la démocratie contre l’État

Estampe tirée des Prisons de Piranèse.

Le covid-19 a sonné le grand retour de l’État.
On le pensait passé par pertes et profits, biffé d’un trait de plume dans le livre de comptes du néolibéralisme ; on croit le redécouvrir à mesure que sont prononcés les mots frontières, protectionnisme, nationalisations, souveraineté, etc. Partout, on n’entend plus parler que de ce barbon né du fond des âges. « État social », « État-providence »… pourquoi pas même « État-nation » ! – ombre westphalienne qui, à tout prendre, ne fut jamais qu’un rêve de despotes. « L’État, c’est moi », fait-on dire à Louis XIV ; cette soudaine fringale de puissance publique pourrait bien nous faire oublier que l’État est souvent la chose de quelques-uns, rarement la chose de tous, et en toute hypothèse une menace pour nos droits.

Est-ce donc cela qu’on veut ressusciter ? Ce monstre froid ? Ce Léviathan ? L’ordre sans l’égalité ? La puissance sans la justice ? C’est en tout cas l’avenir qui se dessine, à mesure que s’effondrent les défenses érigées contre sa voracité notoire, contre sa soif inextinguible de contrôle.
Dans ce pays où, au nom de la lutte contre le terrorisme, les lois d’exception sont devenues le droit commun, où le droit du travail ne cesse de s’effacer devant la loi du marché, il était couru d’avance qu’un microbe justifierait les plus graves atteintes aux libertés.
Ainsi, de quinze jours en quinze jours, un simple décret (un mot griffonné sur un coin de table !) tient enfermés chez eux 67 millions d’individus. Si la santé publique exige un confinement, pourquoi pas ? Mais encore faudrait-il pouvoir en discuter le principe, les modalités et la durée !
Cet exemple tragique montre en tout cas que l’État, incapable de mettre en œuvre une politique de dépistage massif en temps utile, excelle lorsqu’il s’agit de jouer les garde-chiourme. D’une marche, l’autre : le confinement n’est pas levé qu’on nous annonce un mouchard numérique destiné à renseigner les autorités sur nos fréquentations. Demain, à quoi consentirons-nous, dans le fol espoir de protéger l’exiguïté de nos existences ?

En vérité, du moment que nous avons accepté ce principe que des décisions peuvent être prises sans nous, nous avons rendu les armes. La pantomime parlementaire n’y change rien : il est un fait que, depuis 1958, la France n’a plus d’assemblée digne de ce nom.
Alors, comment retrouver notre pouvoir de contrôle et d’initiative ? Ce pouvoir collectif de direction de la société, imprudemment abandonné à une bande de comiques troupiers ? Comment donner corps au formidable esprit d’initiative et d’organisation que la société a démontré face à la crise sanitaire, malgré l’impéritie de ses dirigeants en titre ? En instituant  le RIC et le révocatoire, en approfondissant la démocratie et la république, mais certainement pas en substituant l’État au libre-marché.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

1945… ou 1968

L’histoire fait la nique à Macron. Depuis le 16 mars, il croyait avoir retrouvé son mojo : la guerre. Il avait commencé son quinquennat en congédiant son généralissime et en renommant « ministère des armées » le ministère de la défense ; le covid-19 lui offrait de le continuer sous les auspices de Jupiter. Ce n’était certes qu’une guerre sanitaire, pas la vraie guerre avec les canons et tout le toutim, mais enfin, c’était la guerre quand même. De l’autre côté du Rhin, Merkel parlait le même langage en mentionnant « la plus grave crise en Europe depuis 1945 ». De la part d’une chancelière allemande, ça ne manquait pas de piquant ; mais nous sommes habitués à ce que le mark fort dicte sa loi au Vieux Continent.

La guerre, donc. À ce régime-là, il était logique que le grand argentier du palais, Bruno Le Maire, annonce, la mine aussi sérieuse que lui permet son regard d’enfant perdu, la « plus grave récession depuis 1945 ». Dans les chaumières où les Français confinés cherchent fébrilement les ondes de Radio Londres et les accents secourables de la voix gaullienne, on imagine le pays dévasté, on se figure, tout autour de soi, les vestiges du monde d’avant. Aussi, lorsque, le 8 avril au matin, la Banque de France confirme la dégringolade du PIB, les petits télégraphistes des rédactions s’activent et relaient servilement la comparaison. « La plus grave récession depuis 1945 », qu’on vous dit… Voilà le microbe tueur élevé au rang des plus féroces destructeurs de l’humanité ; voilà l’Europe confinée comparée à l’Europe dévastée ; voilà le verbe présidentiel redevenu créateur.

Les héritiers de l’ORTF ayant au moins ce mérite de fouiller quelquefois leurs archives, la correction ne tarde cependant pas à arriver : il ne s’agit pas de la plus grave récession depuis 1945… mais depuis 1968 !
La récession, mère de tous les maux, aurait-elle donc quelque vertu ? Se pourrait-il qu’elle ait déjà servi de levier pour contester l’exploitation de la classe ouvrière et le conservatisme moral de la classe bourgeoise ? Que par-delà les faillites et le chômage, elle serve de nouveau à obtenir des droits ? À révoquer productivisme et consumérisme ? À faire de l’écologie politique ? À imaginer, qui sait ?, un monde radicalement nouveau ? Rassurons-nous, nos éminents dirigeants espérant encore s’en sortir pour pas trop cher, le changement ne viendra pas d’eux. Leur « jour d’après » s’achètera toujours au prix « de la « sueur, du sang et des larmes ».
Ce ping-pong rhétorique a en tout cas le mérite de nous poser une question : le PIB est-il la juste mesure du bonheur d’une société ?

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

révolution citoyenne ou charité

Le covid-19 a réveillé l’État social. Du jour au lendemain, on ne parle plus que des millions d’invisibles qui font tourner la société et des services publics indispensables à la vie commune. Ce que la grève historique contre la retraite à points n’avait pas réalisé, un microbe l’a fait. Il faut dire que, contrairement aux ouvriers du rail, le coronavirus n’a pas de famille à nourrir : il peut se permettre de plomber l’économie sans préavis ni limitation de durée, quitte à l’envoyer par le fond.

