à vie n’existent pas », Garrido, Corbière, Simmonet, Davi, Mathieu devenaient persona non grata d’un mouvement dont ils avaient été parmi les piliers. Pas d’investiture à vie. Voici un argument qui devrait me convaincre, moi qui ne cesse de pointer le problème de la centralité de l’élection, au détriment de la procédure plus authentiquement démocratique du tirage au sort. Mais d’un chef de parti qui roule sa bosse en politique depuis quatre décennies, sans avoir l’air de douter qu’il doive encore y tenir une position éminente, je m’en étonne plutôt. Et je déplore plus encore, dans un moment où la cohésion apparaît indispensable, le mauvais signal qu’a constitué l’éviction de personnalités connues pour leurs efforts en faveur du rassemblement. Au-delà de ces cas particuliers, de leur résonance dans le contexte général que l’on sait, l’affaire pose une question qu’il faudra bien accepter de regarder en face si nous entendons nous placer collectivement à la hauteur des ambitions que nous proclamons. Est-il acceptable qu’une organisation politique, a fortiori quand celle-ci se réclame de la 6e République, n’ait pas de contrepouvoir organisé en son sein ? À titre personnel, j’en doute ; il revient aux militants de la FI qui croient dans la nécessité de leurs combats de se le demander. Si, pour reprendre les termes de Samuel Hayat (Libération du 18 juin), le « camp » auquel cette formation politique appartient veut être « porteur d’une perspective de démocratie réelle », alors, ce ne peut être un sujet secondaire. 

Ceci étant posé, le péril de mort auquel la société fait face, à court comme à moyen terme, nous impose, sans nullement délaisser ni ce problème, ni les autres qui se posent à la gauche réunie, de continuer de battre la générale. Comme je le pressentais dans un papier publié voici deux ans sur QG, le macronisme est mort. Le barrage qu’il croyait encore pouvoir incarner s’est définitivement effondré dans la dissolution, dans les déclarations empuanties de Macron aux citoyen•nes de l’île de Sein, en ce funeste 18 juin, dénonçant un programme du Nouveau Front populaire « immigrationniste », budgétairement « quatre fois pire » que celui du RN, et dans lequel il aurait été imaginé de pouvoir « changer de sexe en mairie ». Jamais probablement pareil condensé d’infox et de manipulations scabreuses n’aura tenu dans si peu de paroles d’un président de la République en exercice… mais, il est vrai, en campagne. Même d’ex-députés Renaissance conviennent désormais que leur ancien champion est devenu pour l’extrême centre un danger ambulant. « On ne peut pas l’enfermer jusqu’au 7 juillet ? » demande ainsi l’un d’eux (Le Parisien du 20 juin). Non content d’avoir « craqué, pour y voir clair, une allumette dans une pièce pleine de gaz » – selon le mot de feu Devedjian, remis au goût –, le « locataire de l’Élysée » jette encore de l’huile sur un brasier qu’il est, moins que jamais, en capacité d’éteindre.  

Tout, en ce moment, témoigne de cette ambiance où les idées et les mots sont sens dessus dessous. J’ai cité dans mon dernier papier l’ineffable cardinal de Retz, le mémorialiste sagace de la Fronde ; je le pourrais encore en parlant avec lui de « l’extravagance de ces sortes de temps, où tous les sots deviennent fous, et où il n’est pas permis aux plus sensés de parler et d’agir toujours en sages. » Ces termes ne semblent-ils pas avoir été forgés pour un autre temps extravagant : le nôtre ? Ainsi de l’ancien « chasseur de nazi » Serge Klarsfeld, devenu, après des déclarations délirantes, odieuses au travail de mémoire, la caution d’un parti par essence xénophobe – je dirais même plutôt, pour reprendre une idée que j’ai développée ici : hétérogénophobe. Sur cette question sensible, inflammable, partout exploitée et manipulée, Vincent Lemire et Arié Alimi tentent (Le Monde du 21 juin) de jeter un rais de lumière. Distinguant dans une tribune « l’antisémitisme contextuel, populiste et électoraliste », qu’ils ont pu voir  « instrumentalisé par certains membres de la FI » de « l’antisémitisme fondateur, historique, ontologique du RN », ils pointent la « pédagogie » qui inspire selon eux le Nouveau Front populaire, permettant « de faire progresser l’ensemble de ses partenaires » et d’aboutir à « des engagements concrets ». Pas d’absolution des errements passés, donc, mais un processus de construction politique à entreprendre. Personnellement, je ne crois pas qu’il y ait d’autre voie que celle-ci.

À ce sujet, sans trop m’étendre, je voudrais formuler l’hypothèse que, même « de gauche », le populisme, en quelque point de la pensée, en quelque endroit du débat, finit toujours par se réaliser contre la société, c’est-à-dire par réfuter la complexité de celle-ci au détriment de ses composantes demeurées dans l’angle mort des stratégies de conflictualisation. Ceci, me semble-t-il, mériterait d’être considéré dans la perspective de la reconstruction durable, à partir du Nouveau Front populaire, d’une gauche qui assume d’être non pas tant le parti d’un peuple à géométrie variable, que celui de la société, conçue dans sa capacité à inventer, dans le cadre d’institutions politiques où elle conquerrait enfin son droit de cité, les conditions d’une vie commune juste et digne pour toutes et tous. Je renvoie ici à ces mots lus il y a peu de jours dans une tribune de Philippe Corcuff et plusieurs universitaires (Le Monde du 6 juin.), qui fournissent matière à réflexion : « On ne peut pas établir de frontière intangible entre une catégorie homogène de « dominants » et une catégorie homogène de « dominés ». » Quiconque s’est rendu le 23 mai à la réunion du collectif Golem, ou, le 20 juin, au rassemblement de la Bastille en soutien à la très jeune fille victime d’un viol antisémite, et contre toutes les violences racistes, antisémites et sexistes, a pu éprouver très concrètement leur urgente nécessité.

