ruse de la raison, ruse de la folie

Depuis le discours de Nicolas Sarkozy sur la crise financière, prononcé en 2008 à la tribune de l’ONU, on ne s’étonne plus d’entendre un président néolibéral dénoncer les prétendus excès du capitalisme. En parlant devant l’OIT d’un « capitalisme devenu fou », Emmanuel Sôter Macron n’a donc pas innové : il s’est benoîtement mis dans les pas de ceux qui habillent leur adhésion crétine à la loi du marché des oripeaux de la social-démocratie.

Cette pirouette rhétorique est une espèce de ruse de la raison. Derrière le chaos apparent, le capitalisme structure notre modernité. Il se fond dans la multiplicité de ses expressions, se parcellise et se réinvente sans cesse, pareil aux fragments chatoyants du kaléidoscope, dont les mouvements et les reflets infinis forment des images hypnotiques toujours renouvelées.

Le capitalisme a fait de la politique sa ruse. Ce qu’il ne peut prendre de vive force, comme font les potentats dans les États où la démocratie, même représentative, n’a pas encore été fermement établie, il se l’accapare sous nos latitudes par la persuasion. Ainsi, pour survivre aux accusations de plus en plus nombreuses portées contre lui, il se trouve encore capable de se réfuter lui-même. Prudent, il ne se nie cependant jamais dans son principe : après la Crise, ses mandataires ont vilipendé le capitalisme financiarisé, abstrait de l’économie réelle, et ont cloué au pilori les traders, mais n’ont jamais mis en cause l’origine du mal – la recherche effrénée de la plus-value, le « grand secret de la société moderne » dévoilé par Marx.

C’est pourquoi, face aux tartuffes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes, il faut affirmer que le capitalisme n’est pas devenu fou, mais qu’il n’est né ainsi. Que c’est sa diffusion dans l’ensemble du corps social et dans chaque portion de l’existence humaine qui le rend si hautement destructeur. Que la ruse de la raison par laquelle il semble opérer est en fait une ruse de la folie : la folie intrinsèque d’un système fondé sur l’exploitation de l’humain et sur l’épuisement des ressources naturelles. Il faut affirmer aussi que seul un mouvement véritablement constituant permettra de le récuser comme fait social total, pour faire exister à nouveau le commun où se sont imposés le profit et la loi du plus fort et conjurer ainsi le « temps de guerre » prophétisé par Emmanuel Macron.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

rupture de barrage

La Vague (Gustave Courbet - Musée des beaux-arts de Lyon).jpg

Gustave Courbet, La Vague, 1869, Musée des Beaux-Arts de Lyon.

Une semaine exactement après les élections européennes, on pouvait entendre un commentateur très autorisé tenir à peu près ce langage : « Il n’y a aucun risque qu’Emmanuel Macron soit battu par Marine Le Pen en 2022. »

Que penser de cette prophétie lénifiante ? Qu’elle est aussi peu valable que celle qui consisterait à prévoir, à même échéance, l’élection triomphale du Rassemblement national. Comme souvent, la vérité se situe entre les deux : c’est-à-dire qu’au train où vont les choses, il devient de plus en plus vraisemblable que Mme Le Pen remporte sur le fil la prochaine présidentielle. Pourquoi ? Parce que le barrage républicain, érigé en 2002, colmaté en 2017, est sur le point de rompre. Voyons comment.

Au premier tour de la dernière présidentielle, M. Macron devance Mme Le Pen d’à peine un million de voix. Les deux candidats suivants, MM Fillon et Mélenchon, se situent une marche au-dessous, dans un mouchoir de poche. Plus de 80% des votants ont choisi l’un de ces quatre champions qu’1,6 million de bulletins séparent – une paille. Ainsi, M. Macron doit plus sa victoire au report massif des électeurs de ses adversaires de premier tour qu’à la mobilisation de son électorat naturel. Les chiffres le démontrent amplement : le 7 mai, il est élu avec 20,7 millions de bulletins, dont plus de 9 millions sont dus au report.