Le capitalisme n’a pas mis un genou à terre que déjà les grands diseux et petits faiseux auxquels les élections confient depuis trente ans la direction du pays s’agitent dans tous les sens. Ce qui avait été impossible trente années durant est devenu absolument nécessaire en quelques jours à peine. D’un coup de baguette magique, on ouvre le robinet du chômage partiel, on défiscalise les primes, on promet des crédits pour l’hôpital, on suspend les échéances, on reporte les réformes, on parle nationalisations, hausse du Smic, que sais-je encore ? À ce train-là, ce n’est plus un virage social : c’est un retour à la Gauche plurielle… que dis-je… ! au Programme commun !

Les grands groupes du luxe, de l’industrie et de l’hôtellerie ne sont pas en reste. Il y a un an tout juste, ils retroussaient leurs manches pour relever Notre-Dame ; les voici désormais au chevet de la France malade, leurs mains impeccables pleines de gel, de masques et de lits. Dieu, que la haute entreprise est philanthrope ! Attendons la levée du confinement, et, revenus au capitalisme « plus respectueux des personnes, plus soucieux de lutter contre les inégalités et plus respectueux de l’environnement » promu par notre ineffable ministre de l’économie, Bruno Le Maire, nous pourrons enfin communier tous ensemble aux deux espèces : la démocratie représentative et le marché régulé.

D’où vient alors que, si bien traités par ces messieurs-dames, des ingrats s’insurgent, alors qu’on leur verse une aumône de 1.000 euros pour qu’ils retournent, en pleine épidémie, à leur caisse enregistreuse, à leur entrepôt ou à leurs livraisons ? D’où vient que les soignants refusent de se faire payer en monnaie de singe ? D’où vient que la société tout entière soit sur ses gardes, suspicieuse quand Jupiter lui vante sa gestion irréprochable de la crise, méfiante quand il lui refait le coup du « Jour d’après » ? De ce que tous ces gens ne demandent pas la charité, mais la direction effective d’une société dont ils ont trop longtemps laissé les manettes à des rentiers, à des exploiteurs, à des irresponsables.

Les Gilets jaunes l’avaient compris et c’est pourquoi ils ont fait peur.

En exigeant tout à la fois le RIC et l’ISF, les révoltés de la France périphérique ont rappelé aux progressistes du dimanche après-midi que la justice sociale est indissociable de la démocratie. Pourquoi cela ? Parce que ceux qui ont fait la Grande Révolution ont établi ce sain principe que toute souveraineté réside dans la nation. Parce que l’histoire des XIXe et XXe siècles nous enseigne que le progrès n’a jamais procédé ni des fantasmes des despotes, ni des libéralités des capitalistes, mais de l’expression de la volonté populaire. Parce que donner au peuple le pain tout en lui refusant la citoyenneté, c’est anéantir sa liberté.

C’est cette liberté perdue qu’il nous faut retrouver. Le droit de nous déterminer nous-mêmes, c’est-à-dire autrement que par la grâce d’un président omnipotent, autrement que par la pantomime parlementaire, autrement que par un État instrument de la domination de classe. S’il y a un « Jour d’après », alors, ce jour d’après ne devra pas être un acte III du quinquennat, mais l’an I d’une république refondée, car la Ve déliquescente est sur le point de devenir son pire avatar : césariste, monarchique, autoritaire.

La crise de la démocratie rattrape inexorablement ceux qui croient encore pouvoir la fuir. Les mêmes qui, en conservant des institutions d’un autre âge, pensent pouvoir conserver leurs privilèges, les mêmes qui, entendant « démocratie directe », répondent invariablement « démocratie représentative », sont désormais talonnés par d’autres, plus habiles, plus retors, plus barbares, et ceux-ci sauront exploiter à plein la toute-puissance de l’exécutif et les lois d’exception devenues le droit commun.

Ils n’ont pas vu le problème lorsque leur champion a été élu par 44 % des inscrits contre la candidate du Front national. Ils n’ont pas vu le problème lorsque les citoyennes et les citoyens des banlieues les plus pauvres de France se sont abstenus à 80 % aux législatives. Ils n’avaient pas vu non plus le problème lorsque le résultat du référendum de 2005 avait été bafoué par leurs prédécesseurs. Malgré tous ces outrages à la démocratie, ils se sont crus légitimes autrement que par les artifices d’une loi électorale caduque. Et ils ont aujourd’hui le bon goût de cacher leur haine du peuple derrière des préventions, certes plus distinguées, contre un introuvable populisme.

En vérité, en refusant la révolution citoyenne, ils ont créé les conditions d’une involution autoritaire. Et ce faisant, ils ont pavé la voie à bien plus dangereux qu’eux. Mais il est encore temps d’écrire une autre histoire. Pendant cette crise sanitaire, la société nous aura prouvé deux choses. Premièrement, sa formidable capacité à s’organiser elle-même, malgré les mensonges et les impérities de ses dirigeants en titre : dans le service public comme dans l’entreprise. Deuxièmement, que les plus discrets de ses membres sont aussi les plus utiles, et que certains des plus visibles sont souvent les plus nuisibles.

C’est un vieux, c’est un intangible principe révolutionnaire, que la démocratie avance lorsque ceux qui ne sont rien dans l’ordre politique découvrent qu’ils sont tout dans l’ordre social. Alors, on revendique de revoir la hiérarchie des métiers, de corriger l’échelle des revenus. Dans un pays qui cherche à rouvrir les voies du bonheur commun, il n’y a sans doute pas de priorité plus urgente, parmi toutes les mesures qui devraient être prises pour remettre à l’endroit ce qui a été mis sens dessus dessous, pour ramener un peu de décence là où l’obscénité a tenu lieu de morale commune.

Si légitimes soient elles, ces aspirations resteront lettre morte aussi longtemps que nous serons sous l’emprise des prestidigitateurs. Il est écrit qu’il n’y aura pas de véritable tournant social s’il n’y a pas de véritable tournant démocratique. Alors que, dans les prochains mois, toute notre attention sera happée par l’urgence, nous devons recommencer dès maintenant à marteler ce message.

Ne laissons pas s’éteindre le combat des Gilets jaunes au moment où il devrait être celui de la société tout entière. Le RIC est la forme la plus nécessaire de l’évolution démocratique, avec son corolaire qu’est le référendum révocatoire. Elle n’est pas la seule : le tirage au sort, le municipalisme sont des manières complémentaires de rendre la souveraineté populaire effective, à tous les niveaux, avec une représentation nationale renouvelée et dotée de vrais pouvoirs législatifs et de contrôle. Les voies et moyens de la démocratie sont multiples, mais son principe est unique : refuser la charité, revendiquer la citoyenneté.