Pour l’heure, il s’agit de tenir ensemble, de contenir ensemble, s’il est possible, la poussée du RN, ou de résister ensemble à la réalisation de son dessein idéologique. Quand on est un•e démocrate doté•e d’un minimum de discernement, pas une heure peut-être ne passe, en ces semaines vertigineuses, où l’on n’envisage les conséquences possibles, et affligeantes, d’une victoire de l’extrême droite le 7 juillet. On songe bien sûr aux plus immédiates : aux énergies mauvaises qui se libèreraient d’un coup chez ceux qui rongent depuis longtemps leur frein et se croiraient désormais tout permis, à la répression féroce des inévitables protestations, aux suites politiques d’une possible situation de chaos (l’article 16 ?). On songe tout autant aux nombreuses mesures qu’un gouvernement dirigé par Bardella (ou Ciotti ?) adopterait dans le cadre de son pouvoir réglementaire, ou parviendrait à faire voter à l’Assemblée. Mais on se figure également que l’histoire pourrait ne pas s’écrire aussi simplement : qu’une configuration parlementaire peu lisible ne serait pas moins favorable à une extrême droite alors en situation de se prétendre empêchée de mettre en œuvre son programme, et d’exiger par conséquent un mandat clair pour la présidentielle, dans la plus pure tradition bonapartiste. De ce schéma, Bardella n’a-t-il pas esquissé l’épure, en déclarant qu’il ne serait pas Premier ministre, s’il ne disposait pas d’une majorité absolue ? On peut y déceler une manière de mobiliser « son électorat », tout autant qu’une stratégie à trois ans. Probablement nous ne sommes pas au bout de nos surprises, ni de nos peines.  

En attendant ces moments de vérité, Le Pen peut tirer profit d’une époque où la parole publique est devenue largement asémantique pour continuer de fiche les principes cul par-dessus tête. « L’abomination pour le pays, dit-elle, c’est la Nupes 2, qui est pire que la Nupes 1. C’est l’islamo-gauchisme qui prône de manière presque assumée la disparition de l’ensemble de nos libertés. La première d’entre elles étant la liberté d’être français et d’en tirer quelques bénéfices : la liberté de posséder, la liberté de manifester, la liberté d’expression. Ils souhaitent le désarmement physique et moral de la police, sont pour la mise à bas de notre structuration constitutionnelle et républicaine. » (Le Figaro du 17 juin.) Macron, il est vrai, ne dit plus vraiment autre chose, ou alors, dans l’épaisseur du trait. N’a-t-il pas lui-même œuvré à affaiblir les libertés qu’il avait mandat de garantir ?* Sur ce chapitre non plus nous n’avons encore rien vu.

Au point où nous sommes, il n’est pas inutile de penser sans attendre les formes que nous pourrions donner, dans les prochaines semaines, dans les prochains mois, dans les prochaines années, à notre opposition à l’extrême droite de gouvernement. Ceci vaut bien sûr au premier chef pour les nombreux fonctionnaires qui pourraient avoir à exécuter des ordres en contravention à nos principes républicains. Sur ce point, le fondateur et co-porte-parole du collectif Nos services publics nous aiguille par avance, en faisant valoir à ses collègues, que : « Des guichets aux préfets nous faisons des choix, nous exerçons notre métier d’une certaine manière, et ces choix ont une implication politique. » (Le Club de Mediapart, 10 juin.) Mais le problème dans sa généralité se pose à l’ensemble de la société civile militante, plus ou moins organisée. Comment réagirait-elle, comment réagirions-nous, à un accession du RN au pouvoir ? Nul doute que tout ce qui pourrait être commis en infraction à la loi, sous le coup de la colère, par exemple, à compter du 7 juillet au soir, se retournerait immanquablement contre nous. Manifester – notre désarroi, notre désapprobation, notre résolution – qui pourrait nous en prévenir ? Mais alors, manifester avec la dignité qui sied à la situation gravissime où nous nous trouverions, sans concéder, pour des motifs futiles, le moindre prétexte susceptible de compromettre des actions plus utiles, plus porteuses de fruit dans l’avenir. Serait-ce faire preuve d’esprit de défaite, que d’évoquer déjà de telles perspectives ? Plutôt d’esprit de suite. D’ici là, c’est dans les urnes que se joue la lutte pour nos droits.


