Sous dix jours, les mots qui suivent n’auront plus « cours légal » ; nous serons dans un « après » dont personne ne peut prédire la forme. C’est à se demander s’il vaut encore la peine d’écrire, quand l’histoire toujours devance la plume, déjoue nos tentatives de la saisir au moment où elle s’accomplit. Et cependant il le faut bien, ne serait-ce que pour soi-même. Dans cette époque où tout semble aller trop vite, il ne peut être complètement inutile de prendre le temps de réfléchir un peu, pour tenter d’y voir plus clair.
Certainement, la présentation du programme du RN pour ces législatives, ne nous aura pas été d’un grand secours dans cet effort de clarification. À moins d’admettre que l’absence de clarté est une donnée consubstantielle à l’extrême droite « nouvelle formule », comprise non plus comme le réceptacle de la protestation, mais comme une force partidaire résolue à prendre le pouvoir. Ne rien dire ou presque, tout en prétendant tout dire (« Le contrat que nous scellons avec les Français ne comporte aucune clause cachée, aucun non-dit […] ») ; mobiliser, sans avoir l’air d’y toucher, l’« infrapensée raciste », (Michel Agier, Le Monde du 26/06) ; faire passer les insuffisances pour des mystères (les arcana imperii ?) et les « punchlines » pour des traits de génie : c’est tout l’art d’un RN qui prospère sur la déstructuration générale des cadres de la pensée et sur la désagrégation de ses repères.
Sous cet aspect, il faut reconnaître que le jeune homme de vingt-huit ans qui s’est montré capable d’ânonner les rudiments de « son » programme de gouvernement devant les journalistes est parfait pour l’exercice. « Lisse comme un galet de rivière », disait de lui le photographe Anthony Micallef, dans le reportage de « Complément d’enquête » qui lui était consacré (16/01). On pourrait ajouter : « ectoplasmique ». Un individu non dénué d’un certain talent de communicant, qui probablement, si son « grand oral » du 24 juin s’était déroulé devant le jury de Sciences Po, aurait été admis dans cette école où l’on vous apprend à parler avec assurance de sujets que vous ne connaissez pas – du moins, pas concrètement, pas en-deçà des approximations de surface.
Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un parti devenu plastique, pour les besoins de la conquête du pouvoir, s’incarne dans une figure platement télégénique, dépourvue de pensée propre. De fait, l’inconsistant président du RN, marionnette d’une femme politique autrement madrée, qui lui dit « tu » et à laquelle il dit « vous », n’est à aucun titre, à part peut-être sur TikTok, l’artisan d’une fortune électorale qui, de son propre aveu, lui donne plutôt le « vertige ». Sans doute d’ailleurs cette bonne fortune tient bien plus à un Philippot, disgracié en 2017, qu’à un Bardella, parvenu la même année. C’est en effet au cœur des années 2010, lorsque la société française vivait tant d’événement traumatiques, qu’a été théorisée et mise en pratique, à l’initiative de l’ex-conseiller de Marine Le Pen, une manière de « gauchissement » du discours frontiste sans lequel, probablement, rien de tout cela n’aurait été possible, en tout cas pas aussi rapidement. Clef du succès du RN, l’intrication du social et du racial dans les motivations de ses électeurs a été documentée par les travaux du sociologue Félicien Faury. Ses origines sont lointaines : rappelons-nous le slogan de 1978, « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop. »
Une fois réalisée cette mystification « sociale », le « parti à la flamme » pouvait opérer son virage à droite : œuvrer à rassurer les retraités (exit, le Frexit), le patronat (diminution des impôts de production), la bourgeoisie en général (volte-face sur la réforme des retraites, suppression de l’IFI, etc.). Le 24 juin, enfin, il dévoilait un programme économique où le capitalisme version « travail, famille, patrie » se proposait de prendre la place, tout en douceur, de la « Start-up Nation » macroniste. Qu’importe l’énormité de l’escamotage : au point où nous sommes, la contamination idéologique est telle qu’il prendra longtemps, des lustres peut-être, de déciller celles et ceux qui, de bonne foi, auraient cru dans cette dangereuse chimère d’une extrême droite désireuse et capable de défendre les classes populaires.
Dans l’intervalle, sauf à être battu dans les urnes, il est vraisemblable que le RN et ses alliées de tous ordres aient été mis en situation d’appliquer leur vrai programme, celui pour lequel les gens votent vraiment, sans qu’il soit besoin de trop en dire : mettre au pas l’« immigré », l’étranger, le « Français de papier ». Contrairement à une idée aussi ancrée qu’idiote, l’extrême droite n’a nul dessein d’empêcher l’immigration, dont elle sait avoir besoin pour « faire tourner » l’économie, payer les cotisations sociales, etc. L’Italie n’est certes pas la France, mais enfin, la post-fasciste Meloni, aiguillonnée par son patronat, n’a-t-elle pas ouvert, voici quelques mois, un demi-million de titres de séjour aux travailleurs étrangers de la Péninsule ? Si donc l’extrême droite peut admettre, à la limite, que l’Immigré vienne « chez elle » pour y occuper des emplois le plus souvent subalternes, elle attend de lui qu’il baisse les yeux… ou aille « à la niche », pour reprendre une expression devenue tristement fameuse (Envoyé spécial du 20/06), dont Marine Le Pen a pu tranquillement contester le caractère raciste. De même, au nom de sa vision délirante de l’homogénéité nationale et de l’ordre social, elle attend du « pédé », du « gauchiste », etc., qu’ils rasent les murs, et se terrent.