Cette tribune a été publiée le 5 avril 2020 sur le site ami Quartier Général, sous le titre « Nous voulons la révolution citoyenne, pas la charité ».

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

printemps du confinement, été du peuple

C’était il y a quelques mois seulement. C’était juste avant la pandémie. En ce temps si proche et si lointain, Hong Kong bataillait courageusement contre l’État chinois et l’Algérie faisait son Hirak. La société civile soudanaise tenait la dragée haute aux militaires. Les Libanais se soulevaient contre la corruption de leurs dirigeants et contre la partition religieuse de leur nation. Les Chiliens, poussés dans la rue par la politique néolibérale de Piñera, réclamaient l’abolition de la constitution de Pinochet. En France, un an après le début des Gilets jaunes, les travailleuses et travailleurs du rail et de tant d’autres métiers s’apprêtaient à engager une lutte sans précédent pour la défense de leurs conquis sociaux.

En ce temps-là, un vent de révolution soufflait sur la planète. D’est en ouest, on revendiquait la même souveraineté populaire, on exigeait le même droit à la dignité, on réclamait la même probité dans l’exercice des responsabilités publiques. Et on se répondait, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre : on lisait « 1789 » sur les murs de l’ancienne colonie britannique, devenue dominion pékinois, comme on chantait El Pueblo Unido dans les cortèges de Paris, capitale des révolutions. De l’automne du monde ancien jaillissait un nouveau Printemps des peuples. Une réminiscence de ces semaines de 1848 au cours desquelles Français, Italiens, Hongrois, Polonais, etc., s’étaient révoltés contre les injustices du crépuscule monarchique. Une réplique mondiale, peut-être décisive, des protestations de l’après-crise financière ; un lointain écho des printemps arabes. Ploutocrates et autres dictateurs n’avaient qu’à bien se tenir : leur temps était compté.

Bien sûr, nous pouvions pressentir que malgré le nombre, malgré la masse, malgré les convergences, les frontières, les divisions factices, les écarts de développement seraient autant d’obstacles à un surgissement commun, qui aurait tout renversé sur son passage. Mais l’espoir était là, formidable, étincelant comme un mirage, d’un soulèvement qui se répercuterait de place en place et convoquerait l’humanité tout entière, dans son unité d’origine et de destin. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! », proclamait, à l’aube du Printemps des peuples, le Manifeste du Parti communiste. Et, de fait, il y a longtemps que les classes moyennes déliquescentes, que les pauvres, que les assoiffés de liberté du monde entier s’étaient trouvé autant de points communs, contre l’ordre injuste, contre le néolibéralisme destructeur, ou tout simplement pour une vie décente.

Sur ce bouillonnement d’espérance, l’histoire, ironique, a soufflé son vent coulis. Il était écrit que 2020 serait l’année de la révolte planétaire ; mais d’Alger à Santiago et de Hong Kong à Paris, les rues se vident sur ordre des gouvernements. Par l’opération miraculeuse du covid-19, les régimes conspués ont été réinvestis de leur autorité. Les révoltés ont respecté leurs décrets tout en promettant de demander des comptes. Et tandis que près de 4 milliards d’êtres humains s’enfermaient chez eux, pour la première fois dans l’histoire, une même question fut sur toutes les lèvres : « N’est-ce pas l’occasion rêvée pour conjurer notre sort ? » Certains murmuraient : « Cessons cette course effrénée ! » D’autres : « Libérons-nous de nos chaînes ! »

Sous la lumière d’un ciel plus pur, l’idée qu’une autre société est possible a germé et commencé à croître. Le confinement est exigu, le travail, périlleux, mais quand le monde tourne plus lentement, il reprend un peu du sens qu’il avait perdu. On ne veut assurément pas que l’urgence sanitaire se prolonge, mais pour avoir goûté au jour d’après, on se dit que ce n’est peut-être pas si terrible que ça, l’apocalypse, et que quand on aurait retrouvé la famille et les proches, ça pourrait même devenir agréable.

Le risque cependant est que le confinement ne vire à la glaciation ; que l’automne des peuples ne se transforme en hiver des consciences. Déjà les potentats de toutes sortes prennent leurs aises et goûtent, solitaires, au silence de la rue. Le capitalisme quant à lui vient réclamer son dû : il n’est pas mort, et les fauves blessés sont plus dangereux.

En France, soi-disant pays de liberté et d’égalité, les formules s’affûtent pour justifier le tour de vis : « effort de redressement », « maintien des mesures d’urgence sanitaire ». L’exécutif signe de gros chèques pour relancer l’économie et hypothèque ce faisant tout espoir sérieux de transition écologique. Bientôt, sa prodigalité dans la crise justifiera des mesures austéritaires, agréées par une Europe retournée à ses dogmes. Pouvons-nous lui en vouloir, lorsque nous le voyons pris au piège d’un système que ses commettants lui ont donné mandat de défendre coûte que coûte ?  Prévenus en tout cas que le « jour d’après » des bonimenteurs sera pire que leur « jour d’avant », nous savons ne pouvoir compter que sur nous-mêmes. Nous pressentons que pour construire une société plus juste, il faut bloquer la mécanique qui se remet tranquillement en marche en reprenant la contestation exactement où nous l’avions laissée. La réforme des retraites est caduque ? Qu’importe : les mots d’ordre ne manquent pas pour que le printemps du confinement se prolonge en été du peuple. Le plus dur ne sera pas d’en trouver de nouveaux, mais de faire en sorte que l’arrêt forcé de l’économie soit un atout dans la bataille, plutôt qu’un argument pour nous faire taire.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

permanence du fait social total

Miracle : la Maison Blanche et le Sénat américain se sont accordés sur un plan d’aide à l’économie des États-Unis de 2 000 milliards. Arrivée avec la nouvelle du reflux du covid-19 en Chine et la perspective d’un taquet prochain en Europe occidentale, l’annonce de ce plan historique a provoqué l’euphorie (temporaire) des bourses mondiales, qui ont montré aussi peu de retenue dans la jouissance qu’elles avaient montré de calme dans la tempête.
Ô, joie de l’économie financiarisée !

Trois semaines durant, doux rêveurs et oiseaux de malheur nous avaient pourtant annoncé coup sur coup le krach du siècle et l’effondrement du système capitaliste. Qu’ils s’étaient fourvoyés ! Déjà, grands argentiers et chevaliers d’industrie soupirent de soulagement : ce n’est pas aujourd’hui qu’ils seront passés par pertes et profits… ni peut-être même demain. Pour la deuxième fois en une décennie, par l’opération mystérieuse du covid-19, l’humanité est placée devant cette question rhétorique : eux ou le chaos.