*Ainsi, notamment, concernant l’exercice de la liberté de manifestation – ou, à la marge, d’expression –, auquel des restrictions sournoises ont été apportées, dans la pratique, ces dernières années. Sans même parler des nasses, des nuages de gaz lacrymogène déversés dans les cortèges, etc., je voudrais en rapporter quelques indices, d’une nature plus insidieuse, tirés d’expériences personnelles. L’an passé, par exemple, l’accès à une manifestation m’est refusé parce que je porte une pancarte. « Ce sont les ordres », me dit-on. « Vos ordres sont illégaux », répondé-je. Le chef s’en vient, j’obtiens gain de cause. Le 1er mai dernier, c’est la sortie que l’on me refuse, si je ne replie pas ma banderole. « Ce sont les ordres. » « Vos ordres sont contraires à la Déclaration des droits de l’Homme. » Cette fois-ci, je m’exécute. Comment faire autrement, devant un cordon de CRS ? Tout récemment, au sortir de la manifestation du 15 juin, cet autre épisode, significatif d’une sale ambiance, dans une sale période. Lorsque je me dirige vers les portillons du métro Nation, une autre banderole entre les mains, en compagnie de mon amie et de ses parents, je suis prié par un membre d’une CRS de me ranger sur le côté pour un contrôle d’identité. « Vous avez quelque chose de dangereux sur vous ? » me questionne-t-on. Je réponds : « Non, je suis pacifiste », ce qui est bête, l’affirmation même sincère d’une posture morale pouvant être prise pour une provocation. Les fonctionnaires sont deux ou trois autour de moi, une huitaine à quelques mètres. Palpation de sécurité, ouverture de mon sac à dos. Tous mes effets personnels sont examinés, poche après poche. Parce qu’il s’y trouve quelques doses de sérum physiologique, on me demande si je suis « street medic ». Je commets l’imprudence de dire : « J’ai des allergies aux pollens », ce qui, par ailleurs, est vrai ; on me rétorque : « Il n’y a pas de pollen, quand il pleut », ce qui est idiot. Il faut ici relire Kafka, se rappeler qu’on fait toujours parler les naïfs malgré eux, quand le droit les autorise à garder le silence, et quand le bon sens les y engage. Téméraire, peut-être, mon amie demande pourquoi c’est moi qui suis contrôlé. Réponse d’une policière zélée : « Très bien, Madame, mettez-vous sur le côté, nous allons vous contrôler également », et c’est parti pour un second contrôle, celui-ci, nettement injustifié. Ses parents s’approchent, sa mère tente de parlementer. Alors, d’un geste de la main, un policier : « Reculez, vous êtes dans notre périmètre de sécurité. » Son père marmonne quelque chose, que je n’entends pas. Un autre, si je me rappelle, grand, costaud, à l’affût de la faute : « Répétez, Monsieur, nous n’avons pas compris. » Ils sont huit ou dix, en uniforme, armés, dépositaires, comme disait Darmanin détournant Weber, du « monopole de la violence légitime ». Nous sommes quatre, de toute évidence inoffensifs. Le ton monte. Pourquoi ? Pour rien. Et à moi, encore : « Vous avez déjà eu affaire à la justice ? Vous avez déjà été en garde à vue ? » À ces questions qui n’ont pas lieu d’être, j’objecte : « Je ne comprends pas, Monsieur, pourquoi vous me demandez cela. » De fait, que j’aie déjà ou non eu affaire à la justice dans ma vie n’a rien à voir à l’affaire. Mon interlocuteur apprécie modérément ma repartie, semble croire que je suis gêné par ses questions en tant que telles, alors que c’est leur principe que je conteste, l’idée instillée dans l’esprit de la personne contrôlée qu’elle pourrait ne pas se sentir très à l’aise d’avoir déjà « traversé en dehors des clous ». J’aurais mieux fait de me taire, la question qui devient discussion risquerait de m’amener sur une pente glissante. (À propos justement du comportement à adopter en cas de contrôle d’identité, je crois utile de renvoyer ici à l’excellente documentation réalisée sur ce sujet par la LDH.) On screen enfin ma CNI afin de vérifier si je ne suis pas inscrit au fichier des personnes recherchées ; l’affaire s’arrête là, je n’ai, selon le vocabulaire consacré, « rien à me reprocher ». Au sortir de cette séquence dérangeante, je songe aux populations racisées pour lesquelles cette procédure inlassablement répétée prend le tour d’une humiliation systématique. Et je m’interroge sur le cas précis auquel je viens d’être confronté. Pourquoi, au fait, ce contrôle, alors que je chemine, de toute évidence, en famille, avec entre les mains une banderole encombrante au point qu’il paraît déraisonnable d’imaginer que je puisse participer à quelque violence que ce soit ? Je n’ai pas la réponse. Alors, je suppose, j’extrapole : pour impressionner, donner une petite leçon, au passage. Une leçon de quoi ? Pas une leçon de morale républicaine, en tout cas : sur la banderole, en effet, il était écrit : « France, souviens-toi de ta devise ».  

Ce billet a été publié simultanément dans l’espace « blogs » du Club de Mediapart.

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Un Front populaire pour défendre la société, une réforme démocratique pour la transformer

Lorsqu’au début de mai, j’ai écrit ce papier où j’en appelais à la responsabilité historique de la gauche de s’unir sur un modèle « Front populaire », je ne nous imaginais pas à ce point proches du précipice. Depuis lors, le temps s’est accéléré. Conseillé par un Pierre Charon qui, s’il faut l’en croire, n’a jamais si bien porté son nom, Macron a dissous l’Assemblée, semblant un moment donner les clefs du Palais-Bourbon au RN, pour mieux se camper pour la énième fois en sauveur de la République. « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, a écrit le cardinal de Retz, et le chef d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. » Las ! Jupiter a mal pris son moment. Le fait du prince déroute, accable jusqu’à son camp, ressaisit la gauche qu’il avait pour objet de briser définitivement. Ruffin lance le mot d’ordre : « Front populaire ». Faure répond, d’autres encore, l’affaire alors est presque faite. Il faut dire qu’elle semble avoir été préparée d’assez longue main par des membres clairvoyants de l’ex-Nupes, résolus à maintenir ouverts les canaux de discussion afin de préparer un rassemblement tôt ou tard nécessaire.

