Pour une fois, le 6 janvier fut vraiment une épiphanie – du grec ἐπιφάνεια : « apparition, manifestation ». C’est dans le saint des saints de, nous dit-on, la « première démocratie du monde », que s’est dévoilée la vérité de cette société politique en voie de pourrissement accéléré.
Le 6 janvier, donc, tandis que la foule des partisans du grotesque 45e président des États-Unis d’Amérique était massée, à son invitation, autour du Capitole, une escouade de demi-dingues pénétrait dans l’édifice néoclassique pour une visite digne des Journées du patrimoine – mais en plus mouvementée. Stupeur du monde entier face au chamane complotiste et à son collègue confédéré qui recomposent, sous l’œil des caméras, des tableaux dignes du XIXe siècle. De l’autre côté des câbles sous-marins et autres ondes hertziennes qui nous transmettent ces images aberrantes, proprement apocalyptiques (pour rester dans le registre du grec ancien), on n’est pas sûr, cependant, d’être tout à fait surpris. On est certes effrayé de constater, une nouvelle fois, mais si près alors des institutions fédérales, la démonstration de force des nervis d’extrême droite qui sentent leur heure approcher : Proud boys et autres suprématistes dont le clown Trump a fait sa garde prétorienne. On n’adhère pas cependant sans réserve à la présentation faite de cet événement historique par les institutions états-uniennes elles-mêmes et par la grande presse d’ailleurs et d’ici. Ainsi, tandis que le Federal Bureau of Investigation s’évertue à rechercher les auteurs de la soi-disant tentative de coup d’État – car, sans doute, nombre de participants au Save America Rally étaient dans ces dispositions et d’aucuns s’y étaient même préparés -, tandis que représentants et sénateurs font mine de s’agiter autour d’un improbable remplacement anticipé du président au titre du XXVe amendement de la Constitution des États-Unis, on détourne encore une fois le regard du problème fondamental.
Que nous dit en effet l’épiphanie du 6 janvier 2021 ? Que la société états-unienne est en train d’être dévorée par les monstres qu’elle a elle-même engendrés. En 2016, la plus grande ploutocratie du monde n’a-t-elle pas produit Trump, magnat des gratte-ciel devenu, par caprice et non pas par idéologie, chef de la république nord-américaine ? En 2020, le même Trump n’a-t-il pas amélioré son score de onze millions de voix, continuant même d’être soutenu par une frange considérable des blue-collar workers* ? Ironie de l’histoire, ces membres des classes laborieuses sont demeurés fidèles à un milliardaire reconverti en tribun de la plèbe. Figurons-nous un instant les désillusions qu’il a fallu pour en arriver là.
Vu sous cet angle, l’envahissement du Capitole n’a plus exactement la même signification. Ayant pris soin de préciser qu’une révolution faite par des racistes et des fascistes ne peut en aucun recevoir notre approbation, ni même notre sympathie – mieux, qu’elle doit être combattue – on peut cependant s’interroger sur le sens des images épiphanesques du 6 janvier. Faut-il qu’un homme s’asseye dans le fauteuil de la présidente de la Chambre des représentants pour que nous mesurions l’état de défiance des populations de nos si chères « démocraties » vis-à-vis de leurs mandataires ? Une république dont les campagnes présidentielles coûtent plus d’un milliard de dollars et dont les présidents sont milliardaires (Trump) ou multimillionnaires (Biden) nous semble en tout cas difficilement pouvoir se prétendre représentative. Mais il est vrai que les États-Unis, punis, en ce sens, par où ils ont péché, ont fait de la richesse matérielle la preuve ultime de la « réussite sociale » et, accessoirement, de la grâce divine. « Citoyens, Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux », proclamait, le 25 mars 1871, le Comité central de la Garde nationale, en préparation des élections à la Commune de Paris**. Où donc est passé ce principe de bon sens ? A-t-il seulement encore une place, dans un monde où tout est mesuré à l’aune du dollar ?