Des dégâts, il y en aura, c’est certain – 3 à 6 points de PIB en moins pour la plupart des États qui tirent la croissance mondiale.
Rien cependant qui mette en péril l’édifice. Les secteurs qui subiront la plus grosse purge étaient sur la sellette depuis longtemps : ainsi du transport aérien et de l’automobile. Des milliers de PME voient se vider leur carnet de commandes: elles seront sur l’estran comme autant de coquilles vides où les bernard-l’hermite de la finance viendront prendre leurs aises. Quant aux plateformes, vampires du capitalisme 3.0, elles achèveront de se faire leur place au centre du jeu, entre des consommateurs toujours plus fauchés, des actionnaires toujours plus avides et des travailleurs toujours plus précaires. Pour comble d’aubaine : l’augmentation mécanique du chômage (+ 3,3 millions en une semaine aux États-Unis) enclenche la dynamique de la précarisation de l’emploi, aimablement agréée par les démocraties parlementaires sous forme d’ « assouplissements » du temps de travail ou de prise obligatoire des congés. La dépendance des pays du Sud s’accentue également et les grands prédateurs sauront en tirer parti : ressources peu chères, main d’œuvre servile, marchés captifs.
À ce stade de la pandémie, il semble en tout cas que ce qui attend l’économie-monde n’est pas la destruction pure et simple, mais la destruction créatrice.
Pas la mort, mais la mue.

À travers ce sursis, le capitalisme s’offre l’illusion de sa propre éternité. Et ce faisant il nous présente ce mirage comme une planche de salut.
Sa fin est inéluctable ? Qu’importe, il engloutira tout avec lui. Les eaux montent, les guerres se préparent, les dictatures s’installent, et ce monde qui s’écroule sur lui-même continue de ne connaître qu’une seule constante, la règle universelle et non-écrite qui partage l’humanité en deux groupes : dominants et dominés.
Le capitalisme obnubile à ce point l’esprit que, sous son empire, il devient quasi impossible de distinguer nature et culture, entre temps et histoire, et donc d’imaginer l’alternative.

Le tour de force de la société alternative, d’autres l’ont réalisé par le passé: en révoquant une monarchie de mille ans en 1789, en congédiant une république parjure en 1871, en affirmant, en 1945, que la révolution était la suite logique et nécessaire de la résistance. Les conditions sont-elles réunies pour qu’une fois encore, le  meilleur émerge du pire ? En France, la colère populaire atteignait un niveau inédit avant le covid-19, et les cagades en cascade de l’exécutif ne peuvent que l’attiser. Ce n’est en tout cas pas l’énième annonce d’un « plan hôpital » qui l’apaisera. L’allocution du chef de l’État, venu à Mulhouse nous dire, comme Mac-Mahon, « que d’eau, que d’eau », était parfaitement claire au moins sur ce point : la « deuxième ligne », le peuple des livreurs et des caissières, a les remerciements polis de la nation, mais est priée de rester à sa place.

Une source d’espoir provient de ce que les crises en cours nourrissent tout à la fois le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. Tôt ou tard, elles accoucheront de formes nouvelles qui ne seront ni la réplique dégradée, ni l’avatar, ni même le contraire du capitalisme, mais cet ailleurs dont les luttes et les rêves commencent déjà à dessiner les contours.
En attendant, pareil aux étoiles mortes, le marché, ce fait social total, continue de diffuser son idéologie. Et la politique qui lui est inféodée, de quémander auprès de lui des accommodements de moins en moins raisonnables.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

le covid-19 et la lutte des classes

Le statut d’observateur forcé est une invitation à faire de l’histoire au présent. Cet exercice où Marx excella consiste, pour reprendre une formule d’Engels à propos de son vieux camarade, à « saisir pleinement le caractère, la portée et les conséquences des grands événements historiques au moment même où ces événements se produisent sous nos yeux ou achèvent à peine de se dérouler »*. Pourquoi se référer à Marx ? Parce que, comme lui en son temps, nous voyons se dessiner sous nos yeux un monde nouveau, et il nous appartient non pas seulement de l’interpréter, mais de le transformer.

Quel est notre « grand événement historique » ? Les comiques troupiers qui nous gouvernent l’ont désigné à notre place : c’est le covid-19 – « ennemi invisible » pour Trump, « ennemi insaisissable » pour Macron.
Ces prestidigitateurs élus ne se sont pas contentés de nommer l’ennemi ; ils ont également écrit le scénario dont nous sommes tout à la fois acteurs et spectateurs : la guerre. « Je serai un président pour temps de guerre », nous dit Trump. « Nous sommes en guerre », avait répété Macron à sept reprises. Et la chancelière Merkel d’ajouter, avec un sens de la comparaison qui confine à l’amnésie : « Nous vivons la pire crise depuis la Deuxième Guerre mondiale ».
Ainsi, attendant fébrilement les allocutions solennelles de ces messieurs-dames à qui nous avons imprudemment confié nos destins, nous vivons dans l’angoisse d’un microbe supposément capable de faire capoter toute la civilisation, de la grande place boursière à l’artisan du coin.

Le covid-19 peut être mortel et sa propagation est rapide ; bien sot qui le contesterait. Dans nos pays soi-disant développés, il tue par milliers, menace les plus vulnérables – vieux, employés, ouvriers, néoprolétaires des plateformes, sans-abris, migrants… -, et les soignants sont engagés avec lui dans un corps-à-corps dantesque qui tient moins à sa dangerosité intrinsèque qu’à l’impéritie des gouvernements (manque de lits, manque de masques, etc.).

Devenu, par l’opération magique du discours politicien, la source de tous les maux, le covid-19 n’est cependant pas l’événement en lui-même, mais son révélateur.
Comme toutes les virus, il passera. Et s’il laisse dans son sillage des centaines de milliers de familles endeuillées, la société humaine poursuivra néanmoins son chemin, bon an mal an. Mais dans quelles conditions ?

On a rappelé dans ce billet que l’exploitation outrancière des ressources naturelles était l’une des causes du franchissement de la barrière des espèces. Voici peut-être un premier fait révélé par le covid-19 : la voracité de notre modèle de développement, son penchant inné à tout dévorer sur son passage, au risque de provoquer des catastrophes capables d’annihiler l’humanité dont il avait promis de garantir le progrès. La pandémie à l’œuvre, dont l’origine est sujette à de multiples conjectures, est à replacer dans le contexte des périls annoncés, soit que nous les ayons déclenchés, soit que nous leur ayons prêté main forte.