La fragilité structurelle du barrage pourrait bien occasionner sa rupture. Comment ne pas penser que, la droite étant désormais réduite à ses expressions bonapartiste et légitimiste et la gauche radicale ne souffrant plus de donner des blancs-seings à l’ordolibéralisme, la majorité des voix de report échues à M. Macron en 2017 lui feront défaut en 2022 ? Ajoutons à cela l’érosion naturelle due au quinquennat et au calendrier électoral (Nicolas Sarkozy a perdu 2 millions d’électeurs entre 2007 et 2012) et la baisse de participation prévisible entre les deux tours (3 points de moins en 2017, quand la participation avait augmenté de 8 points entre les deux tours de la présidentielle 2002) : les conditions sont réunies pour que le score du sauveur de 2017 ne dépasse plus, en 2022, 15 millions de voix. À ce niveau de désamour, Emmanuel Sôter Macron ne serait plus qu’à un jet de pierre d’une candidate frontiste dont la dynamique est encore renforcée, à l’issue des européennes, par le climat social et l’effet vote utile.

Faut-il préciser qu’il s’agit là d’une hypothèse ? Que, dans l’intervalle, tout peut arriver ? La prudence ne proscrit pas plus la conjecture qu’elle n’impose l’observation à courte vue. À ce stade de la décomposition de la société politique, balayer d’un revers de main la possibilité d’une victoire de Mme Le Pen en 2022 serait pure folie.

Cette mise en garde n’est certainement pas un appel à rejoindre le soi-disant camp des progressistes, dont le leader est passé maître dans la technique du pompier-pyromane, mais à construire sans attendre la seule alternative possible pour l’avenir, qui devra être, pour succéder : démocratique, sociale, populaire et constituante.

Au-delà des chiffres et des pronostics, le seul constat de l’impasse politique où se trouve notre pays nous y engage.

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fumée blanche dans ciel bleu

Comme je l’ai écrit ici, je suis né dans l’île de la Cité, et j’ai grandi auprès des eaux de la Seine, entre le pont Neuf et le pont de l’Archevêché.

J’ai joué, enfant, à l’ombre de Notre-Dame. Lorsque, adolescent, j’eus quitté ses parages, elle resta mon repère. Bien des années plus tard, elle n’a pas cessé de l’être.

De la Ville elle m’est toujours apparue comme le décor le plus fascinant, le plus poétique, le plus écrasant de grandeur. De la rue du Renard, du quai de Montebello, des ponts, de loin en loin, dans tous les ciels, dans toutes les lumières et de l’aube au couchant, je m’émerveille de la voir surgir, dans le méandre du fleuve : vaisseau en partance, rêve gothique, mirage vénitien.

Elle a hanté mes nuits, construit la géographie de mes songes, jalonné mes promenades. Nous devions y retourner bientôt, en ce printemps commençant, aller la deviner derrière les trembles et les platanes, débattre du point de savoir si nous en aimions mieux les façades latérales ou le chevet. Au lieu de cela, nous irons, le coeur lourd, découvrir ce qu’il en reste.

Des hauteurs de Ménilmontant, je l’ai vue s’envoler, fumée blanche dans le ciel bleu.
Pour les Parisiens, pour les Français, Notre-Dame était, est encore peut-être, l’un de ces rares lieux et monuments où se mêlent le moi et le nous, le sensible et l’intelligible. La mémoire nationale, la mémoire humaine l’ont sécularisée, rendue accessible à tout un chacun, faisant d’un signe des temps, dans la chrétienté médiévale, la pierre d’angle d’une singularité universelle, dans la France républicaine.

Sa destruction partielle n’est pas une apocalypse, mais une invitation à vivre et se souvenir. À concevoir aussi le patrimoine non pas comme une identité figée, mais comme une fraternité mouvante.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

tyrannie arithmétique

Comme nous le pressentions dans ces pages, le carnavalesque « grand débat » imaginé par M. Macron a atteint sa cible : écraser, sous le poids du nombre, les gilets jaunes et leurs revendications.

Sous le règne de la démocratie formelle, l’arithmétique est l’argument ultime. Elle offre à ceux qui ne se posent pas de question de persévérer dans l’abstinence, et à ceux qui ne veulent pas qu’on s’en pose, d’asséner les chiffres qui forment le douillet réceptacle de l’ignorance collective.

Peu importe que seuls 1,5 million de Français aient pris part à la consultation, soit 3% du corps électoral. Peu importe également que cette consultation ait été conçue, dans ses modalités, pour orienter les réponses et organiser la surreprésentation des classes qui comptent le plus d’électeurs naturels du gouvernement. Dans cette matière, seul le résultat compte, implacablement énoncé par le premier ministre : « les Français » veulent la baisse de la dépense publique.