Ainsi, la tentation de l’hégémonie est neutralisée. Personne n’a à y perdre, car personne n’a intérêt à l’hégémonie, ni ceux qui la subissent, ni ceux qui la pratiquent. Mélenchon paraît le comprendre, qui s’exprime mercredi soir avec assez de modestie et d’esprit collectif quant aux modalités de choix d’un possible futur chef du gouvernement. Du côté des hollandistes, certes, on entend cingler les critiques. Mais qui les écoute encore ? Personne. Bientôt, la répartition des circonscriptions, fortement rééquilibrée par rapport à 2022, fait taire certains récalcitrants. L’alliance peut fonctionner car personne n’écrase personne. D’ailleurs, à propos de cette alliance dont l’accord préliminaire vient d’être scellé au siège des Écologistes, Sandrine Rousseau dit, à raison : « Le premier qui sort de ça, il finit au bout d’une pique. » (Le Monde du 12/06). De fait, le soir même où se tiennent d’âpres négociations, aiguillonné par des mouvements de jeunesse bien organisés, un gros millier de manifestants a quitté la place de la République pour tenir un court moment le siège de la rue des Petits-Hôtels. « Nous, c’qu’on veut, c’est l’Front populaire », scande la foule sur un boulevard de Magenta soudain rendu à l’espérance, où les machinistes de la RATP klaxonnent en signe de soutien, et jusque devant l’enceinte où se sont réunis les chefs à plumes. Il est clair depuis dimanche soir que le peuple de gauche, d’une lucidité exemplaire, tout à la fois effaré par la perspective funeste d’une victoire du RN, et galvanisé par celle du rassemblement soudain possible de ses propres forces, a fait de l’unité son totem, son slogan, son programme. Besancenot, en avance de phase, en avait fixé le cap ; aujourd’hui la gauche partidaire est unie du PS au NPA, canal « L’Anticapitaliste », et l’essentiel de la gauche syndicale et associative est au diapason. Dès son congrès de mai, du reste, la LDH s’était positionnée pour fonctionner comme une plateforme civique au service de la résistance au RN.

Il faut dire que l’effroi est amplement justifié. L’extrême droite, sous un mois, peut entrer à Matignon. Qui peut dire la suite ? La société fracturée, l’appareil répressif entre les mains d’une coterie résolue à détruire nos libertés. Et, si la configuration à l’Assemblée le permet, un programme antisocial et raciste d’une brutalité inédite. Et puis encore, le chantage au « patriotisme », le soupçon de tous contre tous. Même en cas d’absence de majorité nette, le RN en position de force en appellerait à lui donner un mandat clair à la présidentielle (2027, ou avant…), avec de bonnes chances de parvenir à ses fins. Voilà pourquoi l’union est indispensable : pour empêcher, s’il est possible, cette hypothèse tragique de se réaliser, ou tout au moins pour l’endiguer, en contrarier les effets, résister, commencer à construire l’avenir.

Les cartes entièrement brunes du 9 juin au soir nous ont par trop embrouillé l’esprit ; il nous faut les regarder plus attentivement. Arriver en tête partout, comme l’a fait le RN aux européennes, ne dit pas grand-chose de la composition de l’Assemblée à l’issue d’élections au scrutin uninominal à deux tours, dans 577 circonscriptions. Plus encore dans une configuration excessivement fragmentée, alors que la droite vient elle-même d’exploser sous l’effet du forcené Ciotti, et « Renaissance » est quelque part dans la quatrième dimension (Patriat : « Si les Français n’apprécient pas [Macron], c’est parce qu’ils sont gris et n’aiment pas ce qui est brillant. » Le Monde du 13/06). L’horizon n’est pas entièrement bouché, et la résistance au RN n’est pas constituée que de vagues isolats, faciles à réduire. Elle est nombreuse, concentrée ici, diffuse là-bas. Parions qu’il s’en trouve même, à l’état potentiel, dans « son » électorat, qui s’éveillera sous peu comme d’un mauvais rêve, mais en plein cauchemar. Pour peu que la gauche tienne bon dans son dessein d’unité, il n’y aura pas pour elle de défaite en rase campagne. Plutôt que la fin de tout, ce sera le début d’autre chose.

Bien naïf•ve toutefois serait celle ou celui qui croirait trouver dans les seules élections, celles-ci ou les suivantes, une parade durable au danger de l’extrême droite, ou plus généralement la solution aux problèmes de notre époque. Le monde est bouleversé. L’équilibre des forces s’inverse. Le climat se transforme, peut-être jusqu’au point de non-retour. La jeunesse des peuples pauvres et opprimés va chercher ailleurs un peu de lumière, le plus souvent au plus près, parfois jusque « chez nous », à ses risques et périls. Et l’Occident s’effraie de se croire soudain affaibli, vieilli, altéré. Malgré les propositions d’alternatives progressistes, les dynamiques démographiques et sociologiques sont puissantes, qui nourrissent pour longtemps les forces national-populistes, semblant donner du crédit à leurs théories fantasmatiques. Les européennes, dont la situation politique française nous a distraits aussitôt qu’elles furent passées, en témoignent : voyez les résultats des extrêmes droites dans les pays fondateurs, et la vampirisation du PPE par Meloni, via von der Leyen. Si bien qu’il n’est guère déraisonnable aujourd’hui d’imaginer le basculement progressif d’une construction politique réalisée au nom de la paix, et défendue au nom de la démocratie, dans la dystopie fascisante. À certaines nuances près bien sûr l’on pourrait en dire autant des États-Unis.

Dans un court essai récemment publié dans le quotidien en ligne AOC.media, j’ai formulé cette hypothèse que loin d’empêcher ces tendances de fond, nos vieux régimes politiques intégralement fondés sur l’élection répercutent et amplifient les angoissent existentielles qui en constituent le carburant. L’enjeu, dès lors, me semble-t-il, pour la gauche et même au-delà, est de penser dès à présent les réformes démocratiques radicales susceptibles de faire en sorte qu’enfin la société nouvelle qui naît sous nos yeux se parle telle qu’en elle-même et soit vue d’elle-même se parlant. S’il veut vraiment porter du fruit, le Nouveau Front populaire doit absolument faire sien cette question fondamentale dont la 6e République peut être un cadre de pensée. Faute de quoi, probablement, nous nous condamnerions au retour du même… ou à l’avènement du pire.