À quatre jours du premier tour des législatives, à Thiais, un automobiliste a volontairement percuté un chauffeur de car scolaire, après avoir proféré ces mots et ces menaces : « J’en ai marre des gens comme vous, bougnoules et renois, moi je vote RN, je vais te tuer, je vais te massacrer, je vais vous éradiquer. » Par-delà cette agression, les indices se multiplient d’une ambiance en voie de pourrissement accéléré, où les pulsions racistes, homophobes, etc., affleurent et se libèrent. Ceci hélas ne peut nous étonner, dans un pays où, comme il a été implacablement documenté, de puissantes entreprises médiatiques organisent méthodiquement, depuis des années, la réaction sociale et raciale, en exploitant l’effarement, et l’égarement, de franges de plus en plus considérables de la population. Ceci ne peut nous étonner, mais ceci nous engage à réagir.
Cette mécanique épouvantable peut encore être enrayée en votant massivement, partout en France, les 30 juin et 7 juillet, pour les candidats du Nouveau Front populaire. Bien sûr, la saine « réaction progressiste » de l’après 9-juin, si l’on me passe cet oxymore, ne peut en aucun cas se résumer à un « tir de barrage ». La gauche mourrait de ne se définir qu’en contre. Mais nous ne sommes plus en 2022 ; l’extrême centre a implosé, soufflé par sa propre grenade : dorénavant, il n’est plus macroniste, mais philippiste, bayrouiste, attaliste, darmaniniste, que sais-je encore. Le NFP est aujourd’hui seul face au pire, et son programme nettement social peut coaliser largement autour de lui non seulement pour ce qu’il combat, mais pour ce qu’il comporte.
Bien sûr, également, ce réflexe de défense politique et sociale ne peut être qu’un commencement. Moins que jamais il ne paraît possible de voter à gauche sans penser la gauche : celle qui devra défendre la société contre ses propres démons, tout en l’en éloignant durablement par l’ouverture d’autres perspectives, où les affects de solidarité, d’entraide, de fraternité, auraient quelque chance de retrouver leur place, au cœur de la vie sociale. Penser la gauche implique d’accepter de regarder la gauche en face, avec ses contradictions, et à ce sujet, Joseph Confavreux a raison d’alerter sur le fait que « fermer les yeux sur [le]s tensions à l’œuvre est une stratégie de trop court terme » dont la conséquence pourrait être un « réveil difficile » (Mediapart, 25/06). Je le suis pareillement dans son raisonnement lorsque, recherchant les conditions de l’alchimie dans l’alliance électorale de l’après-9 juin, il écrit : « il est possible d’exiger une radicalité responsable et démocratique, en demandant davantage de radicalité aux socialistes et davantage de démocratie à LFI. »
Pour atteindre à ce point d’équilibre que devrait marquer, comme une clef de voûte, l’architecture d’un futur intergroupe parlementaire, deux axes de travail me semblent s’imposer aux forces du NFP, comme des conditions de leur capacité à agir ensemble sur la société. Premièrement, solder définitivement l’héritage d’une gauche dite, à tort, « social-démocrate », en tenant bon sur un programme économique et social dont Le Canard (26/06) nous rappelle à juste titre combien certains de ses plus éminents soutiens paraissent y avoir souscrit en contradiction avec leur propre action politique. Deuxièmement, remettre en cause une stratégie populiste dont il me paraît acquis qu’elle pose désormais plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. Sur ce dernier point, je voudrais reprendre à mon compte cette approche de Jean Quétier, selon laquelle « en dépit de sa prétention à radicaliser la démocratie, le populisme s’appuie notamment sur deux ressorts particulièrement problématiques […], à savoir le rôle accordé au chef charismatique et la promotion d’un rapport irrationnel à l’action politique. » (De l’utilité du parti politique, PUF, 2024, pp. 124-127.) Ce à quoi j’ajouterai, comme je l’ai fait valoir dans un récent billet, que le populisme finit toujours par se réaliser contre la société, au détriment de ses composantes demeurées dans l’angle mort des stratégies de conflictualisation, comme nous avons hélas pu l’observer au cours des derniers mois.
Au début de mai, dans un papier publié sur QG.media appelant à la constitution d’une alliance de type Front populaire, j’écrivais : « si une victoire électorale majeure n’est pas exactement à portée de main, s’il faudra bien des efforts pour s’en donner seulement les moyens, il est possible, sans jamais perdre de vue cette perspective, de constituer un bloc de résistance politique destiné à accompagner, légitimer, protéger, amplifier, donner enfin un horizon à la résistance sociale à l’autoritarisme et à la haine des minorités qui s’apprêtent probablement à prendre leurs quartiers au sommet de l’Etat, pour mieux déferler ensuite sur la société, avec, on le pressent, une implacable violence. » Un mois plus tard, l’alliance est faite, plus large, plus dynamique que je ne l’espérais, et dans une configuration politique que je n’imaginais pas. Il paraît donc raisonnable d’être raisonnablement plus optimiste que je ne l’étais alors. À condition que les membres qui la composent sachent se parler, se taire, aussi, pour mieux s’écouter, à condition, par conséquent, qu’il y émerge et s’y impose suffisamment de personnalités capables de déployer ensemble de telles qualités démocratiques, cette alliance sera forte de sa diversité, et pourra porter du fruit. Quoi qu’il arrive le 7 juillet, elle a, devant l’histoire, pour les semaines et les mois à venir, la responsabilité de faire bloc.
Ce billet a été publié simultanément dans l’espace « blogs » du Club de Mediapart.