Décence, confiance : voici les maîtres-mots que devrait mettre en pratique toute démocratie digne de ce nom, sauf à prendre le risque d’être renversée par un autocrate résolu à les bafouer tous deux – Trump, Le Pen ou un autre. Hélas, les fondamentaux de la politique états-unienne, intérieurs comme extérieurs, sont trop solidement ancrés pour espérer beaucoup des prochains mois et années. Voyez le futur cabinet Biden, où les démocrates dits « progressistes », c’est-à-dire ceux qui pourraient, de loin, ressembler à nos « gauches » européennes, brillent surtout par leur absence, résultat d’une primaire encore une fois remportée par le Vieux Monde. Que les firmes de Wall Street se rassurent : elles ne seront pas moins bien traitées par Joseph Biden qu’elles l’avaient été par son épouvantable prédécesseur. Que le reste du monde se rassure : la politique de l’Empire à son égard ne changera que dans l’épaisseur du trait. D’avoir été fragilisée sur ses bases, face à la Chine, face à la Russie, la puissance américaine pourrait même être contrainte, pour se faire respecter, de montrer encore plus les crocs. À ce propos, nous ne sommes pas étonné qu’un État qui suscite tant de violence – en son sein, à ses marges comme à l’autre bout de la terre – voie finalement la violence faire irruption au cœur même de son pouvoir. Voyez Tijuana, voyez Juarez, villes frontières, villes jumelles de San Diego et d’El Paso, mais villes-martyres où l’appât du lucre, la drogue et les esclaves en partance pour la nouvelle Rome sont chaque année la cause de 2 000 à 3 000 homicides. Est-ce là l’ordre mondial que nous voulons ?
Ayant considéré ces faits, il semble difficile de croire qu’il suffira de défendre la « démocratie », américaine ou européenne, la main sur le cœur, pour être entendus de ceux qui n’en goûtent plus les fruits. Peut-être au contraire faut-il tenir l’insurrection du Capitole pour ce qu’elle est : un signal d’alarme contre les malfaçons de nos régimes. En 390 avant notre ère, nous dit Tite-Live, le caquètement des oies du Capitole avait alerté les soldats de Rome sur l’attaque gauloise en cours, leur permettant de se ressaisir et de faire face. On aimerait que les zouaves du Capitole de l’an 2021 nous rappellent que pour durer, la démocratie doit être toujours un horizon à atteindre, jamais un paysage immobile. Au point où nous sommes de la décomposition de nos sociétés, et malgré l’espoir suscité par les mouvements populaires récents, y compris aux États-Unis (le Black Lives Matter), un sursaut général des consciences paraît illusoire. Au printemps 1937, Orwell, alors engagé dans la guerre civile espagnole, n’imaginait pas qu’au terme des hostilités, un régime autre que fasciste pût advenir dans ce pays exsangue***. Aux États-Unis comme en France, le fascisme justement attend son heure, prospère sur les promesses trahies, trouve dans les déçus du système, de plus en plus nombreux, la force d’appoint qui lui faisait défaut pour triompher… À moins qu’il ne soit déjà dans la place.
En fait de promesse trahie, notre propre monarque présidentiel excelle encore, en ce début d’année 2021. Sa campagne vaccinale, contre laquelle il feint la colère, tançant au passage le fusible Véran, est un authentique fiasco. Son projet de loi censé mettre en œuvre les mesures préconisées par la Convention Climat, en recul sur tous les sujets (rénovation des logements, artificialisation des sols, vente de voitures ou encore publicité), prépare en fait les esprits au grand renoncement écologique, avant la moulinette du parlementarisme rationnalisé. Morale de cette histoire : pas plus de ce côté-là que de ce côté-ci de l’Atlantique, on ne semble résolu à retisser les liens de la confiance qui sont la trame de nos sociétés politiques.
* Il faut écouter sur ce point l’analyse de Joan C. Williams, interrogée sur France Culture le 15 novembre dernier.
** À lire sur ce sujet, Florence Gauthier « Commune de Paris : l’élection des mandataires du peuple. 26 mars 1871 », sur le site du Canard républicain.
*** George Orwell, Hommage à la Catalogne, trad. Marc Chénetier, Gallimard, 2020 [1938].