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Derrière le tirage au sort, un reflet plus juste de la société

Figurons-nous la société, comme un seul individu, devant le miroir qu’elle a elle-même conçu – et fabriqué, par manque de savoir-faire, légèrement concave ou convexe. Au premier regard, et bien que jamais auparavant elle n’ait eu l’occasion de se voir, elle se reconnaît sur la glace polie. Satisfaite de son travail, jouissant du spectacle d’un reflet dont elle est encore incapable de percevoir les grossiers défauts, elle n’en est pas moins taraudée par le caractère artificiel du procédé par elle imaginé, et gagnée par le scrupule perfectionniste de l’artisan. Alors, à l’aide du toucher, elle vérifie la conformité de l’image qui lui fait face à la conformation de son enveloppe corporelle. Frappée, au terme de son examen, par le contraste entre l’une et l’autre, elle brise le miroir, et entreprend d’en réaliser un nouveau.

De fait, si la société, de nos jours, pouvait se livrer à cet exercice fictif de décentration qui consisterait à comparer la réalité observable dans la plupart de ses propres sphères à l’interprétation qu’en produit, à l’extérieur d’elle-même, sa sphère politique[1], nul doute qu’elle serait saisie, peut-être jusqu’au vertige, par un sentiment aigu de dissonance. Probablement aussi s’efforcerait-elle de corriger cette dissonance en travaillant à l’amélioration technique de la sphère à l’origine de la déformation, afin que celle-ci donne à voir une représentation plus fidèle de sa propre matérialité.

Cette image, et cette proposition impossible, dont chaque terme est problématique, n’ont pas seulement pour objet de pointer le contraste entre les faits sociaux et les représentations produites par certaines institutions sociales, qui sera le point d’entrée de notre réflexion. Elles suggèrent incidemment deux idées utiles pour son développement, à savoir que : la société est affectée et, dans une large mesure, déterminée, par ses propres représentations ; et ces représentations, ou en tout cas certaines d’entre elles, étant produites, ou à tout le moins formalisées et diffusées, par les institutions qu’elle a elle-même sécrétées, elle conserve toujours, à travers son action sur ces institutions, une capacité d’action sur elle-même.

L’extrême droite comme miroir fantasmatique

Toutes les représentations sociales déforment, en quelque manière, le réel, toutes, en quelque manière, agissent sur lui. Mais toutes ne le brutalisent pas, ne le tordent pas jusqu’au point de rupture. Dans la sphère politique, les institutions peuvent être plus ou moins capables, les entreprises politiques, plus ou moins soucieuses de donner à voir la société telle qu’elle est – dans la mesure du possible[2]. Mais de plus en plus, celles qui œuvrent à la dépeindre sous les traits les plus caricaturaux et les plus sombres obtiennent des positions dominantes ou stratégiques[3]. C’est un fait historique majeur, propre au XXIe siècle commençant, et inédit probablement depuis la chute du nazisme et du fascisme, que la société, et les sociétés, à une très vaste échelle, sont de plus en plus travaillées par des représentations particulièrement déformantes qui ont pour point commun d’appartenir à l’idéologie d’extrême droite et d’être mobilisées, avec un réel succès dans les urnes, par des entreprises politiques généralement désignées comme « illibérales », « populistes », ou encore « national-populistes », ce dernier terme, sans qu’il soit besoin de nous fixer sur tel ou tel, ayant par rapport aux deux précédents le mérite de rabouter la fin et les moyens : une certaine substance idéologique et une certaine conception de la manipulation du peuple[4] […] Cet article a été publié le 20/05/2024 dans le quotidien en ligne AOC.media, où il peut être lu en intégralité.

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Gauche, réveille-toi : ta responsabilité est historique

En ce printemps 2024, en France, comme ailleurs en Europe et dans le monde occidental, nous vivons peut-être nos dernières années, nos derniers mois de liberté. Ou, pour être plus exact, tant il est hasardeux, et délicat, de fixer des limites temporelles aux phénomènes quels qu’ils soient : nous sommes déjà entrés en régime de semi-liberté, et nous assistons à la gestation d’un régime autoritaire de type populiste-identitaire.

Rarement, dans l’histoire récente, la situation n’a été aussi défavorable aux forces de progrès, à la démocratie et à la vie sociale en général. À la tête de l’État, la coalition d’extrême centre, pour reprendre l’expression de l’historien Pierre Serna, poursuit avec virulence les politiques néolibérales mises en œuvre depuis les années 1990, en démantelant les services publics et en amenuisant les droits sociaux. Convaincue de tenir la position centrale d’un introuvable « arc républicain », cette étroite coalition ne cesse paradoxalement de porter atteinte aux libertés démocratiques, comme elle l’a fait encore dernièrement en dévoyant la procédure judiciaire. Après sept années d’exercice du pouvoir de celui qui, par deux fois, a prétendu la sauver face au Rassemblement national, la République est plus menacée que jamais. Au point où nous sommes, la Macronie rappelle immanquablement le gouvernement de Cavaignac, à l’été 1848, faisant la courte-échelle au Parti de l’ordre.

Dans cette ambiance de fin de règne, on s’attend à voir Bardella arriver en tête, de très loin, aux élections européennes du 9 juin prochain. Grâce au soutien actif de médias d’opinion déterminés, financés par des capitalistes réactionnaires, grâce à l’extraordinaire puissance de manipulation et de mobilisation des réseaux socionumériques, les entreprises politiques d’extrême droite déploient leur discours tous azimuts, désignant à la vindicte publique toute forme de vie sociale qui ne correspond pas à leur vision fantasmatique de l’homogénéité nationale et de l’ordre. Après avoir vampirisé LR, y compris par l’intermédiaire de Reconquête !, le RN, réalisant discrètement l’union des droites, poursuit son ascension conquérante des degrés du pouvoir. L’État régalien lui est en partie acquis, la presse, dans sa généralité, ne lui est que très modérément hostile, les institutions à fort potentiel autoritaire de la Ve République lui sont offertes sur un plat d’argent; quiconque a confondu extrême centre et extrême droite pourrait en être bientôt pour ses frais.  

