en guise d’introclusion

Vu de la butte est né en février 2019. Il sera, à l’avenir, moins régulièrement nourri qu’il ne l’a été jusqu’ici, et sa rubrique « histoire au présent » est d’ores et déjà classée en archives. La raison en est que je rédige désormais une chronique bimensuelle pour QG, le webmédia initié par Aude Lancelin à l’été 2019. Baptisée « Contre-pouvoir », cette chronique est aussi l’occasion de faire de l’«histoire au présent», mais en modifiant légèrement ma démarche, en la canalisant, en lui donnant un but et un thème : confronter le Pouvoir en scrutant ceux qui l’exercent et le convoitent. En cette année présidentielle, en cette année de tous les mirages et de tous les dangers, je crois que cela fait sens.

« Contre-pouvoir » a commencé alors que je venais de terminer la rédaction d’un essai, résolument historique, mais non dénué de liens avec le thème évoqué à l’instant. Les moments où l’on suspend une activité pour en entreprendre une autre étant propices à la prise de recul, j’ai ressenti la nécessité de jeter un regard rétrospectif sur les textes publiés ici. À la relecture, ce regard m’est apparu d’autant plus indispensable. Autant en effet les mouvements sociaux des dix-huit mois écoulés entre la fin 2018 et le début 2020 avaient en quelque sorte précipité mes pensées et ma plume dans un tourbillon sans fin, autant les mois de ralentissement du Covid-19, le travail plus silencieux sur un sujet plus dense, m’ont obligé à me déprendre de cette sorte de graphomanie, dont je questionne désormais les ressorts et les résultats. Je souhaite partager ici cet exercice d’autocritique, sous forme d’introduction conclusive (à moins que ce ne soit l’inverse…), ce qui nécessite au préalable une brève remise en contexte.

En février 2019, donc, j’ai commencé à écrire ces pages, saisi par un formidable sentiment de liberté. Après des années de décantation, d’interrogations, de prises de conscience, j’avais soldé ma « vie d’avant » – à droite –, démissionné d’un mandat local, quitté un emploi, et je m’affirmais enfin « de gauche »,  si l’on veut bien accorder encore un peu de crédit à ce mot forgé par le temps et les luttes[iii]. Je venais de publier un petit livre, Géographie de l’histoire de France[i], dont la rédaction avait été achevée une année plus tôt. Le présent blog s’inscrivait dans la continuité de ce premier essai, espace de liberté virtuelle destiné à approfondir, à la lumière d’une actualité revue et corrigée par l’irruption des Gilets jaunes, certaines des pistes que j’y avais entrouvertes. Très peu de temps après, je retrouvais un engagement politique, notamment en participant à la création des Constituants, groupe informel « choral », comme le décrivait une amie également impliquée dans l’initiative, fondé sur ce double constat que notre pays était dans une sorte d’impasse démocratique et que le soulèvement populaire pouvait rebattre les cartes. Parallèlement, enthousiasmé par l’acuité du regard de Marx sur la France des années 1848-1871 et par l’intérêt de son analyse pour comprendre la France d’aujourd’hui, j’écrivais un second essai – destiné à paraître un an plus tard – Marx rapatrié[ii]. Dans la même période, je recommençais aussi à « militer », au sens le plus classique du terme, dans le cadre d’une des listes «citoyennes » conduites par la France insoumise à Paris, pour les municipales.

La boucle aurait pu être bouclée… et cependant elle ne l’a pas été. En me découvrant « de gauche », j’avais éprouvé ce sentiment exaltant du voyageur devant un continent nouveau ; or je sais aujourd’hui que mon exploration de ce continent n’est pas terminée. Jamais, heureusement, les pensées ne sont définitives. Elles sont toujours mobiles, ductiles, tâtonnantes. Hugo a écrit « chaque homme dans sa vie/s’en va vers sa lumière »[iv]. Je revendique sans état d’âme la cohérence de ce métamorphisme. Rien n’est plus idiot que la fidélité butée, lorsqu’elle nous place en contradiction avec notre liberté d’être, de penser, de nous déterminer par rapport à un problème ou une série de problèmes. Ceci dit, les pensées s’affinent, s’affûtent ; le mouvement n’exclut pas une certaine forme de tension vers un but – il ne faut désespérer de rien.
Ainsi, les réflexions que m’ont inspirées une actualité toujours mouvante, mais également de nouvelles lectures, de nouvelles discussions, devaient me mettre à distance de mes expériences les plus récentes, en conservant ce qui m’y semblait fructueux, en laissant de côté ce qui m’y semblait problématique, en cherchant à en vérifier les angles morts. En sachant gré à mes derniers engagements militants de ce qu’ils m’avaient apporté, j’ai compris que pour ce faire, je devrais cheminer seul un moment, me faire mes propres idées sur les choses, sans renoncer, bien sûr, à la perspective de l’engagement collectif – point focal de ma pensée depuis tant et tant d’années.

Cette remise en contexte étant faite, j’en viens au contenu du blog, dont je voudrais commencer par revendiquer le caractère pamphlétaire, avant de pointer les pièges dans lesquels j’ai pu tomber, en pratiquant ce registre, par enthousiasme, colère, empressement. Je crois en effet dans le genre pamphlétaire, dans la nécessité démocratique de la critique, dans l’utilité de chroniquer, pour soi-même et pour les autres, la marche du monde, dans l’urgence pour chaque individu de confronter les faits et leur(s) narration(s) aux principes, dans l’expédience, enfin, de la satire, pour déposséder les puissants et les cuistres de leur magistère, et je n’ai pas hésité à employer chacun de ces outils, avec plus ou moins de bonheur, de manière plus ou moins opportune. Ceci dit, le recul aidant, l’histoire avançant, je ne peux ignorer les limites de ce même exercice : l’hypercriticisme et ses corolaires que sont le manichéisme et le relativisme, l’impossibilité d’aller au fond des sujets, la surexploitation du style au détriment, parfois, d’une analyse plus sèche mais plus roborative, le risque d’une moquerie indifférenciée, ambivalente, peut-être dangereuse, dans la période brûlante où nous sommes, lorsque l’incisivité du discours apparaît aussi nécessaire que la capacité à soupeser chacun de ses mots au trébuchet.

En partie, le fond du propos a été moulé par sa forme. Le genre bref est celui de l’urgence – urgence de l’écriture, urgence du sursaut face au danger de l’extrême droite, urgence de la « révolution citoyenne » face aux injustices de toutes sortes, face au dérèglement climatique, etc. Il y a là-dedans quelque chose de paradoxal, imprimé par l’époque, car je ne crois pas avoir cessé d’adhérer à l’idée que toute transformation démocratique et sociale profitable procède non pas d’une unique solution éruptive, mais d’une multitude de combats et d’apprentissages ; que, partant, l’intérêt du mouvement social et populaire est plutôt d’œuvrer, par le bas, par les côtés, à la construction d’une société plus conforme aux principes de liberté, d’égalité, de fraternité, que de rôder autour de l’obsession d’un grand soir toujours gros de périls. Malgré ces préventions, j’ai écrit comme dans l’espoir d’une solution immédiate, d’un événement nébuleux et salvateur, en nourrissant une sorte d’eschatologie démocratique.
Le genre bref est également celui d’un éternel recommencement, de la répétition de notions utilisées comme slogans, symboles de ralliement, arguments d’autorité, souvent insuffisamment questionnées et confrontées aux faits pour être vraiment performatives. Il me semble après coup que je me suis trop souvent contenté de cette manière invocatoire, au lieu d’aller chercher au fond des choses. En somme, j’ai parfois soufflé dans des mots comme s’il s’était agi des trompettes de Jéricho ; mais les murailles de nos têtes, les murailles de nos injustices sont bien plus solides que ne l’étaient, dans la légende biblique, les murailles de la cité cananéenne.

