Lorsqu’au début de mai, j’ai écrit ce papier où j’en appelais à la responsabilité historique de la gauche de s’unir sur un modèle « Front populaire », je ne nous imaginais pas à ce point proches du précipice. Depuis lors, le temps s’est accéléré. Conseillé par un Pierre Charon qui, s’il faut l’en croire, n’a jamais si bien porté son nom, Macron a dissous l’Assemblée, semblant un moment donner les clefs du Palais-Bourbon au RN, pour mieux se camper pour la énième fois en sauveur de la République. « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, a écrit le cardinal de Retz, et le chef d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. » Las ! Jupiter a mal pris son moment. Le fait du prince déroute, accable jusqu’à son camp, ressaisit la gauche qu’il avait pour objet de briser définitivement. Ruffin lance le mot d’ordre : « Front populaire ». Faure répond, d’autres encore, l’affaire alors est presque faite. Il faut dire qu’elle semble avoir été préparée d’assez longue main par des membres clairvoyants de l’ex-Nupes, résolus à maintenir ouverts les canaux de discussion afin de préparer un rassemblement tôt ou tard nécessaire.
Ainsi, la tentation de l’hégémonie est neutralisée. Personne n’a à y perdre, car personne n’a intérêt à l’hégémonie, ni ceux qui la subissent, ni ceux qui la pratiquent. Mélenchon paraît le comprendre, qui s’exprime mercredi soir avec assez de modestie et d’esprit collectif quant aux modalités de choix d’un possible futur chef du gouvernement. Du côté des hollandistes, certes, on entend cingler les critiques. Mais qui les écoute encore ? Personne. Bientôt, la répartition des circonscriptions, fortement rééquilibrée par rapport à 2022, fait taire certains récalcitrants. L’alliance peut fonctionner car personne n’écrase personne. D’ailleurs, à propos de cette alliance dont l’accord préliminaire vient d’être scellé au siège des Écologistes, Sandrine Rousseau dit, à raison : « Le premier qui sort de ça, il finit au bout d’une pique. » (Le Monde du 12/06). De fait, le soir même où se tiennent d’âpres négociations, aiguillonné par des mouvements de jeunesse bien organisés, un gros millier de manifestants a quitté la place de la République pour tenir un court moment le siège de la rue des Petits-Hôtels. « Nous, c’qu’on veut, c’est l’Front populaire », scande la foule sur un boulevard de Magenta soudain rendu à l’espérance, où les machinistes de la RATP klaxonnent en signe de soutien, et jusque devant l’enceinte où se sont réunis les chefs à plumes. Il est clair depuis dimanche soir que le peuple de gauche, d’une lucidité exemplaire, tout à la fois effaré par la perspective funeste d’une victoire du RN, et galvanisé par celle du rassemblement soudain possible de ses propres forces, a fait de l’unité son totem, son slogan, son programme. Besancenot, en avance de phase, en avait fixé le cap ; aujourd’hui la gauche partidaire est unie du PS au NPA, canal « L’Anticapitaliste », et l’essentiel de la gauche syndicale et associative est au diapason. Dès son congrès de mai, du reste, la LDH s’était positionnée pour fonctionner comme une plateforme civique au service de la résistance au RN.
Il faut dire que l’effroi est amplement justifié. L’extrême droite, sous un mois, peut entrer à Matignon. Qui peut dire la suite ? La société fracturée, l’appareil répressif entre les mains d’une coterie résolue à détruire nos libertés. Et, si la configuration à l’Assemblée le permet, un programme antisocial et raciste d’une brutalité inédite. Et puis encore, le chantage au « patriotisme », le soupçon de tous contre tous. Même en cas d’absence de majorité nette, le RN en position de force en appellerait à lui donner un mandat clair à la présidentielle (2027, ou avant…), avec de bonnes chances de parvenir à ses fins. Voilà pourquoi l’union est indispensable : pour empêcher, s’il est possible, cette hypothèse tragique de se réaliser, ou tout au moins pour l’endiguer, en contrarier les effets, résister, commencer à construire l’avenir.
Les cartes entièrement brunes du 9 juin au soir nous ont par trop embrouillé l’esprit ; il nous faut les regarder plus attentivement. Arriver en tête partout, comme l’a fait le RN aux européennes, ne dit pas grand-chose de la composition de l’Assemblée à l’issue d’élections au scrutin uninominal à deux tours, dans 577 circonscriptions. Plus encore dans une configuration excessivement fragmentée, alors que la droite vient elle-même d’exploser sous l’effet du forcené Ciotti, et « Renaissance » est quelque part dans la quatrième dimension (Patriat : « Si les Français n’apprécient pas [Macron], c’est parce qu’ils sont gris et n’aiment pas ce qui est brillant. » Le Monde du 13/06). L’horizon n’est pas entièrement bouché, et la résistance au RN n’est pas constituée que de vagues isolats, faciles à réduire. Elle est nombreuse, concentrée ici, diffuse là-bas. Parions qu’il s’en trouve même, à l’état potentiel, dans « son » électorat, qui s’éveillera sous peu comme d’un mauvais rêve, mais en plein cauchemar. Pour peu que la gauche tienne bon dans son dessein d’unité, il n’y aura pas pour elle de défaite en rase campagne. Plutôt que la fin de tout, ce sera le début d’autre chose.
Bien naïf•ve toutefois serait celle ou celui qui croirait trouver dans les seules élections, celles-ci ou les suivantes, une parade durable au danger de l’extrême droite, ou plus généralement la solution aux problèmes de notre époque. Le monde est bouleversé. L’équilibre des forces s’inverse. Le climat se transforme, peut-être jusqu’au point de non-retour. La jeunesse des peuples pauvres et opprimés va chercher ailleurs un peu de lumière, le plus souvent au plus près, parfois jusque « chez nous », à ses risques et périls. Et l’Occident s’effraie de se croire soudain affaibli, vieilli, altéré. Malgré les propositions d’alternatives progressistes, les dynamiques démographiques et sociologiques sont puissantes, qui nourrissent pour longtemps les forces national-populistes, semblant donner du crédit à leurs théories fantasmatiques. Les européennes, dont la situation politique française nous a distraits aussitôt qu’elles furent passées, en témoignent : voyez les résultats des extrêmes droites dans les pays fondateurs, et la vampirisation du PPE par Meloni, via von der Leyen. Si bien qu’il n’est guère déraisonnable aujourd’hui d’imaginer le basculement progressif d’une construction politique réalisée au nom de la paix, et défendue au nom de la démocratie, dans la dystopie fascisante. À certaines nuances près bien sûr l’on pourrait en dire autant des États-Unis.
Dans un court essai récemment publié dans le quotidien en ligne AOC.media, j’ai formulé cette hypothèse que loin d’empêcher ces tendances de fond, nos vieux régimes politiques intégralement fondés sur l’élection répercutent et amplifient les angoissent existentielles qui en constituent le carburant. L’enjeu, dès lors, me semble-t-il, pour la gauche et même au-delà, est de penser dès à présent les réformes démocratiques radicales susceptibles de faire en sorte qu’enfin la société nouvelle qui naît sous nos yeux se parle telle qu’en elle-même et soit vue d’elle-même se parlant. S’il veut vraiment porter du fruit, le Nouveau Front populaire doit absolument faire sien cette question fondamentale dont la 6e République peut être un cadre de pensée. Faute de quoi, probablement, nous nous condamnerions au retour du même… ou à l’avènement du pire.