Fuite en avant de l’extrême centre, marche conquérante de l’extrême droite… le tableau ne serait pas si épouvantable si la gauche partidaire n’avait pas failli à sa promesse d’union, si elle occupait effectivement la fonction pour laquelle elle a été mandatée aux dernières législatives. […] Lire la suite de cette tribune sur QG.media, où elle a été publiée le 11/05/2024.

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Le tragique et le grotesque

Ça commence par une belle couverture presse, bien organisée par la communication gouvernementale. « Place nette XXL ». Attention, Darmanin est là, les « narcos » vont en voir de toutes les couleurs. Macron également a fait le déplacement, entre deux séances de boxe, muscles bandés, sueur au front. Marseille n’est-elle pas « sa » ville, comme les empereurs, les rois avaient les leurs, celles qu’ils honoraient de leurs entrées et de leurs séjours ? On peut supposer que le ministre a moyennement apprécié de voir son n+2 s’inviter sur son terrain de jeu ; qu’importe. En revanche, les très nombreux fonctionnaires de police mobilisés pour l’occasion et pour plusieurs semaines encore auraient quelque raison de s’agacer. Dans cette « guerre » contre la drogue, mise en scène à grand renfort de communication, ne jouent-ils pas le rôle du faire-valoir ? Sans doute jugeraient-ils plus utile qu’on les laisse simplement faire leur métier. Le travail d’enquête est une affaire de patience et de discrétion peu compatible avec les exigences de la téléréalité.
De fait, trois jours plus tard, les résultats paraissent bien maigres, les petites mains arrêtées et déférées, à mille lieues des caïds qui régentent le commerce de la drogue dans la « Cité phocéenne ». Quant aux dealers des plateformes numériques, ils poursuivent leur business en s’excusant, bons commerçants, pour la gêne occasionnée par l’intervention policière (Le Monde du 22/03). Au total, on mesure le décalage entre le spectacle offert au bon peuple et la réalité d’une ville abandonnée à sa propre misère. Il est tellement évident que cette manière de procéder est, non pas insuffisante au regard de, mais intrinsèquement contradictoire aux objectifs que l’État prétend se fixer dans le domaine de la lutte anti-stupéfiants, qu’en faire mention peut paraître superflu. À Marseille, jusqu’à présent, Macron se paie surtout de slogans sans lendemain (« Marseille en grand », dont la Cour des comptes a récemment étrillé l’absence de cadre contractuel, le sous-dimensionnement, l’insuffisance des moyens humains). Naturellement, il n’est pas le seul responsable de l’état présent des choses. Ses devanciers, les ministres, les exécutifs locaux le sont également, qui ont laissé se développer, à l’échelle d’une métropole d’un million d’habitants, une situation incroyablement ségréguée et, du côté nord de la frontière invisible qui coupe en deux l’étroite bande urbaine coincée entre les collines et la mer, indigne d’un pays qui se proclame celui de l’égalité et de la fraternité. Responsables, tous, chacun à la mesure de son pouvoir. Responsables également, à l’échelle nationale, Sarkozy et les siens, qui ont fabriqué il y a vingt ans de cela une police de plus en plus séparée de la population. Au temps du capitalisme sauvage et de la régression sociale, le fossé se creuse entre la police et la société comme il se creuse entre la société des riches et la société des pauvres, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Pour parvenir à ce résultat, il a fallu beaucoup d’impéritie, et également une volonté déterminée de destruction de la puissance publique. Ainsi, à Marseille comme ailleurs, l’« État-providence », ou disons plutôt l’État social, devient peu à peu cet État « gardien de nuit », pudiquement dénommé « État protecteur » par Bruno Le Maire, qu’avait rêvé l’idéologie libérale. Après tout, au Mexique ou à Marseille, les parrains de la drogue ne sont qu’un exemple accompli, soi-disant déviant, du capitalisme le plus orthodoxe. Il n’est pas possible, ou pas honnête, de prétendre les mettre hors d’état de nuire tout en créant méthodiquement les conditions d’un accroissement de leur emprise sur le social.