Plus certainement, le covid-19 est en train d’agir comme un révélateur et un accélérateur des mutations économiques. Ainsi l’économie numérique sera l’une des rares vainqueuses du survival game où l’économie réelle s’est soudainement trouvée plongée. Comme le relève justement Philippe Escande dans Le Monde**, les grandes enseignes de l’électroménager et de la culture voient déjà leur activité complètement réorientée vers la vente en ligne, lorsqu’elle ne représentait hier que 20 % de leur activité, signe annonciateur d’un « grand basculement ». De fait, après avoir vampirisé les revendeurs physiques, il est probable que les plateformes du type Amazon les remplacent purement et simplement. Logistique, distribution : derrière l’acte d’achat, c’est tout un processus qui se transforme et profite à plein de la dérégulation produite par nos institutions (CDD, intérim, micro-entrepreneuriat, etc.) pour recruter des emplois sous-payés et sous-protégés. Après un siècle d’un salariat de plus en plus protecteur – grâce aux luttes, grâce au mouvement social -, le numérique œuvre au rétablissement du salaire à la pièce qui avait fait la fortune des industriels du XIXe. Cette rupture semble devoir achever la grande mutation capitalistique engagée il y a vingt ans, mais appelée de leurs vœux depuis bien plus longtemps par des gouvernements que les chocs pétroliers avaient laissés exsangues, incapables d’imaginer un modèle de développement alternatif.

Ceux qui prédisent de bonne foi le « jour d’après » sont loin du compte ; ceux qui en font un argument rhétorique sont des menteurs. Le jour d’après de M.Macron, révolutionnaire d’opérette en 2017, authentique contre-révolutionnaire en 2018, sera comme le jour d’avant, mais en pire. Lorsque, depuis près de quarante ans, notre société descendait degré par degré l’escalier des droits sociaux, la voilà dégringolant jusqu’au plancher en quelques semaines seulement. Les renoncements demandés par le ministre Le Maire au nom de l’« effort de redressement » (congés payés, RTT, temps de travail) donnent un bon aperçu des outrances à venir.

Est-ce une mauvaise nouvelle ? Oui et non.  Marx, encore lui!, avait découvert la mission historique au prolétariat. Le premier, il avait vu se former cette réalité sociale et cette force politique nouvelles, dans les faubourgs parisiens des années 1840 et dans l’Angleterre victorienne des années 1850-60. Ce faisant il avait démontré que l’histoire est le produit de l’évolution des facteurs de production et donc de la lutte des classes. Dévoyée par le stalinisme, vilipendée une coterie de pseudo-philosophes au tournant des années 1970, ringardisée par les chantres de l’économie de marché tout au long de l’arrogante décennie 90, la lutte des classes fait son retour par la grande porte. Les gilets jaunes en ont matérialisé l’irruption dans le champ politique, lorsque tout un peuple d’ouvriers et d’employés paupérisés est descendu dans la rue en disant : « Et nous autres ? ». En dépouillant le cadavre de la social-démocratie de ses derniers oripeaux, en poussant la classe capitaliste à se montrer sous visage le plus hargneux, en acculant les classes populaires dans leurs derniers retranchements, le covid-19, loin d’éteindre les revendications sociales, les exacerbera sans doute.
Les décombres des Trente Glorieuses sont une poudrière.


*Introduction à La Guerre civile en France, 1891.
** Du 24 mars.
Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

la critique en confinement

La lutte contre le coronavirus est-elle compatible avec la démocratie ?
On pourrait croire que non, à voir les régimes autoritaires encensés pour leurs performances dans l’éradication de l’agent pathogène. Foyer du covid-19, l’État chinois est cité en exemple après avoir mis sous cloche des centaines de millions de personnes. Son voisin russe réalise quant à lui le prodige de tenir la maladie hors de ses frontières tout en préparant la présidence ad vitam æternam de son chef. Même Singapour, dictature microscopique et richissime, suscite des admirateurs dans la presse la plus respectable en maximisant son contrôle social*. Parmi les États les moins fréquentables du monde, il n’y a guère que la République islamique d’Iran qui soit débordée. Qu’importe : entre la tyrannie des Saoud et celle des mollahs, les Occidentaux avaient déjà choisi.

De nos pays que l’agitation parlementaire peut faire prendre pour d’authentiques démocraties, en passe néanmoins de subir une saignée historique, certains regardent avec un peu d’envie ces lointains despotats où les virus sont soignés grâce aux bons offices de la police politique. Dans l’Europe désolée, seule l’Italie détonne par ses mesures radicales, et cet État jamais complètement unifié semble pour une fois en mesure de donner des leçons de jacobinisme à la patrie de la monarchie absolue et de la Révolution. Il est vrai que la Ve République, édifiée sur le mythe de la stabilité, dotée d’un président omniprésent et omniscient, législateur de facto, juge à ses heures perdues, a connu un coupable retard à l’allumage, et que l’autre plus vieil « État-nation » d’Europe, le Royaume-(Encore)-Uni, compte sur l’immunité collective comme d’autres espèrent le Messie.

Dans ce contexte, cantonnés dans nos appartements pour les plus chanceux, condamnés à aller au turbin pour les autres, à l’hôpital, dans les supermarchés ou sur les plateformes logistiques de la distribution de colis et de marchandises, la tentation est grande de se taire, de simplement laisser passer l’orage. L’opinion ne soutient-elle pas majoritairement la gestion du gouvernement, comme en témoigne un récent sondage ? « Nous sommes en guerre », a répété sept fois le président jupitérien lors de son allocution du 16 mars. Et la guerre, comme chacun sait depuis août 14 : c’est l’Union sacrée.

C’est en tout cas le pari qu’a fait l’exécutif, en déployant, cache-misère de ses insuffisances, l’insidieuse rhétorique de la culpabilisation. Le coronavirus se propage ? La faute aux promeneurs du dimanche, qui n’ont pas compris la gravité de la situation, alors qu’on leur serinait depuis plus d’un mois d’éternuer dans leur coude et d’éviter les embrassades. On aimerait pourtant connaître le nombre de citoyens contaminés le 15 mars, jour où ce même exécutif a, souverainement et en dépit de toutes les alertes, convoqué 44 millions d’électeurs aux urnes, exposant plus particulièrement 100 000 à 200 000 présidents, assesseurs et scrutateurs des bureaux de vote au virus…
À responsabilité, responsabilité et demie.

