Il se passe quelque chose d’inhabituel dans les manifs. On y trouve toujours la force motrice des travailleurs syndiqués: cheminots et enseignants en première ligne, qui, loin de défendre ce que la doxa néolibérale qualifie de « privilèges », paient de leur personne pour le bien du plus grand nombre. Depuis quelques jours, cette force-là est mobilisée comme elle ne l’avait pas été depuis un quart de siècle. Mais désormais une autre force se joint à elle, se fond en elle: celle du peuple en reconstruction. Le syncrétisme qu’on n’espérait plus, le grand mélange dont les prophètes de la guerre civile redoutent l’avènement est en train de se réaliser sous nos yeux : c’est le réveil de la société politique. De part et d’autre de la Grande Révolution, contractualistes et matérialistes se tendent la main et se donnent mutuellement raison : la lutte des classes féconde la promesse républicaine.
La reconstruction du peuple, c’est ce à ce à quoi nous avons assisté dans cette année jaune et c’est ce à quoi nous assistons depuis le 5 décembre. Dans les défilés, les cortèges officiels rapetissent par rapport à des mouvements agrégatifs, populaires, spontanés. La population s’impose comme telle. Elle ne nie pas les cadres mais elle s’en affranchit. Les mots d’ordres fusent. Transcendent la revendication principale.
Cet esprit nouveau est un signe. Partout des femmes et des hommes émergent des ruines du Vieux Monde. Partout ils en quittent les décombres, les réduits, les cellules obscures, pour entreprendre la périlleuse ascension, quand on les enjoignait de rester au fond. À la force des jambes, des bras et de l’intelligence ils se hissent vers la pâle lumière d’un printemps qui peine à poindre. Et une fois au grand air, même vicié par les gaz lacrymogènes, ils fraternisent, égaient les marges des villes, redonnent vie aux rues mortes, secouent les cités assoupies, exhortent la République à se réveiller, à se rappeler sa promesse démocratique et sociale. Alors ces femmes et ces hommes se découvrent sous d’autres noms que ceux par lesquels on avait pris l’habitude de les appeler dans les cénacles stratosphériques. On les avait nommés individus, consommateurs, électeurs, sur un ton qu’on emploierait avec n’importe quoi d’un peu sauvage et méprisable. Se reconnaissant les uns les autres, ils se proclament humains, travailleurs, et citoyens, et se disent aussi français, pour 1789 et 1871, pour tout ce que ce mot qui signifie « libre » charrie d’espérances, comme on se dit ailleurs chilien, algérien, libanais ou soudanais. On les décrivait comme foule : voilà qu’ils s’affirment comme peuple. La « fin du mois » donne le « début du nous », comme on a pu lire, récemment, sur le dos d’un gilet jaune.
Qu’attendre de tout cela, tandis que le Vieux Monde qui se prétend nouveau se déclare inflexible ? « Du sang, de la sueur et des larmes », certainement, aussi vrai qu’aucun contrat social n’a été négocié autour du calumet de la paix. Alors, dans cette attente qui n’est qu’action et réflexion, goûtons au moins ces instants fraternels comme autant de promesses de bonheur commun. Rappelons une énième fois ces mots de Michelet qui sonnent encore si juste : « Grande scène, étrange, étonnante ! de voir tout un peuple qui d’une fois passait du néant à l’être, qui, jusque-là silencieux, prenait tout d’un coup une voix. »
C’est beau, une foule qui devient peuple.
vu de la butte
Parce que de là-haut on perçoit mieux les convulsions du monde. Et parce que la butte évoque les combats populaires, redonne du contenu à une république que nous voulons démocratique et sociale.
Sur ce blog on trouvera, par chance, plusieurs illustrations de l’artiste Vieuvre.-
Recevoir les notes de « Vu de la butte » par courriel
écrire, échanger, se désabonner
contact@vudelabutte.fr
à lire également