De sa voix blême, le spectre de la « majorité silencieuse » vient donc d’acclamer la politique des dix derniers gouvernements. Avec un avenant de taille, cependant : une petite réfaction de l’impôt – en bonne voie d’être accordée, sous une forme ou sous une autre, si l’on en croit les ballons d’essai lâchés depuis quelques jours dans la presse la plus critique.

Au stade où nous sommes de la décomposition de la société politique, il est vraisemblable que ce plat de lentilles suffise à rallier les derniers points qui manquaient aux sondages pour faire basculer la sacro-sainte majorité dans le camp de la Raison. Après le « grand débat », il y a certes toujours en France 5 millions de pauvres, des millions de plus qui ne joignent pas les deux bouts et, au sommet de la chaîne alimentaire, des ultra-riches qui reçoivent un chèque à neuf zéros des mains mêmes du président : qu’à cela ne tienne, devant Emmanuel Sôter Macron prêchant bientôt ex cathedra le retour au calme tout en prodiguant ses largesses fiscales, chacun pourra se convaincre que la situation n’est pas si terrible, qu’il y a pire ailleurs, et se renfoncer consciencieusement dans son fauteuil.

Pourtant, tandis que les ministres redoublaient d’inventivité pour circonscrire l’incendie social, tandis que l’édilité de France et de Navarre ouvrait, crédule, ses cahiers de doléances au tout-venant, les gilets jaunes, imperturbables, insensibles aux balles de défense comme à la calomnie, construisaient, dans les rues, sur les ronds-points et dans les assemblées des assemblées, à Commercy et à Saint-Nazaire, les réponses politiques à inscrire à l’ordre du jour de la démocratie. Où et quand cela ? Tous l’ignorent, mais chacun sait désormais que la rue fraie parfois des voies insoupçonnables.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

de Barrot à Griveaux

« 17 mars, manifestation ; 16 avril, complot ; 15 mai, attentat ; 23 juin, guerre civile! » Dans les Luttes de classes en France, Marx résume en ces termes la pensée étroite d’Odilon Barrot, président de la commission d’enquête sur les événements de juin et du 15 mai, instituée par l’Assemblée nationale constituante à l’été 1848.
Ayant fait un bond de cent soixante-dix ans dans le temps, on pourrait à peu près mettre les mêmes mots dans la bouche du président Macron et de ses séides du nouveau parti de l’ordre, en modifiant à peine les dates : « 17 novembre, mouvement ; 8 décembre, casseurs ; 16 mars, séditieux ! »

Et voilà qu’au détour d’un conseil des ministres, le porte-parole du gouvernement, M. Griveaux, évoque la mobilisation des militaires de la force Sentinelle le samedi 23 mars, pour, assure-t-il, protéger les bâtiments publics. Alors que les appels à la désescalade se multiplient depuis plusieurs semaines, à l’initiative notamment du Défenseur des droits et de la haute-commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme, qui recommandent de concert de laisser à l’armurerie les dévastateurs lanceurs de balles de défense, le mot fatal a été lâché. Chauffée à bloc par les billevesées d’une députée inconnue au bataillon et par l’expression chirurgicale d’un gouverneur militaire dissertant à l’antenne sur les procédures d’ouverture du feu, la machine s’emballe, au point que le président lui-même, responsable de facto de la publicité de cette tambouille d’état-major, se croit obligé d’intervenir, réfutant qu’il ait jamais été fait appel à l’armée pour mener une opération de maintien de l’ordre.

« Erreur de communication »? Zèle plastronnant d’un candidat putatif à la mairie de Paris ? Message soupesé comme la poudre d’une munition de 7,62 ? Qu’importe, le mal est fait. À travers son vocabulaire contondant, l’exécutif a tracé la ligne de démarcation entre l’acceptable et l’inacceptable. D’une phrase, il a convoqué dans la mémoire collective les répressions les plus féroces : juin 48, mai 71, l’image de la troupe face à la rue. Avait-il, pour ce faire, de solides raisons de croire que la République tomberait bientôt aux mains d’un vaste mouvement insurrectionnel ? Certainement non. Les forces de sécurité sont mobilisées ; cela est indéniable ; fatiguées, cela est probable. Mais pas un connaisseur sérieux de ces questions n’ignore qu’elles sont en capacité de faire face, et avec doigté s’il vous plaît – tout comme elles auraient été capables d’empêcher les brasiers du 17 mars, si elles en avaient reçu la consigne. Le recours au champ sémantique de la guerre, et de la guerre civile, révèle plutôt le dessein de discréditer définitivement, aux yeux d’une majorité d’électeurs, les revendications démocratiques et sociales portées par le mouvement des gilets jaunes. Et au jeu de la peur, il est vraisemblable que le gouvernement réussisse.