Car c’est bien la responsabilité politique de nos dirigeants qu’il faudra examiner in fine, par tous les moyens possibles : commission d’enquête parlementaire et pourquoi pas procès en destitution. Il s’agira notamment de comprendre pourquoi le ministère de la santé a attendu le 21 mars pour « faire évoluer la stratégie de dépistage », ou comment les masques ont été massivement destockés par les derniers gouvernements. Dans le même ordre d’idées, il faudra surtout instruire le procès du désossage de l’hôpital public, car les dégâts causés par l’épidémie dans les pays européens tiennent moins à la dangerosité intrinsèque du covid-19 qu’à une politique délibérée de diminution des moyens dédiés à la santé.
Sans même attendre cette épreuve de vérité, un autre combat s’impose déjà, contre la politique antisociale d’un gouvernement décidé à annihiler la durée maximale du travail et à ratiboiser les congés payés par ordonnances au nom de l’ « urgence économique ». Mais comment faire, alors que la liberté de réunion et de manifestation est anéantie par un « état d’urgence sanitaire » accepté sous la contrainte de la psychose collective ? Des voix s’élèvent pourtant pour questionner la politique de confinement des individus non-porteurs, lorsque d’autres pays, tels la Corée du Sud, ont priorisé les dépistages systématiques.

Le covid-19 ne signe pas la fin du mouvement social engagé par la révolte des gilets jaunes et poursuivi par la mobilisation contre la retraite à points. Il lui donne au contraire une vigueur nouvelle, des arguments nouveaux, qui se comptent malheureusement en vies humaines. Il dresse l’acte d’accusation d’un système marqué par trois tendance totalement intriquées : l’abandon des plus fragiles, la réduction des libertés publiques et la captation de la souveraineté populaire par une minorité privilégiée. Sans un puissant effort critique, sans une révolte des consciences, ce système qu’on pourrait croire au bord du gouffre pourra soit trouver un nouveau ressort, soit accoucher de sa forme la plus détestable.
Alors, oui à l’esprit civique ; non à l’union sacrée.


*Le Monde du 21 mars, « Singapour s’érige en modèle, sans confiner ».
Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | 2 commentaires

le jour d’après

« Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, comme trop souvent par le passé dans des crises semblables, sans que rien n’ait été vraiment compris et sans que rien n’ait changé. »

« Ne nous laissons pas impressionner, agissons avec force, mais retenons cela, le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour aux jours d’avant. »

Quinze mois séparent ces deux affirmations d’Emmanuel Macron.

La première est extraite de son allocution du 10 décembre 2018. Deux jours plus tôt, un quarteron de gilets jaunes s’était égaillé dans les quartiers de l’ouest parisien, laissant dans son sillage une vague odeur de brûlé. Tous ceux qui détenaient une once de pouvoir dans l’État avaient craint de finir comme Foulon et Bertier : la tête au bout d’une pique. Acculé mais pragmatique, l’homme nouveau de 2017 avait alors troqué la toge et le foudre de Jupiter contre les sandales ailées d’Hermès, dieu du négoce et des voleurs, moins glorieuses mais plus seyantes. Croyant pouvoir barguigner avec le peuple, il avait lâché du lest ; mais le peuple, qui voulait plus, ne s’en était pas laissé conter.

La seconde est extraite de son allocution du 16 mars 2020. Autre temps, autre crise. La colère gronde encore mais se fait plus discrète. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », lit-on dans Les Animaux malades de la peste. Et, de fait, le sournois virus frappe sans distinction de classe. La guerre sociale fait place à la guerre sanitaire et l’habile barguigneur s’est adapté aux nouvelles règles du jeu nouveau. Derrière le chantre de la start-up nation, on croit voir l’ombre de De Gaulle. Le confinement n’a pas encore commencé que les couloirs du pouvoir bruissent de mesures étatistes. On y parle nationalisations, plan de relance, voire interdiction des licenciements… Ça, alors ! Macron serait-il devenu socialiste ? On vous l’a dit, « le jour d’après, ce ne sera pas un retour aux jours d’avant. »

L’histoire cependant nous apprend que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent; que, toutes choses égales par ailleurs, la der des ders de 1918 ne pouvait être autre chose qu’un vœu pieux de gueules cassées, le plus jamais ça de 1945, une vaine espérance, et les vibrants discours sur la crise financière de l’après 2008, des ruses de chattemite, tandis que les rentiers d’un capitalisme censément revenu à la niche gagnaient toujours plus, et les larbins de l’économie dérégulée, toujours moins.

Le covid-19 n’est pas en soi un signe des temps. Les épidémies n’ont pas attendu le capitalisme néolibéral pour décimer des populations entières. L’équation virus = mondialisation = immigrationnisme proposée par les boutefeux du parti lepéniste est un délire de doctrinaire d’extrême droite.
Il serait fou pour autant de déconnecter la pandémie actuelle du modèle de développement économique désormais universellement partagé et devenu fait social total. Il a été démontré que la déforestation, que l’élevage intensif bouleversent les écosystèmes, rapprochent les animaux sauvages des animaux humains et contribuent au franchissement de la barrière des espèces*. Il est acquis surtout que le sacro-saint libre-échange tient les États captifs de productions réalisées de l’autre côté du globe et met en péril leur approvisionnement en situation de crise, en plus de servir de cache-sexe à une colonisation qui ne dit pas son nom. Il est certain aussi que l’Union européenne telle qu’elle a été façonnée par les traités est plus une source de problèmes que de solutions.

Mais alors, quoi ? Puisque « le jour d’après, ce ne sera pas un retour aux jours d’avant », tout cela va-t-il changer ? M. Macron sera-t-il parjure à sa caste ? Dénoncera-t-il les libertés que la République de l’Égalité, de la Liberté et de la Fraternité prend avec ses principes à travers le monde pour le bien de sa classe dirigeante ? Foin de tout cela ! Il prendra, oui, des mesures conjoncturelles, comme firent tous les césars de la soi-disant république, mais il ne changera rien d’un système dont il est à la fois le produit et l’instrument.
Au « jour d’après », en vérité, les plateformes compteront parmi les rares survivantes de l’économie laminée (dès aujourd’hui, le nouveau prolétariat qui les sert dans la logistique et la livraison est, triste ironie du sort, le plus exposé au risque viral) et le spectre de l’État social sera bien incapable de dicter sa loi à un marché qui licenciera à tour de bras et demandera bien d’autres gages. Au « jour d’après », le capitalisme sera d’autant plus vorace qu’il aura été mis à la diète. Nombre d’usines ne se remettront pas à tourner, cela est certain, mais les rentiers du système n’auront de cesse qu’ils n’auront récupéré leurs avoirs et leur manque à gagner sur le dos des travailleuses, des travailleurs et de la terre nourricière.

