La société doit s’ouvrir (ou périr des maux qu’elle a cru conjurer en se fermant)

Une société est fort mal en point lorsqu’elle oublie la matière dont elle est faite et commence à prendre ses fantasmes pour des réalités. Quelques jours après la mort de Nahel et au lendemain d’une nouvelle révolte des quartiers, nous en sommes là. À vrai dire, nous y étions depuis 2005 et bien avant, mais tout laisse à penser que nous venons de franchir un cap. Dans la conscience collective, il y aura certainement un avant et un après 27 juin 2023 et/ou un avant et un après 29 juin 2023, comme une fracture entre des parties de la population qui, faute de se connaître, se reconnaissent de moins en moins comme concitoyens – voire, dans certains cas, comme congénères.

Pour se parler franchement, il n’y a aujourd’hui aucune raison d’espérer que cette fracture se résorbe à court terme. Les « accélérationnistes » et autres représentants de l’ultradroite, théoriciens de la « guerre des races », sont définitivement sortis du bois ; une « milice » se constitue peu à peu et il a été documenté qu’elle avait pu agir ponctuellement comme auxiliaire de facto d’une police en perte complète de ses repères. Surtout, l’extrême droite partidaire joue sur du velours : en même temps qu’il abolit toute raison, son discours de haine donne l’illusion du sens. Les autres n’ont le choix qu’entre se mettre dans sa roue ou ramer pour se faire entendre. Sensible, complexe, la matière sociale requiert, pour être appréhendée, un minimum d’intelligence, pas mal de sens de la nuance, et même une certaine dose de tact, toutes choses désormais rares, impossibles ou proscrites.

Il n’y a donc aucune raison d’espérer dans l’avenir proche, et cependant il faut bien continuer d’y croire, préparer l’avenir plus lointain, ou alors tout arrêter maintenant. Fort heureusement l’histoire nous montre que l’humanité n’est pas vouée à vivre soit dans un absolu désordre soit sous un pouvoir de plus en plus implacable, classiste et raciste. Des millénaires de philosophie et d’expériences sociales ont même planté un certain nombre de jalons qui peuvent nous servir de guide dans la pénombre. Mais l’histoire nous rappelle aussi que ce chemin est toujours un combat. On a cru, un jour, que la République pouvait être humaniste, démocratique et sociale. On s’en est éloigné souvent, on y a tendu parfois, on peut se remettre en route, avec les données d’aujourd’hui, dont l’une des principales est que le monde est rentré – légitime retour des choses – dans les pays qui en avaient jadis entrepris la conquête au nom d’une prétendue « mission civilisatrice ». L’humanité est dorénavant plus proche d’elle-même ; il nous appartient collectivement de l’organiser, sur des bases justes et durables.

Les motifs qui appellent notre société à se reconstituer sont graves et nombreux et les faits qui viennent de lui exploser à la figure en sont un de plus, suffisant à soi seul. Il se trouve, aux marges de nos villes, une France de troisième zone, racisée, ignorée, méprisée, exploitée. Ceci est tellement notoire qu’il ne devrait même pas être nécessaire de le répéter. Si la métempsychose était chose possible, je suggérerais à quiconque n’a pas pu s’en convaincre dans sa vie propre d’emprunter pour quelques jours l’existence d’un gamin noir ou « arabe » des cités, de faire l’expérience du contrôle routier ou de l’entretien d’embauche. La comprenette étant trop lente, le temps est venu du rapport de force ; tout cela est écrit depuis quarante ans au moins. Un enfant est mort par la main de l’État ; en réponse, d’autres se sont mis en révolte, avec parfois la détermination de l’adulte, parfois l’inconscience de l’adolescent. Reste à savoir ce qu’on fait de ce drame, une fois le calme revenu – question à ce stade éminemment théorique, j’en conviens.

Mon option ici n’étonnera guère mais je ne vois pas qu’une autre soit possible : la Cité doit s’ouvrir ou périr des maux qu’elle a cru conjurer en se fermant. S’ouvrir dans sa dimension régalienne, cela a été dit mille fois : police, recrutement, formation, doctrine d’emploi, etc. Mais le dernier maillon de la chaîne ne changera rien si l’essentiel ne précède ni n’accompagne : logement, urbanisme, services publics, école, emploi, droits sociaux, etc. S’ouvrir, c’est-à-dire s’ouvrir de partout, afin de changer la manière dont elle se perçoit elle-même et agit sur elle-même. Mettre en adéquation le réel et la représentation. Sur ces bases partagées on pourrait commencer à parler sérieusement. Cela serait autre chose que de rappeler les parents à leurs responsabilités pour mieux minimiser celles de l’État dans la faillite de la liberté, de l’égalité et de la fraternité promises par la République.

Cette reconstitution comporte forcément un volet politique et ce volet politique est évidemment matriciel. Regardez les organes de pouvoir ou de représentation du pouvoir, puis demandez-vous comment on en est arrivé là. Porter un regard lucide sur certains actes graves qui ont été perpétrés dans un mouvement aux mobiles forcément divers – d’aucuns incontestables, d’aucuns condamnables – ne doit à aucun prix distraire de la cause première, ni du drame originel. Ce drame, c’est bien sûr celui de Nahel, mort à 17 ans ; c’est à un degré moindre celui de plusieurs générations d’« enfants d’immigrés » qui n’existent pas pour le « pays légal », ou alors préférablement sous les figures divertissante ou effrayante du footballeur et de l’émeutier. Même ainsi c’est encore trop pour certains qui de Le Pen à Ciotti voudraient voir cette jeunesse et cette population faire constamment profil bas, se fondre dans le décor. Si ce n’est pire : qu’est-ce que la cagnotte de Messiha, sinon une prime à la bavure.

Au contraire, la place des jeunes des quartiers, comme de tous les individus et groupes sociaux qui composent le peuple, est au cœur de la société politique, dans ses institutions. Faire de ce principe une réalité est le chantier qui devrait tous nous occuper. Probablement le tirage au sort, déployé à grande échelle, pourrait jouer ici un rôle d’accélérateur de citoyenneté, de transformateur civique et moral de la société. Jugez plutôt : trois à cinq cent mille personnes, prises dans la population selon la méthode des quotas, donc pour une part non négligeable dans les quartiers, pour composer des assemblées délibérantes régulièrement renouvelées. À la limite, restons ouverts sur les dispositifs : l’essentiel est que le peuple, dans sa diversité, se voie, se parle, et soit vu se parlant. Qu’il puisse prendre acte de sa matérialité, dans des enceintes où le conflit ne serait pas en permanence rallumé par les fantasmes et les logiques de conquête du pouvoir. Qu’il puisse constater ce qu’il est devenu, et ce qu’il demeurera malgré toutes les sombres prophéties. Cela ne serait pas encore suffisant, mais cela serait un pas dans la bonne direction.

La folie ambiante n’interdit pas d’œuvrer en ce sens. Dans le peuple, malgré les plaies sans cesse ravivées, des convergences s’opèrent. Près de cinq ans après les faits, le meilleur symbole en est encore l’image de ces gilets jaunes agenouillés, mains derrière la tête, par solidarité avec la « classe qui se tient sage » des lycéens de Mantes-la-Jolie. Comme quoi, en dépit de tous les grands discours, de tous les anathèmes, de toutes les diversions, l’expérience, les luttes partagées sont encore le meilleur moyen de faire société.

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