Ainsi débarrassé du « superflu », l’État pourra se concentrer sur ses fonctions originelles : faire la police et faire la guerre, accessoirement rendre la justice – à supposer que la justice, au sens institutionnel du terme, puisse être rendue de manière satisfaisante lorsque la justice sociale semble devoir être inexorablement broyée par la brutalité des faits sociaux. Signe des temps, les mots de police et de guerre sont furieusement revenus à la mode, en particulier dans le discours des gouvernants – la « guerre » au covid en 2020 puis l’« économie de guerre », avec les piètres résultats que l’on sait (voir le Canard du 20/03). Dans les temps où nous sommes, la guerre, naturellement, n’est pas qu’un leurre, un mythe, un argument rhétorique. Plus exactement, si elle est aussi cela, elle est d’abord une réalité tangible que Poutine, ses oligarques, le système enfin dont il est le symbole et le chef, ont déclenchée contre leurs « frères » d’Ukraine, voici déjà plus de deux ans, sans jamais cesser de menacer l’« Occident global », s’il venait à s’en mêler de trop près, de la guerre mondiale et nucléaire. Face à cette immense folie, il n’y a pas d’autre option que de déployer une immense sagesse. En commençant par rappeler que si, pour les Ukrainiens, et pour les appelés russes, dont beaucoup sans doute s’en seraient passé, la guerre est une réalité vécue, elle n’a pas, elle ne doit pas avoir, ni pour l’Europe, ni pour le monde, le caractère de fatalité qu’on tend de plus en plus à lui donner. Ici et là, en effet, se diffuse cette petite musique que l’affaire est inéluctable, qu’il faut se préparer à la guerre pour défendre « nos valeurs », faute de quoi nous pourrions être les prochains sur la liste. En vérité, cette idée est à peine plus raisonnable que les effrayantes divagations du Kremlin. L’État russe ne vise pas à la domination du monde, ni même de l’Europe, mais de son étranger proche. Nous sommes d’accord que ce n’est pas une raison pour l’y laisser faire n’importe quoi : violer le droit international, bombarder les populations civiles, décider de la couleur des gouvernements des ex-républiques soviétiques. Nous sommes également d’accord qu’un débordement de l’agressivité russe sur un État de l’Otan ou de l’Union nous placerait dans une fâcheuse, et funeste, posture. Mais alors, où sont les armes que l’on promet à Kiev, mois après mois et maintenant année après année, pour fixer le puissant voisin dans le territoire où il importe absolument de circonscrire et d’étouffer le conflit afin d’éviter qu’il n’en déborde les frontières ?
L’Europe doit pouvoir se défendre. Cette idée est d’une telle banalité que jusqu’aujourd’hui elle ne s’est pas souciée de lui donner un commencement de réalité, préférant à l’autonomie stratégique un suivisme atlantiste de mauvais aloi, et hautement inflammable. Elle doit pouvoir se défendre, mais elle doit tout autant être une puissance de paix – elle le doit à son histoire, à son identité même. Il n’y a là rien d’antinomique. Veiller à posséder un instrument militaire en état de marche et préparer la guerre sont deux choses fondamentalement différentes. On peut être un pacifiste convaincu, forcené même, et concevoir que la société doit être prête à toute éventualité, y compris à la plus extrême. Songeons à Jaurès, héraut de l’armée nouvelle, assassiné, à la veille du déclenchement des hostilités, parce qu’il incarnait l’espoir de la paix contre la confrontation soi-disant inéluctable des puissances impérialistes. Alors, quand il semble donner raison aux « experts » du va-t-en-guerrisme avec ses « troupes au sol », quand il persiste et signe en affirmant à propos de l’Ukraine que « la France n’a pas de ligne rouge », Macron s’égare dangereusement. Après avoir songé à Jaurès, on songe inévitablement à Brassens :
Les saint Jean bouche d’or qui prêchent le martyre
Le plus souvent, d’ailleurs, s’attardent ici bas.

Pendant ce temps, l’une des grandes tragédies du début du XXIe siècle se déroule presque sous nos yeux : Gaza, ses plus de 30 000 morts, dont une vaste majorité de civils. Que signifie cette masse, pour nous autres qui n’avons que le mot d’humanisme à la bouche et nous abîmons dans des arguments spécieux pour ne pas reconnaître dans son humanité cette humanité-là ? En cinq mois de temps, seuls quelques organes de notre presse nationale se sont efforcés, et de loin en loin, de mettre des visages sur les chiffres et des noms sur les visages. Cette tragédie cependant est bien la nôtre, non pas parce que nous la vivons dans notre chair, mais parce qu’elle a lieu avec l’accord tacite de gouvernements qui ont beau jeu d’« exiger » le cessez-le-feu quand le plus grand mal a été fait, quand il n’y a déjà plus que des ruines. Pour réagir à l’horreur des massacres du 7 octobre, et à l’ébranlement profond qui en est inévitablement résulté pour la société israélienne, l’État israélien, mû par des chefs pour certains cyniques, pour d’autres, fanatiques, a choisi la violence indiscriminée. Le résultat est épouvantable. Il n’y a guère de mot pour le décrire. D’un État censément « démocratique », cela fait froid dans le dos, mais il est vrai que notre histoire des deux derniers siècles ne nous donne aucun droit à nous sentir irréprochables sur ce terrain. Pour les Palestiniens, c’est une insondable tragédie ; pour Israël, c’est un crime et une erreur grave pour l’avenir. Cela paraît idiot à dire, mais on ne construit pas la paix avec des bombes. Même pas la sécurité. Pour vivre, là-bas comme ici, il faut vivre ensemble, et pour vivre ensemble, il faut se connaître, se reconnaître, discuter, négocier, bâtir des solutions politiques. La force parfois peut être utile. Il arrive qu’elle soit nécessaire, pour autant qu’elle soit maîtrisée, ponctuelle, ciblée, ramenée toujours à sa juste proportion, à sa juste fin. Les démonstrations de force, en revanche, simplement théâtrales ou effectivement meurtrières, ne sont jamais que vaines ou destructrices. Grotesques ou tragiques.

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La fabrique des demi-Français

Le temps a rattrapé ce blog ; un siècle au vrai semble avoir passé depuis ce dernier billet.

Il y a eu les mégafeux, tant d’autres conséquences sensibles et terrifiantes de l’insatiable « modèle de développement » capitaliste sur notre pauvre Terre et ses habitants de toutes espèces. La Cop 28 est passée par là et tout ce que nous montrent les déclarations d’intention qui y furent adoptées est qu’il est illusoire de compter sur un changement tout à la fois radical et intrinsèque, tant le monde comme il va semble résolument engagé dans sa course à l’abîme.

Il y a eu également les manifestations de la folie humaine à un état plus primaire et plus immédiat encore : les massacres commis par le Hamas contre les populations civiles d’Israël, qui fut un choc épouvantable pour les Juifs de tous les pays, et les représailles assassines de l’État hébreux contre les populations civiles de Gaza sur fond de violences coloniales en Cisjordanie occupée.
Cette réplique indiscriminée, dont l’un des objectifs semble être de vider la bande de Gaza de ses habitants, s’est opérée, et s’opère encore, avec le consentement ou du moins dans le silence complice, et coupable, des puissances occidentales. Bien d’autres certes ont leur part dans cet enchaînement fatal. Mais ne faut-il pas commencer par « balayer devant sa porte » ? Qu’attend-on par exemple de l’Iran des mollahs ? Pas grand-chose, assurément. De l’Europe en revanche on aurait attendu beaucoup, compte tenu des valeurs qu’elle revendique aux plans intérieur et international. Et de la France, plus encore. Las, la France de 2023 n’est plus celle de 2003 ; quelques clefs de compréhension du monde se seront perdues en route ; Paris parle énormément mais n’est plus entendue.