Alors, que faire ? Commencer peut-être par ne plus se laisser fourvoyer par les prestidigitateurs professionnels. Savoir que le changement ne pourra venir que de celles et ceux qui y ont intérêt, en France, en Europe, partout à travers le monde.
Et peut-être – qui sait ? – le confinement aura-t-il cette vertu de nous faire revenir à un essentiel que les mirages de la société de consommation, dont nous sommes tout à la fois acteurs et victimes, nous ont fait perdre de vue.


*Lire sur ce sujet l’article de Sonia Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », dans Le Monde Diplomatique de mars 2020.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Un commentaire

de l’insurrection à la légalité

L’époque est à l’insurrection. Partout en France, le spontanéisme se substitue aux mécanismes éculés du dialogue social : il déjoue tous les plans et renouvelle toutes les tactiques.

En occupant les ronds-points, en marchant chaque samedi dans les villes, les gilets jaunes ont remis à l’ordre du jour la question démocratique et sociale.
Un an après le début de leur révolte, le mouvement contre la retraite à points a embrayé, d’une ampleur sans précédent, poussant la grève jusqu’à l’épuisement, débordant les cortèges syndicaux, démissionnant en masse des hôpitaux, jetant les robes d’avocat aux pieds de la garde des sceaux ou bravant les gaz lacrymogènes en tenue ignifugée.
Entre-temps, des citoyennes et citoyens de tous horizons avaient récolté plus d’un million de signatures pour la défense des biens communs, quand d’autres investissaient carrefours et centres commerciaux pour alerter sur l’effondrement qui vient.

En quelques semaines, toutes les luttes ont convergé jusqu’à en former une seule, animée par un même constat : quand l’exercice des droits politiques ne suffit plus à faire entendre la voix du peuple, la mobilisation sans trêve, l’action d’éclat, la désobéissance civile sont ses seuls recours.
Mais pour quel résultat ?

Médiatiquement, le succès est complet. La société du spectacle a été battue à son propre jeu. Elle n’est pas tout à fait K.O., mais elle est sérieusement sonnée. Il n’est pas un pince-fesse officiel, pas une sortie ministérielle qui ne redoute l’irruption d’une protestation auquel aucun plateau de télé ni aucun écran n’auront échappé.
La riposte policière, le ton martial de l’exécutif, la furie des éditorialistes en témoignent : les « élites » sont sur la défensive, acculées sur le terrain où elles tenaient depuis des lustres la position dominante. La bataille culturelle n’est certes pas encore gagnée, mais les oubliés de la société politique sont revenus au cœur de la mêlée avec la rage de vaincre.

Politiquement, pour l’instant, le résultat est nul.
Le RIC n’a pas été instauré, l’ISF n’a pas été rétabli, les retraites vont être inexorablement ratiboisées, ADP sera bientôt vendu à l’encan et les promesses écologiques sont en train de passer par pertes et profits.
Aucune des revendications n’a été reprise par le pouvoir, qui se contente de mesures catégorielles et organise ce faisant sa propre fuite en avant. Même sa réforme constitutionnelle, pourtant fondamentalement conservatrice, a été mise au rancart.

Dans l’ombre, sa forme la plus autoritaire et redoutable attend patiemment son heure.

Alors, que faire ?

Pousser plus loin l’audace ? Si l’agitation a cette vertu nécessaire d’éveiller les consciences, chacun perçoit, dans l’incoercible raidissement de l’exécutif, les effets pervers de la dialectique de la violence et de l’ordre.

Espérer un dénouement électoral ? Les municipales ne changeront rien à l’affaire. Elles surcoteront les anciens partis et enkysteront encore un peu plus l’extrême droite dans le paysage. Quant à la présidentielle, si le système électoral nous force à avoir les yeux rivés sur cette échéance maudite, dont nous pressentons qu’elle pourrait être un levier puissant, l’histoire nous enseigne cependant qu’à trop compter sur l’élection, il arrive qu’on récolte la dictature. Rappelons l’exemple des parlementaires de l’éphémère IIe République, qui crurent pouvoir congédier Bonaparte et finirent congédiés par Napoléon.

Par quelque extrémité qu’on prenne le problème, convenons qu’un mouvement populaire ne peut avoir que deux issues : la légalité ou la disparition.
Puisqu’il ne peut être question ni de révoquer la légalité, ni de se laisser enfermer dans les cadres de la légalité actuelle, alors nous devons préparer les conditions de la légalité future.

Les revendications sont nombreuses et foisonnantes. Leur place n’est pas dans la rue, mais dans les palais des institutions moribondes.
La République doit redevenir l’outil de réalisation des aspirations populaires. L’actuelle ne le permet plus :  il faut donc engager un processus constituant.

Comment ce processus sera-t-il déclenché ? Quelle forme prendra-t-il ? Réinventer la souveraineté n’est jamais chose aisée. Pensons à ceux de 89, qui mirent fin à huit siècles de monarchie et de société d’ordres pour proclamer la liberté et l’égalité.

Notre tâche est moins vaste, mais tout aussi vertigineuse.

Une certitude toutefois s’impose : la possibilité d’une nouvelle république a déjà germé dans les esprits.
Il est acquis désormais que le système ne peut être seulement réformé. Que la monarchie présidentielle et la réduction de la citoyenneté à l’élection sont les principaux obstacles à la transformation démocratique, sociale et écologique.
Il est acquis également que la Ve ne garantit plus les droits qui étaient la condition sine qua non de son avènement.

Le mouvement populaire a proclamé un double principe : démocratie et dignité.
Ces mots doivent être replacés au cœur du contrat social.
Certains figurent déjà dans les textes : il faut les réaffirmer. D’autres sont propres à notre temps : il faut leur donner force de loi.
Séparés par les logiques économiques dévastatrices à l’œuvre depuis un tiers de siècle, les droits sociaux et les droits civiques doivent être réunis. La consécration de l’initiative populaire dans l’ordre constitutionnel est particulièrement inévitable.

Afin que l’idée constituante ne reste pas une chimère, elle doit devenir un mot d’ordre.