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ce cens qui ne dit pas son nom

« Le suffrage sera direct et universel. » Ainsi le décret du 5 mars 1848 abolit-il le cens, prenant de court l’histoire et la Révolution elle-même. Jamais appliquée, la Constitution de l’an I avait été plus généreuse, en admettant « à l’exercice des droits de citoyens français » les étrangers habitués en France, ceux qui avaient adopté un enfant, nourri un vieillard ou qui avaient été jugés comme ayant « bien mérité de l’humanité ». C’était l’époque ou être français signifiait autre chose que se claquemurer dans ses frontières hexagonales, assis sur le pavois de ses souvenirs. L’iniquité fondamentale des dispositions qui avaient privé les femmes du droit de vote ayant été corrigée en 1944, on pourrait croire que la démocratie est désormais parfaite – sujette, pour l’avenir, à des ajustements purement techniques (vote électronique, consultation en ligne, etc.).
Loin s’en faut.

« Vous avez le droit de vote ; n’exigez rien de plus ou vous n’aurez plus rien. » C’est en substance le message qu’a martelé le gouvernement de M. Philippe face à la révolte des gilets jaunes, lorsque, reprenant la rhétorique gaulienne du 30 mai 1968, il s’est fait le héraut d’une république soi-disant « menacée de dictature ». L’histoire nous apprend qu’il ne suffit pas de proclamer le droit de vote pour faire de cette potentialité une réalité et un outil au service du progrès économique et social. Elle nous rappelle que la même république qui avait institué le suffrage masculin est morte de ce qu’au moment d’élire l’assemblée constituante, les nouveaux votants des campagnes étaient toujours attachés à l’élite conservatrice. Aujourd’hui encore, la sociologie électorale de la France vérifie l’intuition révolutionnaire selon laquelle l’égalité des droits politiques ne peut exister sans tension vers l’égalité des conditions.

L’abstention au plan national masque d’importantes disparités selon les classes sociales. Forte dans toute la population, c’est chez les pauvres qu’elle est la plus prégnante et alarmante. L’enquête de l’Insee sur la participation électorale en 2017 met en évidence que l’abstention systématique est principalement le fait des catégories modestes, peu diplômées, ayant un faible niveau de vie. La fracture, béante, parcourt et morcelle le territoire. À Clichy-sous-Bois, l’une des communes les plus pauvres de France, 80% des électeurs ne se sont pas rendus aux urnes pour le second tour des législatives. À Neuilly-sur-Seine, l’une des plus riches, 50% des électeurs ont participé à ce même tour de scrutin. Trente points de différences, d’un côté à l’autre de l’échelle des richesses : de quoi faire tenir une pyramide à l’envers ; de quoi permettre à la partie la plus favorisée de la population de décider pour la plus défavorisée – celle qui a le moins besoin de politique pour celle qui en a le plus besoin. Le principe du cens, dans l’ancien droit comme dans les résidus symboliques qu’il a laissés dans les consciences contemporaines, prétendument modernes, est justement de tenir les possédants comme plus capables politiquement.

« Après le pain, a dit Danton, l’éducation est le premier besoin du peuple. » Et il faut assurément le secours de l’éducation pour inciter tous les citoyens à faire usage de leur droit de vote. L’analyse cependant ne peut se satisfaire de cette première explication. Si l’abstention résulte de mécanismes divers, que la doxa, paresseuse, résume dans le désintérêt grandissant de la démocratie pour elle-même, elle procède aussi de causes telles que l’accroissement des inégalités, le démantèlement des services publics, la fragmentation du marché du travail et la fragilisation générale des solidarités, générateurs d’apathie civique. Il n’est pas anodin que la participation ait commencé à diminuer sensiblement à partir du début des années 1990, séquence prise entre le tournant de la rigueur, les privatisations à tout-va et le développement massif du travail précaire.

Trois décennies de gargarisme démocratique nous ont distraits de cette réalité terrible que les pauvres ont été peu à peu dépossédés du droit de cité – cantonnés au vote protestataire, dont le libéralisme a fait son factotum et son épouvantail, ou tout simplement renvoyés à l’abstention, mis au ban de la société politique. Aboli en 1848, le cens n’a pas disparu du paysage démocratique. Certes, il présente mieux que sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Il sait se faire plus discret et tient à sa bonne conscience républicaine. Mais, aujourd’hui comme avant-hier, l’édifice social, ses prébendes, ses injustices, ses malfaçons, reposent entièrement sur ce cens qui ne dit pas son nom : la censure de ceux qui, à force d’être laissés pour compte, en viennent à se juger illégitimes à prendre la parole. Ceux-là n’auront pas plus participé au grand débat en 2019 qu’ils ne s’étaient rendus, en 2017, dans l’isoloir de leur mairie.
Et pourtant, ils en ont, des choses à dire.

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il ne suffit pas de dire « république »

« Il ne suffit pas de dire république… Venise aussi fut une république. » Dans son Histoire de la Révolution française, Michelet rapporte ce propos de Bonneville, tenu à l’été 1791, dans la Bouche de fer. Varennes alors a eu lieu et la question du régime se pose pour la première fois en des termes concrets, à cause de l’inutilité et de la nocivité d’un roi acoquiné avec ses cousins européens. Cette question, à de rares exceptions près, les révolutionnaires ne la tranchent pas d’un coup de sabre. « Il ne suffit pas de dire république », donc, affirme Bonneville avec clairvoyance. Et Robespierre, au même moment, ne dit pas autre chose. Lorsqu’à l’été suivant, chacun a été convaincu de l’impossibilité de la royauté et s’est rallié à la cause de la République, les divergences au sein du régime nouveau, entre la Montagne et la Gironde, s’avèrent âpres et contondantes. Jadis effrayant abîme, la République est devenue une étape nécessaire et le plus petit dénominateur commun entre les nouveaux acteurs ; mais nullement un corpus politique en soi.

Aujourd’hui, quiconque invoque la République paraît tout à fait certain de ce qui s’y trouve. Il n’est pas un argument qui ne gagne en autorité s’il a été oint par elle. Un récent premier ministre a d’ailleurs fondé toute la vibrante rhétorique de sa primature sur ce concept sacré qui semble propre à valider n’importe quelle politique, fût-elle autoritaire et anti-sociale. Il avait commencé sa carrière à gauche, en France ; il la poursuit désormais par-delà les Pyrénées, où on l’a vu manifester à côté de la droite et de l’extrême droite. Bien au-delà de sa personne, on ne compte pas, sur les estrades et aux tribunes des assemblées, les références à la République, dont la majorité parlementaire, où se sont réunis les libéraux des deux rives, fait un usage immodéré, pour ne pas avoir à qualifier sa politique devant le peuple. Demain, qui sait ce que le ci-devant Front national, hier considéré comme « anti-républicain », sera capable de faire passer au nom d’une république qu’il a déshonorée ab ovo.

On le voit, la confusion règne autour de cette république si mal définie qu’on la jette pêle-mêle dans la marmite où l’on mélange également d’autres notions vidées de leur substance par un libéralisme qui en a fait ses totems : l’humanisme, la démocratie, etc. Dans les habits flottants de la Ve, la République cacochyme est devenue un grand tout dont chacun se réclame quels que soient ses sentiments profonds. Et sur cette base instable, il faudrait que les grand-messes déclamatives, certes inspirées par de justes motifs, suffisent à mettre tout le monde d’accord, à vivifier la belle et généreuse idée républicaine. Avançons un peu plus dans cette voie, et, le progrès de nos jours se faisant en marche arrière, nous penserons, comme Jean Bodin, que la monarchie aussi est une forme de république.

Ici encore, le retour sur l’histoire éclaire l’embrouillamini du présent. De la même façon qu’il y eut, à la Convention nationale, les Montagnards et les Girondins, il y eut, dans la république romaine, les Optimates et les Populares : les uns combattant pour améliorer la condition économique et sociale du peuple, les autres pour préserver les privilèges de l’ordre sénatorial. Pour que notre république contemporaine ne reste pas une outre vide, un livre de pages vierges, il faut la nourrir en contenu. Il faut se défier des approches monumentales, patrimoniales, qui voient les institutions comme les palais où la république bourgeoise a succédé à la royauté. Il faut trancher, en quelque sorte, entre la loi agraire et la liberté sans frein du commerce. Il faut restituer la République comme avenir souhaitable, en redonnant chair au dogme républicain : liberté, égalité, fraternité.

Bien que les beaux esprits et les honnêtes gens commencent à le regarder de travers, à cause des fanatiques qui s’y sont indument glissés et de l’utilisation duplice que le gouvernement a faite de leur imposture, le mouvement des gilets jaunes invite à une telle réflexion. En revendiquant plus d’égalité, un juste partage des richesses et une participation plus directe à la vie de la Cité, il pointe les ferments de division qui menacent la cohésion nationale. Il rappelle que, non, il ne suffit pas de dire, qu’il faut aussi faire, et que la République n’est digne d’elle-même que lorsqu’elle est vraiment démocratique et sociale.

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la violence et l’ordre – 1848-2019

Le président remonte dans les sondages. Depuis deux mois, il voit sa cote de popularité revenir vers son niveau antérieur à la révolte des gilets jaunes. Sans doute, le 26 mai, la liste qu’il soutiendra aux élections européennes fera un score honorable, talonnera le Front national, recréant les conditions du duel où il se croit en position de force, entre droite libérale et droite autoritaire, entre orléanisme et bonapartisme. Alors, il sera à nouveau capable d’imposer la politique qui, depuis l’automne, est si vivement récusée par le peuple. Serait-ce un miracle ? Le retour, dans sa geste personnelle, à une fortune qui l’avait momentanément abandonné ? Rien de tout cela, mais un mécanisme éprouvé maintes fois dans l’histoire. Le même mécanisme qui conduisit le parti de l’Ordre, en 1848, à mater la révolte sociale qui avait permis son avènement ; le même mécanisme qui conduisit un pays progressiste en février, à élire, en avril, une constituante conservatrice.

La France est éruptive, désireuse de justice sociale, mais elle craint autant l’anarchie qu’elle aime l’égalité. Son vieil instinct de propriétaire lui commande de s’en tenir à l’écart comme le chat se méfie de l’eau. L’agitation, lorsqu’elle perdure, effraie toujours les honnêtes gens et rebuta jusqu’aux beaux esprits qui avaient aimé Voltaire mieux que Diderot, et Diderot, mieux que Rousseau. Les mêmes qui, dans l’enthousiasme de l’été 1789, avaient voté l’abolition des privilèges et la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, virent d’un mauvais œil, dès l’automne, une Révolution qui prétendait aller jusqu’à son taquet. Soixante ans plus tard, après la chute de Louis-Philippe, l’espoir vécut moins d’un printemps. Au premier scrutin, l’électorat confia les destinées du pays aux représentants du parti de l’Ordre. Sur la marmite révolutionnaire, ceux-ci placèrent un couvercle de fonte qui ne sauta qu’après vingt ans de règne, une guerre humiliante et le siège de Paris.

Voici, maintenant, le point où nous en sommes. Depuis qu’il a recouvré ses esprits à la mi-décembre, le gouvernement applique la stratégie du pourrissement. D’abord, des annonces en pagaille, afin que le peuple écoute, afin qu’il demeure dans l’expectative. Ensuite, le grand débat : deux mois entiers de catharsis populaire et de tournée présidentielle aux quatre coins de la République, étrange réconciliation d’un roi élu et de son peuple, digne d’une enluminure du Moyen Âge. Enfin, peut-être, un référendum. L’interrogé devient l’interrogeant, l’élève redevient le maître, et la ploutocratie triomphante pourra bientôt se congratuler d’avoir terminé la fête des fous, remis en place l’ordre des choses, et empêché, entre autres, le rétablissement de l’impôt sur la fortune et le référendum d’initiative citoyenne. Il est vraisemblable que les questions posées, que les mesures adoptées par le gouvernement ne tiendront alors nullement compte des demandes de démocratie et d’égalité exprimées dans le peuple bien avant qu’on ne lui cédât la parole. Dans l’intervalle, la violence, savamment entretenue, aura nourri la peur, et la peur aura gagné la majorité de l’électorat actif. Les reliquats de protestation sont réprimés à coups de LBD et une proposition de loi rédigée par la droite, adoptée par la majorité avec les voix de l’extrême droite, vise à restreindre le droit de manifester. Un instant croyant, un moment incrédule, le peuple voit d’un seul coup ses espérances abolies.

Qu’advient-il ensuite ? Risquons-nous aux conjectures. Après 1848, il y eut le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Le pouvoir libéral-autoritaire mourut de ses propres contradictions, après avoir pavé la voie au despotisme. La comparaison s’arrête là ; l’histoire ne recommence jamais exactement. Nul doute cependant que le peuple, battu froid en 2019, se rappellera, en 2022, qu’on a ridiculisé ses espérances.

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