Le chemin de la paix est lointain si l’on ne sait répondre à la folie que par une folie plus grande encore. Cela est vrai pour ce petit coin du monde, où se joue depuis des décennies un si grand drame, comme cela est vrai pour « nos » pays, où la parole publique crispe au lieu d’apaiser. Était-il si difficile d’assumer et de tenir cette position de justice selon laquelle Palestiniens et Israéliens ont tous droit à la sécurité et à la dignité ? Et qui a pour corollaire que personne, là-bas, ne doit être repoussé ni à la mer, ni au désert, ni enseveli sous les ruines ? Quand on se donne la peine de chercher sincèrement et ardemment des individus pour se parler en ces termes, on finit en général par les trouver ou les susciter. Et l’on est surpris souvent de constater que les va-t-en-guerre sont moins nombreux qu’on avait pu le croire au commencement. Quelques-uns, rares, se sont efforcés de tenir ici cette position, quand d’autres qui auraient dû l’adopter s’aveuglaient dans de sombres calculs. Réclamer le cessez-le-feu à Gaza, marcher contre l’antisémitisme en France, il ne peut y avoir que des esprits retors ou malintentionnés pour nous faire croire que cela est incompatible.

Hélas, cette incapacité, ce renoncement à frayer un tel chemin tient aussi à ce que notre propre terrain, celui de la République, a été abandonné aux explications simplistes, aux bas-du-front de toutes les chapelles, aux idéologues de la guerre des races. La loi xénophobe qui vient d’être adoptée avec le soutien du RN en porte un redoutable témoignage. Ses conséquences pour les immigrés présents ou futurs et pour la cohésion même de la société française seront d’une grande dureté. Elles conduiront elles-mêmes, par des suites d’enchaînements vicieux dont la subtilité échappe aux déclarations de plateau ou de réseaux sociaux, à adopter des mesures encore plus implacables, encore plus racistes, encore plus punitives.
Ce n’est pas le lieu de se lancer dans une analyse documentée de ce texte globalement néfaste. Citons cependant les allocations supprimées en-deçà de cinq ans de résidence sur le territoire, qui est une manière d’expérimentation de la « préférence nationale » avant, peut-être un jour, son adoption en vraie grandeur, dans un cadre constitutionnel modifié par un RN victorieux. Les étrangers étaient déjà les plus pauvres d’entre les pauvres, il le seront désormais plus encore. Un étudiant de ma connaissance, originaire d’un pays non-européen, me rapportait par ailleurs ses craintes vis-à-vis de la caution qui lui sera bientôt demandée, en plus de toutes les procédures complexes et parfois vexatoires auxquelles il doit se soumettre, pour demeurer dans le pays où il vit depuis de longues années et dont il respecte scrupuleusement les lois. Cela se sent : les gens qui promeuvent de telles mesures n’ont jamais vécu la vie du métèque ou de l’exclu. Il y aurait matière ici à questionner notre constitution politique, mais ne compliquons pas les choses.

À cause de ma propre expérience sans doute, une mesure me touche plus particulièrement : celle qui entreprend l’œuvre de démolition du droit du sol.
Voici les termes de l’article 21-7 modifié du code civil après le vote de la loi Darmanin-Ciotti-Le Pen (les termes ajoutés sont soulignés) : « Tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité, à la condition qu’il en manifeste la volonté si, à cette date, il a en France sa résidence et s’il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans, depuis l’âge de onze ans. » Une incise apparemment de rien du tout, mais lourde de conséquences tant symboliques que pratiques. Ainsi l’on fera dans l’avenir des Français plus ou moins français, plus ou moins citoyens, selon que leurs parents seront d’ici ou d’ailleurs. Ainsi l’on placera dans une situation d’insécurité totale des quantités de gamins nés et socialisés en France, dont il n’est pas écrit qu’à leur majorité ils songeront seulement à « manifester leur volonté » d’acquérir la nationalité de ce pays. Ce faisant l’on souscrit aux vieilles lubies de l’extrême droite détruisent les sociétés qu’elles prétendent renforcer. « Un veau qui naît dans une écurie, cela ne fera jamais de lui un cheval ! » a affirmé le sénateur zemmouriste Stéphane Ravier en séance publique le 8 novembre dernier. C’était résumer de manière extrêmement frappante cette idéologie qui assaille la République de tous côtés : dans les assemblées avec la respectabilité de la cravate, dans les rues avec celle de la batte de base-ball.

Pour en revenir à mon cas personnel, je me rappelle très nettement combien j’étais fier, à cinq ans à peine, et tout juste français par déclaration, de célébrer le bicentenaire de la Révolution de 1789 en habit de sans-culotte. Nous étions loin alors d’où nous sommes maintenant. Lors des débats déjà puants de 2015 sur la déchéance de la nationalité, une autre connaissance, celle-ci très intégrée, française de parents français probablement depuis Astérix le Gaulois, et évoluant au sein de la meilleure société, avait répondu à mes objections en affirmant que « lorsqu’on n’a rien à se reprocher, on n’a rien à craindre ». Ces gens-là, je le répète, n’ont rien connu des difficultés de la vie. Ils ignorent absolument ce que c’est que d’être tout au bas de l’échelle, exclu par son statut doublement humiliant de prolétaire et de métèque – pour reprendre le concept appliqué par Agamben à la logique propre du pouvoir souverain, d’homo sacer. Je ne le sais sans doute pas beaucoup mieux, moi, enfant d’une immigration « choisie », de langue française, qui avait fait du territoire où je vis depuis quarante années maintenant son pays d’élection, mais, pour ma part,  je n’oublie pas que « nous sommes tous des enfants d’immigrés ». Et le pays que je vois ressemble de moins en moins à celui que j’ai espéré.

 

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