Elle doit s’imposer dans la rue, dans les débats et dans les campagnes électorales, shunter la logique de la personnalisation, substituer des questions ouvertes aux questions fermées qui étouffent depuis trop longtemps l’intelligence collective.

Alors, peut-être, elle pourra devenir réalité, et rendre ainsi à toutes les citoyennes et à tous les citoyens leur droit imprescriptible à décider de leur avenir commun.


Cette tribune a été publiée le 8 mars 2020 par mes camarades de Reconstruire.org, dont l’astucieuse devise est : « Pour que ceux qui commandent ne soient plus ceux qui commentent ». Bravo à eux pour leur travail de reconstruction du peuple.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

aux confus

Bien que je n’aie pas encore atteint l’âge canonique, je veux vous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Je veux vous parler du vieux monde. D’un monde où il y avait encore une gauche et une droite. J’ai dit dans ce papier d’où je venais, et où j’allais. Alors sans doute il s’en trouvera certains, parmi mes nouveaux camarades, pour juger que mon parcours ne me qualifie pas particulièrement pour donner des leçons de morale ou de stratégie politique. Leçon ou pas leçon, je crois nécessaire d’œuvrer à dissiper le confusionnisme ambiant.
Dissiper le confusionnisme du présent en convoquant le passé ? Oui, parce que la lumière déjà lointaine et ténue du vieux monde avait au moins cet avantage d’éclairer les zones d’ombre où peuvent disparaître les principes.

Dans le camp que j’ai rejoint sur le tard, nous sommes nombreux à penser que le dégagisme à l’œuvre est la réfutation vivante de toute stratégie d’union des gauches. Que le succès dans les urnes ne peut plus résider dans la mobilisation d’un tiers seulement de l’électorat – pétri d’ailleurs de contradictions internes. Qu’au point où nous sommes, la seule sortie envisageable à la crise politique est la révolution citoyenne, et son seul ressort possible, le mouvement populaire.
La révolte des gilets jaunes nous a fait entrevoir cette possibilité. En se proclamant démocratique et sociale, elle s’est affirmée comme un formidable outil de transformation politique. Autour d’elle, après elle, la prolongeant sans la faire disparaître, le mouvement d’opposition à la retraite à points lui a donné une dimension à l’échelle du peuple tout entier. Et tout porte à croire que cette protestation qui ne cesse pas, qui embrasse tant de professions, tant d’individus résolus à dire « nous » au lieu de « je », a de beaux jours devant elle.

Tout n’est pas réglé pour autant. La plus grande partie du chemin reste même à parcourir et ce chemin est semé d’embûches.
Convaincre, malgré l’atomisation de la société, malgré la démultiplication des appareils qui flottent comme autant d’écueils à la surface des eaux mortes, convaincre qu’il peut seulement exister un espoir n’est déjà pas une mince affaire.
Mais ce n’est pas tout : il faut encore se garder des bonimenteurs qui veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Des bonimenteurs, il y en a de toutes sortes. Il y a ceux au discours plein d’inconnus, de doubles-fonds et d’obsessions étranges ; il y a les loups sous leurs peaux de mouton ; il y a les gourous, aussi, qui cultivent l’ambiguïté avec une constance suspecte.
Et tout ces personnages, dont la partie la plus visible seulement est au RN, dont beaucoup gravitent autour, dans une zone grise où se mêlent un complotisme paranoïaque et un patriotisme immodéré dont le mélange forme rarement un bon terreau, ont en commun de se réclamer faussement de nos principes.
Nous voulons dégager Macron ? Ils le veulent aussi, et certains se prétendent les mieux placés pour y parvenir.
Nous voulons rendre la parole au peuple ? Ils le veulent aussi, disent-ils. Mais pour les uns sous une forme purement plébiscitaire, antidémocratique car antidélibérative et exclusiviste ; pour les autres par l’effet d’un tirage au sort improprement présenté comme la panacée.
La plupart d’entre eux ont enfin en partage de se réclamer du souverainisme. Cela doit-il suffire à nous séduire ? Voyons plutôt : leur souverainisme est identitaire, le nôtre est populaire ; leur souverainisme a pour fin de dégrader l’humain en partitionnant la société, le nôtre n’a de sens que parce qu’il crée à son profit des droits, et sa vocation est universelle.

Est-il bien utile d’établir la taxinomie des mystificateurs ?, demandera-t-on.
Oui, plus que jamais. Non pas pour se faire plaisir, pour se congratuler d’être dans « le camp du bien », mais parce qu’un nombre croissant d’entre nous croient utile d’engager un dialogue de circonstance avec la droite de la droite ou ses idiots utiles.
Débattre est indispensable – il faut montrer, disait Desproges, le vrai visage du cuistre –, mais participer à un raout où l’on applaudit le Brexit droitier de MM Farage et Johnson est une faute. Débattre est indispensable, donc, mais afficher une connivence possible, même sur un sujet autre, avec quelqu’un qui défend M. Soral et admet qu’on puisse douter de la réalité de la Shoah est une faute.
Pas une faute de communication, mais une faute de principe. Et qui plus est une erreur stratégique.

De ces errements, les exemples ne manquent pas.
Chaque fois, ils fissurent le bloc qui devrait au contraire se consolider. Chaque fois, ils donnent du crédit à nos ennemis et des arguments à nos adversaires, en véhiculant ce lieu commun qu’il existerait un pont entre la gauche radicale et la droite extrême.
Par les temps qui courent il est devenu habituel de se réclamer du CNR. Ce sain réflexe engage toutefois à ne jamais oublier le contexte de son avènement contre les confusions qui avaient fait s’effondrer la République sur elle-même. Mme Le Pen étant aux portes du pouvoir, il est même urgent de s’en souvenir.
Pour parer au risque de la confusion, il existe après tout une doctrine prophylactique simple d’application: les gens, toujours ; les appareils, jamais.

Malgré toutes ses qualités scénaristiques, la saison 3 de Baron Noir a le tort d’appliquer au monde nouveau la nostalgie de la gauche plurielle. Parmi quelques paroles fortes, il en est une, cependant, qui mérite d’être entendue. Elle sort de la bouche de Michel Vidal, candidat de la gauche populiste et républicaine, et contient à peu près cette idée que, face au risque de mésalliance, une défaite peut être moins déshonorante qu’une victoire. Et que s’il faut se résoudre à préparer l’après, alors, il est nécessaire de tenir bon et de faire bloc.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire