En ce long hiver de couvre-feu, la vie semble s’être recroquevillée plus encore que d’habitude. On se réveille, bien avant l’aube, on s’installe à sa table de travail pour quelques heures de prise de notes et d’écriture, avant de se mettre à son activité salariée et, déjà, la nuit est là. Durant ces quelques heures, au déjeuner, on trouve encore le moment de lire un peu la presse, d’écouter un peu la radio, comme une hygiène nécessaire ; parfois, aussi, d’échanger par téléphone, de confronter son point de vue avec quelque proche, encore que ce mot, sous le régime de semi-confinement où nous sommes cantonnés depuis bientôt un an, accuse une nuance que jusqu’à présent nous ne lui connaissions pas. L’hibernation sera longue encore : comment ne pas penser d’ailleurs que le gouvernement recule pour mieux sauter ; comment ne pas penser qu’il sera plus enclin à nous remettre sous cloche aux beaux jours, lorsqu’il nous jurera moins productifs, plus susceptibles d’aller prendre la fraîche au coin de la rue, peut-être même de renouer un semblant de sociabilité. Dangers du bonheur et de la vie.
Faisant ainsi les cent pas autour de soi-même, on songe cependant à tous les autres, à ceux dont le rythme quotidien a été plus ou moins changé, mais dont l’existence a été, plus que la nôtre, bouleversée par la « crise » : jeunes sans jeunesse ni avenir, vieux sans enfants ni petits-enfants pour leur faire oublier le poids des ans, familles en détresse, femmes enfermées dans la violence de leur « conjoint », pauvres qu’on ne regarde même plus… et aussi à tous les relégués officiels de notre généreuse société, psychotiques dans leurs asiles, prisonniers dans leurs cellules, ignorés dans tous les cas. On songe aussi que lorsque les pays riches n’en finissent plus de s’enfoncer dans le marasme, la population de Delhi, en Inde, se rapproche de l’immunité collective, parce que la promiscuité, parce que la pauvreté l’ont mithridatisée contre les miasmes qui nous font succomber. On se dit alors que peut-être il y a une justice en ce bas monde, qu’on ne peut pas capter impunément des milliards de doses vaccinales, protéger les brevets des firmes pharmaceutiques au détriment de la santé mondiale et espérer que seuls les détenteurs de dollars ou d’euros s’en sortiront. Oui, décidément : il faut qu’il y ait une justice.
Dans ce jour trop bref, la chronique n’a pas la place pour s’épanouir à son aise et c’est pourquoi ce blog est moins régulièrement nourri qu’il a pu l’être depuis un an. Les sujets pourtant ne manquent pas : il en vient même par brassées entières. À vrai dire, pas une journée ne passe sans qu’un besoin pressant ne nous coure dans les doigts ni ne nous chatouille la gorge de dénoncer et de se révolter, si bien qu’il vient un moment où, à force d’avoir laissé passer les trains de l’actualité, l’on pourrait se croire obligé de piocher au hasard dans l’abondance des motifs de scandale, sans fil conducteur, sans objectif, sans mot d’ordre. Et pourtant, il semble que le spectacle du monde convulsionnant nous offre une histoire tout écrite : l’histoire du pouvoir.
S’il fallait reprendre notre récit où nous l’avions suspendu, nous retournerions aux États-Unis, où les défenseurs de la « première démocratie du monde » lèchent frénétiquement leurs plaies après l’épisode des « zouaves du Capitole », procédant à leur commune catharsis autour d’un procès en destitution qui ne pouvait pas aboutir. Ce serait un bon point d’entrée dans l’histoire du pouvoir, mais nous en avons bien d’autres de notre côté de l’Atlantique. Laissons donc l’Amérique post-Trump se convaincre que le chien qu’elle entendait faire piquer n’était pas le sien, qu’elle ne l’avait pas elle-même nourri et dressé, et regardons nos propres monstres en face, dans la cage où nous pensons les tenir enfermés.
Ainsi le « débat » de connivence entre M. Darmanin et Mme Le Pen, tenu le 11 février au soir sur le « service public » de la télévision, nous expose par a + b comment un pouvoir tout à la fois terriblement sûr de lui et aux abois, en croyant se sauver, creuse sa tombe, et organise sa succession. En vérité, le modérantisme lepéniste est effrayant, bien plus effrayant que les saillies de Le Pen père, parce que l’on sait justement ce que Le Pen fille cache derrière ses sourires de façade, et parce qu’elle est à quelques centaines de milliers de voix de l’Élysée. Il y a bientôt deux ans, on s’était essayé sur ce blog à des projections électorales à la portée de quiconque sait compter sur ses doigts, mais non moins valables : nous les livrons à nouveau à l’appréciation de nos lecteurs. Comme nous l’avons exposé dans un livre, Marx rapatrié, qui osait une comparaison – raisonnée – entre 1848 et notre temps, nous croyons que l’impasse institutionnelle où nous sommes crée les conditions d’une solution autoritaire dont le visage nous est peut-être encore inconnu. On remerciera l’ensemble des derniers gouvernements, succédanés du parti de l’ordre, de lui avoir pavé la voie. La loi « séparatisme », dernier exemple en date de cette forme de courte échelle, restera comme un marqueur de l’excitation xénophobe qui saisit nos institutions en ce début de siècle.
Il est paradoxal qu’un trop-plein de pouvoir en vienne à générer de l’impuissance, comme c’est le cas dans notre société politique – à l’échelle mondiale et singulièrement en France. Il est encore plus paradoxal que pour se sortir de cette gangue, le pouvoir exige toujours plus de pouvoir, pareil à ces insatiables divinités phéniciennes où se consumaient, par tombereaux entiers, les victimes des sacrifices antiques. Ainsi Macron dans la crise sanitaire, seul pilote à bord de l’avion « République », quand la société réclame d’être entendue et de savoir ce qui se dit dans les conseils opaques où tout est décidé sans elle et sans ses « représentants ». Ainsi MM Hollande, Philippe et consorts, qui croient possible de prolonger artificiellement la vie de la 5e… en la présidentialisant. Ainsi l’autoritarisme sans fard qui nous guette et finira par être préféré à ces pâles copies. Aller à contre-courant de l’histoire, c’est s’exposer au fatal retour de bâton. Répondez par l’autorité à l’exigence de participation citoyenne, et vous obtiendrez une révolution, qu’elle soit souhaitable ou redoutable.
De cette pathologie de la concentration du pouvoir, la gestion par Macron de la crise climatique est un exemple topique. Il y a peu, complétant la masse considérable de données produites dans ce domaine par quantité d’autorités dignes de confiance – à commencer par le Giec –, Météo France nous alertait sur une hausse prévisible des températures qui, sous quatre-vingts ans, risque de transformer le bocage normand en garrigue provençale. 3000 siècles d’humanité nous ayant appris que notre vieille engeance s’est adaptée à peu près à tous les types de climat, on peut certes penser que, quel que soit le fond de l’air, il restera toujours quelques grappes de sapiens pour crapahuter à la surface aride de la terre. Je n’y vois pas pour ma part un motif de consolation et il m’arrive même de me dire que je ne veux pas connaître ce temps où nous n’entendrons plus chanter les merles dans les branchages, et de songer avec une pointe de nostalgie à mes grands-parents, partis sans avoir eu à redouter l’apocalypse climatique, dans le souvenir des sonorités, des parfums qui les avaient environnés depuis l’enfance.
Sentimentalisme ? Pas vraiment. On a vu, avec le Covid, que le moindre bouleversement de nos écosystèmes a des conséquences catastrophiques pour l’humanité tout entière. Si nous ne pouvons conjurer complètement ces dangers, du moins nos connaissances scientifiques nous proposent-elles des solutions pour en contenir les effets, lesquelles solutions sont portées depuis plusieurs années par un mouvement social massif et ont été déclinées dans le programme de la Convention citoyenne pour le climat. Qu’importe ce soutien de l’opinion, qu’importe cette exigence démocratique, qu’importe l’urgence : le pouvoir de la 5e République a repoussé les mesures qui n’étaient pas acceptables pour les grands capitalistes, anéantissant du même coup tout espoir. Il y a quelques mois, nous prévoyions sur ce blog que les téléphones des cabinets ministériels chaufferaient comme jamais dès la divulgation des propositions de la Convention citoyenne. Depuis lors, nous avons eu confirmation que les cabinets de lobbying avaient fait les meilleures affaires en 2020 : on ne doit pas s’étonner d’en toucher du doigt le résultat dans le honteux projet de loi climat et résilience qui fait la part belle aux pollueurs de toutes sortes. Ici le pouvoir d’un seul et les intérêts de quelques-uns ont fait obstacle à la puissance collective et à l’intérêt général. Tout bien réfléchi, nous faut-il plus de demos, ou plus de kratos ?
À propos du pouvoir, cette note ne serait pas complète si l’on évoquait pas son expression primordiale : celle du patriarche, celle du mâle, sur son entourage le plus proche. Le tabou de l’inceste, dénoncé depuis ce mois de janvier par des milliers de voix courageuses, en est une évidente manifestation. Le viol, l’agression sexuelle n’y sont-ils pas une manière d’appropriation de l’humain ravalé au rang d’objet, avatar de la puissance maritale et paternelle dont notre droit civil s’est si récemment affranchi ? Faite de démissions en cascade, dans les cercles les plus huppés de la République, l’affaire Duhamel nous dit d’ailleurs quelque chose de la filiation entre le pouvoir du pater familias et celui du chef en général.
Capitalisme, patriarcat : voici donc deux expressions du pouvoir, du trop-plein de pouvoir, intimement liées entre elles, et qui ont en commun de porter atteinte, chacun à sa manière, à la dignité de l’humanité. Le moment n’est-il pas venu d’arrêter ce pouvoir destructeur ? Écoutons sur ce point ce qu’a à nous dire le jeune Michael Chaplin, alias Rupert Macabee, donnant la réplique à son père, le roi exilé Shahdov, dans une scène fameuse d’Un roi à New-York. « Today, affirme-t-il du haut de sa dizaine d’années, man has too much power. The Roman Empire collapsed with the assassination of Cesar. And why ? Because of too much power. Feudalism blew up with the French Revolution. And why ? Because of too much power. And today the whole world will blow up. And why ? Because of too much power. » Nous aimerions que ce propos nous serve de conclusion… s’il n’avait pas été écrit par un homme lui-même convaincu d’avoir abusé de son pouvoir, à des fins sexuelles, sur plusieurs jeunes filles. La monstruosité se cacherait-elle donc partout ? Peut-être bien. Ainsi un Français sur dix aurait été victime d’inceste… dans neuf cas sur dix, par des hommes. Prenons alors ces mots dans ce qu’il ont de prophétique, et remontons l’histoire du pouvoir jusqu’à sa source, pour en briser le principe même.