Ainsi du concept de « peuple », que j’ai abondamment mobilisé. Beau mot s’il en est !, mais dont la force d’évocation discursive, littéraire, peut surpasser la matérialité politique et sociale, au risque d’enfermer les luttes populaires dans un schéma romantique, de faire précisément du peuple un objet plutôt qu’un sujet de l’histoire, à la merci de stratégies toujours à double-tranchant, naviguant sur des mers semées d’écueils. Je ne crois pas m’être trop fourvoyé dans cette voie, mais j’ai en revanche plus souvent convoqué l’idée du peuple que je n’ai cherché à le regarder tel qu’il est, comme ensemble, nécessairement composite, des citoyens et des producteurs. La centralité de certains combats m’a échappé, comme partie intégrante d’une lutte des classes que je convoquais cependant sans relâche – je pense ici essentiellement aux combats féministes, antiracistes, écologistes. Si je ne me crois nullement qualifié, légitime à parler de tout, je crois en revanche qu’il n’est de regard juste, de discours pertinent et percutant sur une époque, que ceux qui s’efforcent d’en saisir tous les aspects ; je crois que seule une vraie intelligence du monde peut rendre le monde vraiment intelligible. Non loin de ce mot de « peuple », un autre est quelquefois venu se glisser, sous ma plume, pour former avec lui un couple antagonique non dénué d’ambiguïtés : le « système ».  Par ce vocable attrape-tout, j’ai voulu désigner le capitalisme et/ou le régime constitutionnel (aberrant) de la 5e République. En y pensant un peu plus, en prenant plus le temps, j’aurais eu soin de qualifier et de distinguer ce(s) « système(s) » pour prévenir toute mésinterprétation… et peut-être aussi toute confusion dans mes propres raisonnements. La précision, le souci de l’exactitude ne nuisent pas à la critique sociale « systémique », bien au contraire.

De la même manière, j’ai agité de grandes dates de notre histoire (française et humaine) au moment où elles refleurissaient dans nos rues : 1789, 1848, 1871, etc. Une chose, toutefois, est d’invoquer l’histoire comme une formule magique, une autre est de rechercher, dans le passé, des feux pour éclairer le présent. Sous cet aspect, j’ai sans doute péché par stakhanovisme, et je souhaite rappeler ici la sagesse de la minorité au Conseil de la Commune, qui, le 1er mai 1871, s’était récriée contre l’institution d’un grotesque pastiche du « Comité de Salut public », y voyant un « retour (…) à un passé qui doit nous instruire sans que nous ayons à le plagier »[v]. Le lien entre passé et présent m’occupe évidemment beaucoup, mais dans cette seule mesure où il aide à penser, à dépasser, c’est-à-dire où il ne claquemure pas dans la répétition formelle de ce qui a été fait, parfois réussi, parfois raté.

Enfin, l’approche trop constamment militante et polémique comporte un autre travers : celui de s’intéresser trop peu aux faits pour ce qu’ils sont, de leur préférer une interprétation permettant leur intégration dans un schéma préétabli. Ceci s’est vérifié dans un billet récent, « Les zouaves du Capitole », où je n’ai pas suffisamment décorrélé le caractère factieux de l’insurrection du 6 janvier à Washington, qui était un fait en soi, d’une lecture sociale, d’ailleurs à nuancer, de l’électorat trumpiste. La capacité à hiérarchiser les priorités et les dangers ne déshonore jamais le sens critique. Réflexion faite, il me semble que j’aurais pu, non pas renoncer à mon raisonnement ni aux idées qui le composaient, mais articuler autrement ces dernières, insister plus sur le danger mortel de l’insurrection d’extrême droite, autoritaire, raciste, antisémite – car c’en était une. Autant que ma manière ironique de traiter le sujet, le désir de pouvoir lui attribuer, non pas une cause ou un sens, mais la cause ou le sens qui arrangeaient ma vision des choses a pu obscurcir mon propos.

Mais je ne voudrais pas terminer sur l’impression d’une longue fustigation : cela ne rendrait pas compte de l’opinion que j’ai de ce blog. Dans ces pages, je n’aurai pas trouvé le Graal, et cette quête ne faisait d’ailleurs pas partie de mon programme de départ. À défaut d’avoir déchiffré les énigmes de notre modernité, du moins ai-je entrepris de mettre au jour ce qui me tient à cœur, ce qui me tient tout court, à ce point de mon engagement d’individu et d’auteur : la révolte contre tous les mythes, contre toutes les fables dont nous avons fait nos maîtres – le pouvoir, la hiérarchie, l’autorité indiscutée… –, ces expédients conçus pour faire accepter, de gré ou de force, la répartition extraordinairement inégalitaire du bonheur entre les êtres. Et parce qu’en la matière, on n’est jamais si bien servi que par soi-même, la conviction, éprouvée par les faits, que personne ne lutte mieux contre l’oppression, contre l’injustice, que celles et ceux qui les subissent ou en ont acquis l’expérience. Au passage, je constate que, dans mon premier billet, publié le 13 février 2019, j’ai employé le mot « anarchie » dans le sens que lui donnent les dictionnaires[vi]. Une grosse année plus tard, je n’aurais pas fait cet affront à la pensée libertaire, que je commençais à découvrir avec profit : j’aurais plus exactement écrit « désordre ». Je vois dans ce jalon, dans cette évolution, un signe de ma disponibilité à rechercher ce qui fait société par-delà nos vieilles lunes.

Avant de laisser les lectrices et lecteurs que cette autocritique n’aurait pas rebutés se faire leur propre avis sur les textes qui suivent, on me permettra de citer La Fontaine :
« On le peut, je l’essaie : un plus savant le fasse. »[vii]


[i] Paris, Cerf, 2019.
[ii] Paris, Cerf, 2020.
[iii] Ce qui signifiait alors pour moi : interroger la légitimité de toute autorité, passer au crible le « roman national » et réfuter l’identitarisme que j’avais vu s’imposer dans la droite parlementaire, ne plus tenir les inégalités pour une donnée irréductible de l’histoire, ni la dérégulation de l’économie pour sa pente inexorable, croire à nouveau dans la capacité de l’humanité à s’entendre et des individus à accéder à une vie meilleure par l’action collective, toutes choses auxquelles je m’étais heurté, des années durant, après en avoir accepté et intériorisé de grands bouts, dans un non moins grand moment d’égarement. C’était ramasser, en quelque sorte, le fruit de l’arbre de la connaissance, après dix années d’un idiotisme savamment cultivé par moi-même comme par le système de convictions non questionnées dans lequel je m’étais inséré de mon propre chef.
[iv] Les Contemplations, « Écrit en 1846 ; Écrit en 1855 », https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Contemplations/%C3%89crit_en_1846_%E2%80%93_%C3%89crit_en_1855.
[v] Bernard NOËL, Dictionnaire de la Commune, Paris, Fernand Hazan Éditeur, 1971.
[vi] Voir sur ce point l’introduction de Normand Baillargeon dans L’Ordre moins le pouvoir, Histoire & actualité de l’anarchisme, Marseille, Agone, 2008 [1999].
[vii] Fables, « Contre ceux qui ont le goût difficile. » https://fr.wikisource.org/wiki/Fables_de_La_Fontaine_(%C3%A9d._Barbin)/1/Contre_ceux_qui_ont_le_go%C3%BBt_difficile.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

Otium, art, éducation, démocratie… et organisation du travail ? (À propos d’un excellent essai de Jean-Miguel Pire)

L’« otium » désigne « un temps affranchi des tâches vitales, des préjugés, des calculs, des croyances, notamment religieuses, et des intérêts ». Ainsi mon ami Jean-Miguel Pire définit-il la notion dont il nous donne, dans son essai paru début 2020*, une précise généalogie, d’Athènes et Rome qui forgèrent le loisir studieux, jusqu’à notre époque, qui lui préfère le negotium, c’est-à-dire le « nec otium » – en passant par Montaigne, Condorcet, Guizot, Valéry, Arendt, Malraux…
Lorsque ce livre est paru, nous ne savions pas que le monde soudain s’arrêterait de tourner, voire de tourbillonner, créant la potentialité de ce temps de pause qui peut être, lorsque certaines conditions matérielles sont réunies, celui du loisir studieux et fécond. Pire a assumé d’inscrire son travail dans l’histoire des idées ; nous le voyons ici, par la force des événements, réencastré dans la matérialité de l’existence. C’est là du reste qu’il déploie tout son sens, car il se veut, se présente et se pense comme un manifeste démocratique. Philosophie et démocratie ne sont-ils pas les « fruits de cette faculté inédite reconnue aux individus de réfléchir à loisir sur toute chose en vue de se construire et de contribuer au bien commun » ?

L’arbre généalogique de l’otium commence non pas aux Latins qui lui donnèrent son nom, mais à la skhôlè grecque, à la fois préhistoire et idéaltype. Dans une société esclavagiste, donc, où le loisir de quelques-uns, des citoyens, cette sorte de vie noble de l’Antiquité, est permise par le labeur de beaucoup. Dès sa genèse, dès qu’il eut été conçu comme une sorte d’accomplissement de la vie civique et humaine – ce sont mes mots, et non pas ceux de Pire – le loisir studieux fut par conséquent arrimé à un système social particulièrement inégalitaire et inhumain. L’esclavage – légal – a disparu sous nos latitudes, mais le problème de l’accès de toutes et tous à l’otium demeure, dans une société où la division du travail distingue encore de facto ceux qui pourront se consacrer au loisir fécond et ceux chez qui les publicitaires et autres vendeurs de mirages iront essentiellement chercher, selon la formule répugnante de Le Lay rapportée par Pire, du « temps de cerveau disponible ».

Après avoir franchi les siècles « à sauts et à gambades » pour reprendre les mots d’un Montaigne dans lequel l’auteur voit l’un de ceux qui ont retissé le fil entre l’Antiquité et la modernité, la possibilité d’une « politique de l’esprit » apparaît avec – et sous – François Ier. Au préfigurateur de l’absolutisme, homme des guerres d’Italie, massacreur, par procuration, des Vaudois, initiateur de la politique d’intolérance que Henri II et ses successeurs porteront à son paroxysme, il faut faire ce crédit d’avoir été l’ami des arts et des lettres, et d’avoir singulièrement œuvré à leur développement sous l’influence bénéfique des humanistes, à commencer par Budé, notamment en instituant le Collège royal, futur Collège de France. Plus certainement, la vision d’une politique de l’esprit proprement démocratique sera esquissée pendant le siècle des Lumières, dans les sociétés de pensée, et pendant la Révolution, notamment – et exclusivement ? – par l’admirable Condorcet. Mais, sautons encore par-dessus les lustres.

Comme attendu, Jean-Miguel Pire, qui a fait sa thèse sur Guizot, consacre le temps qu’il faut à la monarchie de Juillet. Cela tombe bien, car les près de deux décennies du règne de Louis-Philippe forment, du point de vue des effets de la politique de l’esprit sur la population et la société, une période des plus édifiantes, non exempte de paradoxes fructueux. « C’est la première fois qu’un régime politique lie sa légitimité à l’extension des Lumières dans toutes les strates de la société », écrit Pire. À raison, en ce sens que la Ire République, celle de la Convention comme celle de Thermidor, avait seulement dessiné l’épure, posé des jalons, significatifs, cependant, dans un temps où, il est vrai, les périls étaient partout et où les priorités (institutionnelles, financières, militaires) ne manquaient pas. Ainsi, la loi Guizot de juillet 1833, prescrivant à toutes les communes de plus de 500 habitants de créer une école de garçons – puis également de filles à partir de 1836 – est la mesure la plus emblématique d’une politique dont les effets sur la société française seront absolument considérables, faisant passer l’analphabétisme de la moitié à un peu plus du tiers de la population masculine en l’espace de quinze ans. En France et ailleurs, des contemporains, socialistes, anarchistes – que l’on pense à Stirner, à Proudhon – contesteront, non sans motifs, le bourrage de crâne des écoliers d’alors ; il n’en demeure pas moins que pour se faire sa propre opinion, critique, sur la propagande scolaire, il faut commencer par savoir lire.
D’où vient, en tout cas, que Guizot, qui avait si intimement lié la pensée et le savoir à l’émancipation individuelle, ait si peu mesuré le risque que courait le régime des Orléans à laisser 8 millions de « citoyens » à la porte du droit de Cité ? (Pour ne parler que des hommes…) Jean-Miguel Pire ne néglige pas ce paradoxe lorsqu’il pointe « la grande inconséquence d’un régime qui, démocratisant l’accès au savoir et offrant à tous les moyens de critiquer la domination, s’est refusé à accomplir la démocratie en n’instituant pas le suffrage universel. » Il dit aussi : « à certains égards, la Révolution de 1848 balayant le régime est la conséquence de l’élévation du niveau d’éducation [que Guizot] avait lui-même organisée. » Et sur ce point non plus il ne semble pas qu’on puisse lui donner tort.

À ceci il faudrait ajouter que depuis que la révolution de la rue, celle des Trois glorieuses, avait été transformée en révolution de palais par l’opération de Thiers et consorts, un autre mouvement s’était formé dans les entrailles de la société. Parmi les deux millions d’ouvriers qui allaient chercher, dans les sociétés de secours mutuels, dans les réunions politiques, dans la lecture – et l’écriture – de journaux, l’espérance d’une vie meilleure, la conscience de classe se développait, inarrêtable. Dans ce temps où la sidérurgie, les mines, les filatures employaient parfois quinze heures par jour, consommaient jusqu’aux enfants, l’otium, c’est sûr, n’existait pas, ou de façon si marginale. Mais la réduction du temps de travail, mais l’instruction gratuite et laïque, revendications portées par les républicains – officieux – d’alors contenaient en germe ce rêve, bientôt en voie de réalisation, d’une société plus juste, où les savoirs – en même temps que les richesses – seraient également répartis. Chavirée par le parti de l’ordre, noyée par Boustrapa, la IIe République ne donna à ce programme qu’un commencement d’exécution. La Commune tenta, avec vigueur, de le mettre en œuvre – mais je me situe ici très au-delà des frontières du livre recensé. La IIIe République radicale eut plus de succès en menant les réformes que l’on sait et Pire ne la croit pas exempte de reproches, trouvant déjà dans sa politique d’instruction publique une orientation mercantile, une hostilité à l’éducation artistique, qui aura cependant vocation à devenir, bien plus tard, à la faveur de 68 et à travers l’histoire des arts, l’«atelier de l’otium dans la société ».

Au total, Otium ne propose pas seulement une généalogie dans l’histoire des idées : il dessine une ligne d’horizon dans l’histoire de la société et de l’individu. Un horizon d’émancipation, à n’en pas douter, dont nous avons pu collectivement nous rapprocher ou nous éloigner, selon les périodes, et qui peut aujourd’hui apparaître comme un ferment de résistance « contre l’hégémonie du négoce ». En ce sens, le livre de Jean-Miguel Pire est beaucoup plus révolutionnaire qu’il ne se proclame. Il n’a d’ailleurs pas besoin de trop en dire : sa seule conclusion est un manifeste et je ne résiste pas à l’envie de la citer : « [ce que les Athéniens réservaient] à un petit nombre doit désormais être le bien de tous. Quelle que soit la dureté de sa condition morale et matérielle, nul ne peut être privé d’une ressource qui demeure sa meilleure chance d’émancipation. Dans une vie, une année, une journée, une heure, chaque femme, chaque homme, doit pouvoir penser ce qui lui arrive avec tous les moyens de son imaginaire, de sa sensibilité et de sa singularité. L’État de droit ne peut mériter son nom s’il ne ménage pas à chacun un accès à l’otium, c’est-à-dire, au fond, la possibilité d’exprimer ce que peut être une vie humainement vécue. »
Pour atteindre cette fin, il est nécessaire de repenser l’organisation du travail, aussi vrai qu’une réflexion sur l’otium ne peut être séparée d’une réflexion sur l’organisation sociale qui, par-delà l’égalité des droits, le permet ou l’interdit dans la pratique. C’est la raison pour laquelle je voudrais sur ce point proposer un complément à la pensée de Jean-Miguel Pire, en citant, en conclusion de ce propos sur son excellent essai, le Catéchisme révolutionnaire de Michel Bakounine : « Lorsque l’homme de science travaillera et l’homme du travail pensera, le travail intelligent et libre sera considéré comme le plus beau titre de gloire pour l’humanité »**. Je ne crois pas que l’auteur renierait cette filiation qui me semble évidente.


*Otium, art, éducation, démocratie, Paris, Actes Sud, 2020.
** In Daniel Guérin, Ni Dieu ni maître, Anthologie de l’anarchisme, Paris, La Découverte, 2012 [1970].

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Gaza, Napoléon et la Ve République

Un exemple de mystification historique, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa – Antoine-Jean Gros, 1804.

Lorsque j’ai commencé ce billet, le ciel n’avait pas encore craqué au Proche-Orient. Depuis lors, les manifestations en soutien aux expulsés de Cheikh Jarrah ont rappelé aux Palestiniens ce qu’il en coûte de défendre leurs droits face au gouvernement nationaliste, belliciste de Netanyahou. Comme attendu, le Hamas a tenté de noyer le Dôme de fer sous une pluie de roquettes, tirées à vue ; comme attendu, Tsahal a répondu par un déluge de feu sur la bande de Gaza. Les moyens de guerre déployés, le déséquilibre du nombre de victimes désignent, sans qu’il soit besoin d’épiloguer, la partie à laquelle il revient, moralement, politiquement, de tendre la main, en commençant par garantir le droit de l’autre à vivre sur ses terres ancestrales, dans la dignité. Las !, personne, parmi les puissances occidentales, ne veut agir – il faudrait pour cela commencer par reconnaître l’injustice – et le sémillant Biden semble avoir perdu de sa superbe dans l’opération, se contentant de paroles lénifiantes sur Jérusalem, « ville d’importance pour les croyants du monde entier » devant être un « lieu de paix », et refusant de voir une « réaction excessive » dans la riposte massive et cruelle de l’État hébreu. Pendant ce temps, Benny Gantz, général-ministre de la défense d’Israël peut librement adresser aux Palestiniens ce message de chantage et de terreur : « Gaza brûlera » et « il n’y aura pas d’Aïd aujourd’hui», rendant toute la population gazaouie responsable des attaques menées par le Hamas. (Comment, en l’état, pourrait-elle ne pas s’en sentir solidaire ?)
À Paris, la voix inaudible de la diplomatie française ne sera pas suppléée, en tout cas pas légalement, par celle des manifestants pour les droits des Palestiniens, comme êtres humains et comme peuple. Darmanin, donc Macron, excellents manieurs de principes à géométrie variable, ont interdit le rassemblement déclaré en préfecture, prétexte pris des échauffourées survenues en 2014 dans des circonstances similaires. Je ferai grâce à mes lecteurs de m’engager dans la critique serrée de cet outrage à la démocratie et de l’argumentaire aberrant qui le justifie – au pays de l’absurde, Ubu est roi – pour en venir enfin au sujet principal de cette chronique.

On sait que le 5 mai dernier, Macron a tenu à commémorer le bicentenaire de la mort de Napoléon. Ce jour-là, tout en exaltant « l’action et les leçons du guerrier, du stratège, du législateur autant que du bâtisseur », notre Premier consul à nous n’a pas manqué de rappeler qu’en 1802, celui qui était encore connu sous le nom de Bonaparte avait rétabli l’esclavage, aboli huit ans plus tôt par la Convention nationale. (Au passage, il omettait de mentionner que la Convention n’avait fait que reconnaître les conséquences de la Révolution de Saint-Domingue, accomplie par les Noirs eux-mêmes contre les planteurs, mais ceci dépasse les limites de mon sujet.) Ce débat historiographique – normal et sain – autour de l’« héritage napoléonien » éclipsait cependant un autre sujet, encore plus actuel : la persistance de la tradition césariste, bonapartiste, dans notre propre régime constitutionnel. Ainsi, on évoquait l’esclavage, rétabli par Bonaparte, puis définitivement aboli par la IIe République, mais on semblait oublier que le régime antirépublicain, antidémocratique, instauré par le « petit caporal », avait, lui, survécu aux outrages du temps, tel un pernicieux virus emprisonné dans les glaces, pour finalement reprendre corps dans la Ve République. La dictature de Bonaparte était née d’un coup d’État militaire ; le régime gaullien naîtrait d’un coup de force, sous la menace d’un putsch.

Contre ce régime insensé, qui confère à un monarque élu des pouvoirs exorbitants, potentiellement incontrôlables, tout devrait nous mettre en garde. Notre propre histoire républicaine ne s’est-elle pas construite contre la captation de la chose publique par un personnage unique ? Et ceci de 1789 à l’affermissement de la IIIe République, en passant par la Commune de Paris. « Rien n’est commun dans ce gouvernement où tout est à un », nous alertait La Boétie, il y a cinq cents ans. Pourtant, après tant d’âpres luttes, nous perpétuons le privilège asservissant de glisser un bulletin dans l’urne pour désigner notre césar. Pour la dixième fois depuis 1965, l’élection présidentielle agit dans notre vie politique comme un gigantesque trou noir, aspirant tout objet qui passe à sa portée. Voyez les campagnes pour les élections régionales, où Macron, où Le Pen poussent leurs pions, se disputent le coup d’après, sans égard pour le mandat en jeu – dans les Hauts-de-France, en PACA, en Occitanie. Voyez les médias, écrasés par l’ombre de ces absurdes duellistes qui partagent le même mot d’ordre : « moi ou le chaos ». Un jour, une amie a parlé de la présidentielle comme d’une élection monstrueuse, ne pouvant accoucher que d’un monstre. Sans placer en l’occurrence les deux compétiteurs dans une même dimension horrifique, je souscris totalement à cette parole de sagesse.

Ce monstre institutionnel, la gauche l’a fait sien en prenant l’Élysée, le 10 mai 1981. Mitterrand, qui avait fourbi ses armes contre le régime de 58, a fini par s’en faire le prince par excellence. Quarante ans plus tard, presque jour pour jour, Bernard Cazeneuve, ex-premier ministre de François Hollande, peut tranquillement nous expliquer que « la gauche de demain doit (…) revendiquer la tradition gaulliste »*. Les faits lui donnent raison : l’ensemble des partis qui se réclament de cette famille politique sont englués dans l’épouvantable mélasse laissée dans le sillage du général. Et la seule formation représentée au Parlement qui se propose de dépasser la Ve République doit, pour ce faire, passer sous les fourches caudines de la présidentielle. Un comble.

À tout prendre, il n’est pas surprenant que les institutions ne sécrètent pas d’elles-mêmes la solution au problème qu’elles ont créé. Le bonapartisme est au cœur de l’État : l’empereur est mort il y a deux cents ans, mais chaque élection présidentielle ressuscite le mythe de l’homme providentiel. Pour le pire semble-t-il, puisque désormais même Le Pen peut revendiquer l’héritage de Napoléon et de De Gaulle, avec de bonnes chances de l’emporter. Quoi de plus normal, quand on a l’autoritarisme dans les veines ? En fin de compte, l’argument de « la dictature pour nous sauver de la dictature » pourrait bien passer par pertes et profits en 2022.
Avant d’aller déposer sa gerbe aux Invalides, Macron a affirmé n’avoir « nulle volonté de dire si Napoléon a concrétisé ou bien au contraire a dévoyé les valeurs révolutionnaires ». Lever l’ambiguïté était pourtant l’essentiel, car si la souveraineté populaire a formé le socle de ces « valeurs révolutionnaires », désormais largement sous le boisseau, alors, nul doute que Napoléon les a dévoyées, les a subverties à son profit, et nul doute non plus que la Ve République a continué son œuvre, avec, certes, un peu plus de tact.
Alors que la société, depuis les Gilets jaunes et les autres grands mouvements des deux dernières années, depuis la crise sanitaire, montre tant de signes de sa volonté et de sa capacité à s’organiser elle-même, il est paradoxal et navrant que notre horizon politique se résume à une resucée de plébiscite bonapartiste, à un vulgaire combat de coqs, au détriment des aspirations populaires.
À moins que l’histoire n’ait pas dit son dernier mot ?


*L’Express du 6 mai 2021.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

Le Pen, les généraux et le mauvais remake de 58

Source : Bibliothèque nationale de France.

La grande affaire de ces derniers jours est bien sûr celle du « quarteron de généraux en retraite », qui a déjà fait couler trop d’encre pour que je n’aille pas ici à l’essentiel.
Le 21 avril, donc, date sinistre mais judicieusement choisie, quelques centaines d’ex-militaires – officiers généraux, supérieurs, subalternes et hommes du rang – répandent leur névrose obsidionale dans l’organe réacteur Valeurs Actuelles*, qui se prête bien à ce genre de catharsis. Dans un texte tout en nuances, ils prophétisent la guerre civile et concluent par une forme d’ultimatum au gouvernement et d’appel du pied à leurs « camarades d’active », évoquant au passage le risque de « morts par milliers ». Les thèmes développés ne surprendront personne d’assez éveillé pour savoir que de telles opinions bénéficient de solides relais dans certaines franges des « forces de sécurité » (extérieures comme intérieures). Au reste, les observateurs avisés auront pu constater que, sauf un ou deux noms un peu distingués, les signataires de la tribune n’ont pas compté, lorsqu’ils servaient encore, parmi les tout premiers gradés de l’armée. Ses initiateurs, Fabre-Bernadac et Piquemal, sont en outre déjà connus pour leurs obsessions remplacistes et identitaristes.**

Deux jours plus tard, croyant faire un bon coup, Le Pen passe par le même brûlot pour inviter « messieurs les généraux » à la rejoindre dans sa « bataille pour la France ». L’appel des militaires, la reprise de volée de la candidate, enfin, c’en est trop : à gauche, on rappelle l’histoire, on engage au réveil des consciences. Naturellement, rien ne se passe : le danger est à la fois trop palpable et trop intangible pour être combattu. En pleine crise de tétanie, l’époque semble avoir oublié ce que fut, ce qu’est encore le fascisme ; alors, elle le laisse ramper jusqu’à ses pied, faire plusieurs fois le tour de son corps prostré. Nous en sommes là et il est difficile d’imaginer un quelconque frémissement de l’opinion avant que Kaa, le python hypnotiseur du Mowgli de Walt Disney, ne nous ait complètement circonvenus dans ses anneaux.

Malgré la réalité du péril, je me demande : faut-il faire de l’épisode une sorte de remake du putsch d’Alger ?
En mai 58, De Gaulle avait habilement exploité la crainte du coup de force, sans jamais avoir l’air d’y toucher. Ainsi, tandis que ses amis du « Comité de Salut public » algérois menaçaient la métropole d’une opération aéroportée, le pseudo-Cincinnatus, revenu de sa retraite de Colombey, pouvait tranquillement se poser en sauveur de la République. Au contraire, attirée par le chant des sirènes en uniforme, Le Pen ne se sent plus d’aise, saute par-dessus bord, accrédite l’idée folle qu’on peut à la fois prétendre incarner la légalité et faire cause commune avec des factieux menaçant la France d’une dictature militaire. Un bateleur reste un bateleur : si l’occasion survient de retrouver les faveurs de son premier public, jamais vous n’empêcherez un•e Le Pen de ruiner vingt ans d’efforts accomplis dans l’espoir de se rendre un tant soit peu respectable. De Gaulle, Le Pen : après la tragédie, la farce ? De cette redite grotesque, les huées de l’île de Sein nous avaient donné un avant-goût. Il n’est pas dit cependant que la maladroite, que la médiocre « lettre ouverte » de Le Pen fille aux généraux réactionnaires laisse la moindre trace dans l’opinion. Que voulez-vous ?, c’est ainsi : vulnérable au Covid, la société a formé d’efficaces anticorps contre la peur de l’extrême droite.

La politique du gouvernement, et de bien d’autres qui ont précédé celui-ci, a agi à cet égard comme un vaccin inoculé en plusieurs doses. Dans ces pages elle fut largement dénoncée ; désormais, on voit que l’exercice atteint ses limites. Ainsi, l’attentat du 23 avril, à Rambouillet, qui a coûté la vie à une malheureuse fonctionnaire de police, a également déclenché un déferlement de critiques contre un exécutif présenté, à droite, comme incapable de protéger les Français, et sortant, en guise de poire pour la soif, une énième loi « antiterroriste ». Attendu qu’aucun projet de loi ne sera assez liberticide pour nous garantir complètement contre les crimes du terrorisme islamiste (ni d’ailleurs contre aucun type de crime), on ne voit plus bien où s’arrêtera la délirante surenchère, sinon dans une politique de terreur orchestrée par l’État lui-même, directement ou indirectement. N’est-ce pas là l’espoir secret de Marine Le Pen ? Le fantasme de ses turbulents soutiens ? Je crains, pour ma part, que nous n’ayons pris il y a longtemps déjà un aller-simple pour cette funeste direction. Sur ce point, l’histoire « au présent » semble devoir me condamner à renvoyer sans cesse à de précédents écrits ; mais rassurons-nous : je me suis suffisamment trompé dans ma vie pour ne tirer jamais aucune vanité d’avoir, peut-être, pour une fois, visé juste.

J’ai dit que les gouvernements de MM Castex et consorts s’étaient condamnés à la surenchère. Tous, en effet, y compris sous Hollande, ont appliqué la méthode qui, croyaient-ils, avait profité à Sarkozy en 2007 : assécher le FN, chasser sur ses terres, avec plus ou moins de tact selon la couleur de la majorité. Ainsi, depuis vingt ans, depuis quinze ans, le leitmotiv de tous les états-majors est de se garder à droite. À court terme, peut-être, l’investissement rapporte. Mais à moyen, plus certainement à long terme, pour tous les agioteurs sondagiers qui s’y seront livrés en pensant sauver leurs avoirs et leurs rentes, il est une assurance d’être mis en faillite, vendu à la découpe, racheté, enfin, petit bout par petit bout, par le concurrent vorace. Abstraction faite du cynisme qui la rend tout à fait détestable, cette stratégie est stupide, vouée à l’échec, aussi vrai qu’on ne combat pas un adversaire en lui laissant le choix des armes. Récemment cependant le dénommé Bertrand a rivalisé d’ingéniosité en promettant un demi-siècle de prison incompressible à toute personne convaincue de terrorisme. Nous verrons si le crime lui profite.

Hors du bocal électoral, où plus rien n’a d’importance que le reflet déformé du monde réel, ce scabreux épisode, le risque imminent d’accession de Le Pen à la monarchie présidentielle nous placent face à une question plus foncière : celle de l’organisation de la société politique, celle également de l’organisation de nos services publics de sécurité, dont de plus en plus de membres se perçoivent non comme des serviteurs, mais comme des aiguillons de la puissance publique, en contradiction avec nos principes démocratiques les plus fondamentaux. Hier, des syndicats de police réputés droitiers mettaient le gouvernement au pied du mur et se livraient à des manœuvres d’intimidation devant le siège d’un parti politique de gauche ; aujourd’hui, mille ex-cadres de l’armée se permettent de menacer le gouvernement à visage découvert. Demain, qu’adviendra-t-il ? Voici ce qu’il conviendrait de se demander afin d’éviter que  la société ne se retrouve prise au piège, ses libertés, sa fraternité, anéanties par ceux-là même qui avaient fait serment de les protéger.
À moins qu’il ne soit déjà trop tard ?


*Je me crois dispensé ici de reproduire la référence exacte de cette bouillie qu’on trouvera sans mal en cherchant un peu.
Je dois par ailleurs à l’honnêteté de dire que j’ai moi-même commis plusieurs billets dans ledit magazine, du temps que j’étais élu, à droite. C’est une sorte de croix que je porte. Mais Hugo, qui s’y connaissait en la matière, a écrit  : « Tout homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière ». Je lui fais confiance.
**En fait de grand chef, Villiers, généralissime démissionné par Macron dès l’été 2017, mène lui aussi campagne, mais de manière plus discrète, plus « civile », à base de livres chez Fayard, d’entretiens au Figaro et de mots-clefs savamment distillés sur la prétendue « crise d’autorité » qui ronge la France. N’est-il pas le plus à craindre ?

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

morale de l’inégalité et république des pauvres

Louis-Joseph-Amédée Daudenarde (1839-1907) et Auguste Deroy (1825-1906). « Une séance de la Commune dans la salle des Maires à l’Hôtel de Ville, 1871 ». Estampe. Paris, musée Carnavalet.

Il y a deux mois, je me réjouissais que les habitants de Delhi fussent sur le point d’atteindre à l’immunité collective. La presse alors s’était fait l’écho d’une étude mettant en évidence que, peut-être, la promiscuité, la pauvreté, en favorisant la propagation virale plus que nulle part ailleurs, avaient permis à la population de se faire ses anticorps. Las !, Delhi semble depuis lors être devenu l’épicentre du cataclysme. Ce qui avait hier l’apparence du vraisemblable n’était-il qu’une illusion ? Ou les variants du printemps ont-ils seulement pulvérisé les espérances, fondées, de la fin de l’hiver ? Qu’importe, la terrible réalité est là ; la sorte de morale de l’inégalité que j’avais naïvement formulée (« il faut qu’il y ait une justice ») a aussitôt sombré dans les eaux de la Yamuna, cet affluent du Gange qui irrigue le territoire-capitale. Il n’y a du reste pas que des pauvres à Delhi, et il y en a même relativement moins que dans bien des régions de l’Inde. Là-bas comme chez nous, cependant, ce sont eux, les parias, les plus implacablement frappés. Aux sceptiques, la pandémie a montré par a+b que le modèle de développement dont nous redoutons collectivement l’anéantissement a minutieusement hiérarchisé les vies humaines, de la plus respectable à la plus méprisable. Or, si les gouvernements du monde (entendez, des pays riches) ont rouvert les vannes de la dette, afin que la machine capitaliste puisse redémarrer à pleine puissance une fois passées les ultimes répliques du coup de grisou, on ne voit pas qu’ils aient tenté un seul instant de briser cette scandaleuse échelle des valeurs.
Aujourd’hui, cependant, tout nous alerte contre ces fractures, ces exclusions, les malheurs qu’elles engendrent et les principes qu’elles bafouent. Tout nous indique qu’il est temps non plus seulement d’en corriger les effets, mais d’en anéantir les causes. À défaut, à observer les déséquilibres persistants, les injustices flagrantes, la misère si étendue, la richesse si concentrée, la décomposition sans fin des classes moyennes, la consolidation indécente des positions des puissants, on se prend à prophétiser, comme l’abbé Brossette dans Les Paysans* : « Le festin de Balthasar sera donc le symbole des derniers jours d’une caste, d’une oligarchie, d’une domination !… (…) Mon Dieu ! si votre volonté sainte est de déchaîner les pauvres comme un torrent pour transformer les sociétés, je comprends que vous aveugliez les riches. »
À moi, donc, les leçons naïves ; à Balzac, défenseur paradoxal du trône et de l’autel, l’eschatologie de l’inégalité, l’étude de mœurs en forme de réquisitoire contre les iniquités.

Il semble que le choc social à venir doive ébranler y compris (surtout ?) les régimes dont nous avions fétichisé la stabilité. Ainsi, nos démocraties, si parfaites que nous ne voulions rien en changer, n’en finissent plus de convulsionner. Au lieu de rythmer normalement leur existence, les grandes échéances électorales, traduisant (mal) les inquiétudes et déceptions des populations laissées pour compte, provoquent immanquablement la tétanie des classes politiques qui les chapeautent. Partout, le meilleur s’éloigne comme perspective possible ; partout, le pire est l’horizon et l’expédient.
Voyez plutôt la situation des Hauts-de-France, où tant se jouera aux régionales de juin. Le Monde en a récemment publié des cartes, qui combinent données économiques et résultats des derniers scrutins**. Dans ces départements de contrastes, mais couturés de cicatrices, les linéaments du déclassement épousent ceux du vote frontiste. En 2015, la liste Le Pen avait réuni plus de 40 % des suffrages ; quinze points derrière à l’issue du premier tour, Bertrand l’avait emporté au second grâce à un « front républicain » en forme de baroud d’honneur. Six ans plus tard, on ne voit pas bien comment le nouveau héros autoproclamé de la République en péril pourrait rééditer cette victoire par abandon et faire échec à des logiques qui dépassent largement sa petite personne. Se peut-il par contre que les forces de progrès, alliées pour les besoins de la cause, parviennent à enrayer la mécanique infernale ? Je l’espère, mais n’ose y croire.
La présidentielle en effet agit comme un aimant puissant, comme un astre satellisant tout objet qui passe à proximité. Pour notre malheur, depuis 1958-65, notre république est affublée de ce kyste monstrueux, germé en pleine guerre d’Algérie d’une peur savamment exploitée, et qui laisse aujourd’hui aux électeurs le choix entre deux options : l’une exécrée, l’autre, ô combien plus exécrable. C’est peu dire qu’en France les soubresauts de notre époque tourbillonnante auront une ampleur, une résonance particulières. Dans un billet vieux de deux ans, j’ai dit pourquoi la victoire sur le fil de Le Pen était vraisemblable, et cette probabilité me semble encore plus forte désormais. À gauche, alors, beaucoup voyaient dans cette hypothèse une hérésie arithmétique en plus d’un argument concédé à Macron. Depuis que les sondages, cette Pythie moderne, crient l’imminence de la catastrophe, on n’a plus que ce mot à la bouche, et Libé sort des unes dignes d’avril 2002. Mais je ne sais s’il faut y voir une véritable prise de conscience, ou une sorte de prophétie autoréalisatrice – une marque d’espérance ou de fatalité.

Pour elles-mêmes, ces conjectures n’ont qu’un intérêt limité, si ce n’est celui de nous préparer au pire (mais y est-on jamais préparé ?). Plus fondamentalement, elles ont le mérite d’éclairer les biais, les malfaçons de notre société politique.
Parmi ces défauts de structure, il y a, je l’ai dit, le mantra du « charisme » et du « chef véritable », la passion redoutable de l’incarnation, le triste vestige de la monarchie que nous croyions avoir congédiés en 1792-93, puis en 1870-71, enfin en 1875-79, et qui nous sont revenus en pleine poire un certain mois de mai 1958, sous la forme d’un général mégalomane. L’architecture hypercentralisée de la 5e République, la concentration des pouvoirs exécutif et législatif entre les mains d’un seul individu vont avec, et sont pareillement symptomatiques de cette maladie juvénile de la démocratie française qu’est l’élection d’un président fort au suffrage universel direct.
Il y a aussi, et cette fois le fait est partagé par tous les régimes démocratiques, ce constat imparable que l’ensemble des procédures et modalités d’élaboration des choix communs tendent globalement, sous couvert d’égalité civique, à maintenir les grands équilibres – ou déséquilibres ? – de la société, au bénéfice des classes dominantes et au détriment des classes moyennes et subalternes. Ce constat, au total, a souffert assez peu d’exceptions depuis que la République est en place, et toutes dans l’épaisseur du trait – mais il est vrai que nous revenions de loin.
« La France est de droite », m’a récemment dit un ami, quelque peu désabusé. « La France n’est de droite que parce que les pauvres ne votent pas », ai-je répondu, non moins désolé. Ma repartie, caricaturale, aurait certes appelé mille nuances, mais l’idée était là : si ceux qui ont le plus intérêt au changement étaient réellement intégrés à la citoyenneté, alors, sans doute, l’orientation générale de la politique refléterait plus fidèlement les aspirations du corps social. Peut-être même – qui sait ? – la société en sortirait-elle plus juste, moins inégalitaire – et ceci vaut tant pour la France que pour le monde. Tout infatués que nous sommes du « suffrage universel », nous voyons rarement que, dans les mentalités, ce droit tout théorique a conservé la charge fonctionnelle de l’époque du cens et du marc d’argent. Interrogez autour de vous, et vous verrez, au doigt mouillé, combien sont nombreux les beaux esprits convaincus que pour avoir le droit de glisser son bulletin dans l’urne, il faudrait être imposable sur le revenu et avoir passé un test de QI. Pendant ce temps-là, bien des électeurs en titre s’abstiennent parce qu’ils ne voient pas bien ce qu’un scrutin pourrait changer à leur rude existence, et bien d’autres qui partagent notre sol et se tuent à la peine ne se sont toujours pas vus reconnaître, malgré les promesses réitérées (depuis 1972…), le simple droit de participer aux scrutins locaux. Bonne fille, la République, soi-disant fraternelle et universaliste, ne semble pas voir d’un si mauvais œil cette constriction naturelle qui concentre le pouvoir entre des mains expertes. Jusqu’à ce que…

Rempart fragile de toutes les dominations, de toutes les rentes de situation, le rétrécissement, l’exclusivité du droit de Cité, la consanguinité des gouvernants sont des fissures profondes aux fondations des sociétés humaines. Puisqu’il n’y a guère de point d’aboutissement logique et inéluctable à un raisonnement où l’on a jeté, pêle-mêle, Delhi et les Hauts-de-France, Balzac et De Gaulle, j’irai chercher ma conclusion dans la Commune, décidément source d’inspiration pour notre temps. Dans un billet de janvier (que, soit dit en passant, le recul et les informations collectées depuis lors me feraient nuancer), je citais les termes de l’affiche du Comité central de la Garde nationale, en préparation des élections du 26 mars 1871 (« Citoyens, Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux, etc. »). Ce scrutin envoya au Conseil général de la Commune une moitié d’ouvriers et d’artisans et mit ainsi en place la première et l’unique assemblée authentiquement populaire que notre pays ait connu à un niveau (quasi) national. Pour le meilleur, avant que Versailles n’y mette son grain de sel. Au total, l’exemple de l’éphémère « constitution communale » nous pose la question de savoir s’il peut y avoir une politique juste, durable, profitable à toutes et tous, qui n’émane pas de l’ensemble des classes et groupes dont est composée la société.
La réponse, me semble-t-il, ne souffre pas d’hésitation.


* Balzac, Les Paysans, Paris, Gallimard, 1975 [1855].
** Édition 20 avril 2021.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

une brève histoire du pouvoir

Un Grand Ancien ? Dessin original de Vieuvre, février 2021.

En ce long hiver de couvre-feu, la vie semble s’être recroquevillée plus encore que d’habitude. On se réveille, bien avant l’aube, on s’installe à sa table de travail pour quelques heures de prise de notes et d’écriture, avant de se mettre à son activité salariée et, déjà, la nuit est là. Durant ces quelques heures, au déjeuner, on trouve encore le moment de lire un peu la presse, d’écouter un peu la radio, comme une hygiène nécessaire ; parfois, aussi, d’échanger par téléphone, de confronter son point de vue avec quelque proche, encore que ce mot, sous le régime de semi-confinement où nous sommes cantonnés depuis bientôt un an, accuse une nuance que jusqu’à présent nous ne lui connaissions pas. L’hibernation sera longue encore : comment ne pas penser d’ailleurs que le gouvernement recule pour mieux sauter ; comment ne pas penser qu’il sera plus enclin à nous remettre sous cloche aux beaux jours, lorsqu’il nous jurera moins productifs, plus susceptibles d’aller prendre la fraîche au coin de la rue, peut-être même de renouer un semblant de sociabilité. Dangers du bonheur et de la vie.

Faisant ainsi les cent pas autour de soi-même, on songe cependant à tous les autres, à ceux dont le rythme quotidien a été plus ou moins changé, mais dont l’existence a été, plus que la nôtre, bouleversée par la « crise » : jeunes sans jeunesse ni avenir, vieux sans enfants ni petits-enfants pour leur faire oublier le poids des ans, familles en détresse, femmes enfermées dans la violence de leur « conjoint », pauvres qu’on ne regarde même plus… et aussi à tous les relégués officiels de notre généreuse société, psychotiques dans leurs asiles, prisonniers dans leurs cellules, ignorés dans tous les cas. On songe aussi que lorsque les pays riches n’en finissent plus de s’enfoncer dans le marasme, la population de Delhi, en Inde, se rapproche de l’immunité collective, parce que la promiscuité, parce que la pauvreté l’ont mithridatisée contre les miasmes qui nous font succomber. On se dit alors que peut-être il y a une justice en ce bas monde, qu’on ne peut pas capter impunément des milliards de doses vaccinales, protéger les brevets des firmes pharmaceutiques au détriment de la santé mondiale et espérer que seuls les détenteurs de dollars ou d’euros s’en sortiront. Oui, décidément : il faut qu’il y ait une justice.

Dans ce jour trop bref, la chronique n’a pas la place pour s’épanouir à son aise et c’est pourquoi ce blog est moins régulièrement nourri qu’il a pu l’être depuis un an. Les sujets pourtant ne manquent pas : il en vient même par brassées entières. À vrai dire, pas une journée ne passe sans qu’un besoin pressant ne nous coure dans les doigts ni ne nous chatouille la gorge de dénoncer et de se révolter, si bien qu’il vient un moment où, à force d’avoir laissé passer les trains de l’actualité, l’on pourrait se croire obligé de piocher au hasard dans l’abondance des motifs de scandale, sans fil conducteur, sans objectif, sans mot d’ordre. Et pourtant, il semble que le spectacle du monde convulsionnant nous offre une histoire tout écrite : l’histoire du pouvoir.

S’il fallait reprendre notre récit où nous l’avions suspendu, nous retournerions aux États-Unis, où les défenseurs de la « première démocratie du monde » lèchent frénétiquement leurs plaies après l’épisode des « zouaves du Capitole », procédant à leur commune catharsis autour d’un procès en destitution qui ne pouvait pas aboutir. Ce serait un bon point d’entrée dans l’histoire du pouvoir, mais nous en avons bien d’autres de notre côté de l’Atlantique. Laissons donc l’Amérique post-Trump se convaincre que le chien qu’elle entendait faire piquer n’était pas le sien, qu’elle ne l’avait pas elle-même nourri et dressé, et regardons nos propres monstres en face, dans la cage où nous pensons les tenir enfermés.

Ainsi le « débat » de connivence entre M. Darmanin et Mme Le Pen, tenu le 11 février au soir sur le « service public » de la télévision, nous expose par a + b comment un pouvoir tout à la fois terriblement sûr de lui et aux abois, en croyant se sauver, creuse sa tombe, et organise sa succession. En vérité, le modérantisme lepéniste est effrayant, bien plus effrayant que les saillies de Le Pen père, parce que l’on sait justement ce que Le Pen fille cache derrière ses sourires de façade, et parce qu’elle est à quelques centaines de milliers de voix de l’Élysée. Il y a bientôt deux ans, on s’était essayé sur ce blog à des projections électorales à la portée de quiconque sait compter sur ses doigts, mais non moins valables : nous les livrons à nouveau à l’appréciation de nos lecteurs. Comme nous l’avons exposé dans un livre, Marx rapatrié, qui osait une comparaison – raisonnée – entre 1848 et notre temps, nous croyons que l’impasse institutionnelle où nous sommes crée les conditions d’une solution autoritaire dont le visage nous est peut-être encore inconnu. On remerciera l’ensemble des derniers gouvernements,   succédanés   du   parti   de   l’ordre,   de   lui  avoir  pavé  la  voie.  La  loi  « séparatisme », dernier exemple en date de cette forme de courte échelle, restera comme un marqueur de l’excitation xénophobe qui saisit nos institutions en ce début de siècle.

Il est paradoxal qu’un trop-plein de pouvoir en vienne à générer de l’impuissance, comme c’est le cas dans notre société politique – à l’échelle mondiale et singulièrement en France. Il est encore plus paradoxal que pour se sortir de cette gangue, le pouvoir exige toujours plus de pouvoir, pareil à ces insatiables divinités phéniciennes où se consumaient, par tombereaux entiers, les victimes des sacrifices antiques.     Ainsi  Macron  dans  la  crise  sanitaire,  seul pilote à bord de l’avion « République », quand la société réclame d’être entendue et de savoir ce qui se dit dans les conseils opaques où tout est décidé sans elle et sans ses « représentants ». Ainsi MM Hollande, Philippe et consorts, qui croient possible de prolonger artificiellement la vie de la 5e… en la présidentialisant. Ainsi l’autoritarisme sans fard qui nous guette et finira par être préféré à ces pâles copies. Aller à contre-courant de l’histoire, c’est s’exposer au fatal retour de bâton. Répondez par l’autorité à l’exigence de participation citoyenne, et vous obtiendrez une révolution, qu’elle soit souhaitable ou redoutable.

De cette pathologie de la concentration du pouvoir, la gestion par Macron de la crise climatique est un exemple topique. Il y a peu, complétant la masse considérable de données produites dans ce domaine par quantité d’autorités dignes de confiance – à commencer par le Giec –, Météo France nous alertait sur une hausse prévisible des températures qui, sous quatre-vingts ans, risque de transformer le bocage normand en garrigue provençale. 3000 siècles d’humanité nous ayant appris que notre vieille engeance s’est adaptée à peu près à tous les types de climat, on peut certes penser que, quel que soit le fond de l’air, il restera toujours quelques grappes de sapiens pour crapahuter à la surface aride de la terre. Je n’y vois pas pour ma part un motif de consolation et il m’arrive même de me dire que je ne veux pas connaître ce temps où nous n’entendrons plus chanter les merles dans les branchages, et de songer avec une pointe de nostalgie à mes grands-parents, partis sans avoir eu à redouter l’apocalypse climatique, dans le souvenir des sonorités, des parfums qui les avaient environnés depuis l’enfance.
Sentimentalisme ? Pas vraiment. On a vu, avec le Covid, que le moindre bouleversement de nos écosystèmes a des conséquences catastrophiques pour l’humanité tout entière. Si nous ne pouvons conjurer complètement ces dangers, du moins nos connaissances scientifiques nous proposent-elles des solutions pour en contenir les effets, lesquelles solutions sont portées depuis plusieurs années par un mouvement social massif et ont été déclinées dans le programme de la Convention citoyenne pour le climat. Qu’importe ce soutien de l’opinion, qu’importe cette exigence démocratique, qu’importe l’urgence : le pouvoir de la 5e République a repoussé les mesures qui n’étaient pas acceptables pour les grands capitalistes, anéantissant du même coup tout espoir. Il y a quelques mois, nous prévoyions sur ce blog que les téléphones des cabinets ministériels chaufferaient comme jamais dès la divulgation des propositions de la Convention citoyenne. Depuis lors, nous avons eu confirmation que les cabinets de lobbying avaient fait les meilleures affaires en 2020 : on ne doit pas s’étonner d’en toucher du doigt le résultat dans le honteux projet de loi climat et résilience qui fait la part belle aux pollueurs de toutes sortes. Ici le pouvoir d’un seul et les intérêts de quelques-uns ont fait obstacle à la puissance collective et à l’intérêt général. Tout bien réfléchi, nous faut-il plus de demos, ou plus de kratos ?

À propos du pouvoir, cette note ne serait pas complète si l’on évoquait pas son expression primordiale : celle du patriarche, celle du mâle, sur son entourage le plus proche. Le tabou de l’inceste, dénoncé depuis ce mois de janvier par des milliers de voix courageuses, en est une évidente manifestation. Le viol, l’agression sexuelle n’y sont-ils pas une manière d’appropriation de l’humain ravalé au rang d’objet, avatar de la puissance maritale et paternelle dont notre droit civil s’est si récemment affranchi ? Faite de démissions en cascade, dans les cercles les plus huppés de la République, l’affaire Duhamel nous dit d’ailleurs quelque chose de la filiation entre le pouvoir du pater familias et celui du chef en général.

Capitalisme, patriarcat : voici donc deux expressions du pouvoir, du trop-plein de pouvoir, intimement liées entre elles, et qui ont en commun de porter atteinte, chacun à sa manière, à la dignité de l’humanité. Le moment n’est-il pas venu d’arrêter ce pouvoir destructeur ? Écoutons sur ce point ce qu’a à nous dire le jeune Michael Chaplin, alias Rupert Macabee, donnant la réplique à son père, le roi exilé Shahdov, dans une scène fameuse d’Un roi à New-York. « Today, affirme-t-il du haut de sa dizaine d’années, man has too much power. The Roman Empire collapsed with the assassination of Cesar. And why ? Because of too much power. Feudalism blew up with the French Revolution. And why ? Because of too much power. And today the whole world will blow up. And why ? Because of too much power. » Nous aimerions que ce propos nous serve de conclusion… s’il n’avait pas été écrit par un homme lui-même convaincu d’avoir abusé de son pouvoir, à des fins sexuelles, sur plusieurs jeunes filles. La monstruosité se cacherait-elle donc partout ? Peut-être bien. Ainsi un Français sur dix aurait été victime d’inceste… dans neuf cas sur dix, par des hommes. Prenons alors ces mots dans ce qu’il ont de prophétique, et remontons l’histoire du pouvoir jusqu’à sa source, pour en briser le principe même.

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les zouaves du Capitole

Henri-Paul Motte, Les Oies du Capitole, 1889.

Pour une fois, le 6 janvier fut vraiment une épiphanie – du grec ἐπιφάνεια : « apparition, manifestation ». C’est dans le saint des saints de, nous dit-on, la « première démocratie du monde », que s’est dévoilée la vérité de cette société politique en voie de pourrissement accéléré.

Le 6 janvier, donc, tandis que la foule des partisans du grotesque 45e président des États-Unis d’Amérique était massée, à son invitation, autour du Capitole, une escouade de demi-dingues pénétrait dans l’édifice néoclassique pour une visite digne des Journées du patrimoine – mais en plus mouvementée. Stupeur du monde entier face au chamane complotiste et à son collègue confédéré qui recomposent, sous l’œil des caméras, des tableaux dignes du XIXe siècle. De l’autre côté des câbles sous-marins et autres ondes hertziennes qui nous transmettent ces images aberrantes, proprement apocalyptiques (pour rester dans le registre du grec ancien), on n’est pas sûr, cependant, d’être tout à fait surpris. On est certes effrayé de constater, une nouvelle fois, mais si près alors des institutions fédérales, la démonstration de force des nervis d’extrême droite qui sentent leur heure approcher : Proud boys et autres suprématistes dont le clown Trump a fait sa garde prétorienne. On n’adhère pas cependant sans réserve à la présentation faite de cet événement historique par les institutions états-uniennes elles-mêmes et par la grande presse d’ailleurs et d’ici. Ainsi, tandis que le Federal Bureau of Investigation s’évertue à rechercher les auteurs de la soi-disant tentative de coup d’État – car, sans doute, nombre de participants au Save America Rally étaient dans ces dispositions et d’aucuns s’y étaient même préparés -, tandis que représentants et sénateurs font mine de s’agiter autour d’un improbable remplacement anticipé du président au titre du XXVe amendement de la Constitution des États-Unis, on détourne encore une fois le regard du problème fondamental.

Que nous dit en effet l’épiphanie du 6 janvier 2021 ? Que la société états-unienne est en train d’être dévorée par les monstres qu’elle a elle-même engendrés. En 2016, la plus grande ploutocratie du monde n’a-t-elle pas produit Trump, magnat des gratte-ciel devenu, par caprice et non pas par idéologie, chef de la république nord-américaine ? En 2020, le même Trump n’a-t-il pas amélioré son score de onze millions de voix, continuant même d’être soutenu par une frange considérable des blue-collar workers* ? Ironie de l’histoire, ces membres des classes laborieuses sont demeurés fidèles à un milliardaire reconverti en tribun de la plèbe. Figurons-nous un instant les désillusions qu’il a fallu pour en arriver là.

Vu sous cet angle, l’envahissement du Capitole n’a plus exactement la même signification. Ayant pris soin de préciser qu’une révolution faite par des racistes et des fascistes ne peut en aucun recevoir notre approbation, ni même notre sympathie – mieux, qu’elle doit être combattue – on peut cependant s’interroger sur le sens des images épiphanesques du 6 janvier. Faut-il qu’un homme s’asseye dans le fauteuil de la présidente de la Chambre des représentants pour que nous mesurions l’état de défiance des populations de nos si chères « démocraties » vis-à-vis de leurs mandataires ? Une république dont les campagnes présidentielles coûtent plus d’un milliard de dollars et dont les présidents sont milliardaires (Trump) ou multimillionnaires (Biden) nous semble en tout cas difficilement pouvoir se prétendre représentative. Mais il est vrai que les États-Unis, punis, en ce sens, par où ils ont péché, ont fait de la richesse matérielle la preuve ultime de la « réussite sociale » et, accessoirement, de la grâce divine. « Citoyens, Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux », proclamait, le 25 mars 1871, le Comité central de la Garde nationale, en préparation des élections à la Commune de Paris**. Où donc est passé ce principe de bon sens ? A-t-il seulement encore une place, dans un monde où tout est mesuré à l’aune du dollar ?

Décence, confiance : voici les maîtres-mots que devrait mettre en pratique toute démocratie digne de ce nom, sauf à prendre le risque d’être renversée par un autocrate résolu à les bafouer tous deux – Trump, Le Pen ou un autre. Hélas, les fondamentaux de la politique états-unienne, intérieurs comme extérieurs, sont trop solidement ancrés pour espérer beaucoup des prochains mois et années. Voyez le futur cabinet Biden, où les démocrates dits « progressistes », c’est-à-dire ceux qui pourraient, de loin, ressembler à nos « gauches » européennes, brillent surtout par leur absence, résultat d’une primaire encore une fois remportée par le Vieux Monde. Que les firmes de Wall Street se rassurent : elles ne seront pas moins bien traitées par Joseph Biden qu’elles l’avaient été par son épouvantable prédécesseur. Que le reste du monde se rassure : la politique de l’Empire à son égard ne changera que dans l’épaisseur du trait. D’avoir été fragilisée sur ses bases, face à la Chine, face à la Russie, la puissance américaine pourrait même être contrainte, pour se faire respecter, de montrer encore plus les crocs. À ce propos, nous ne sommes pas étonné qu’un État qui suscite tant de violence – en son sein, à ses marges comme à l’autre bout de la terre – voie finalement la violence faire irruption au cœur même de son pouvoir. Voyez Tijuana, voyez Juarez, villes frontières, villes jumelles de San Diego et d’El Paso, mais villes-martyres où l’appât du lucre, la drogue et les esclaves en partance pour la nouvelle Rome sont chaque année la cause de 2 000 à 3 000 homicides. Est-ce là l’ordre mondial que nous voulons ?

Ayant considéré ces faits, il semble difficile de croire qu’il suffira de défendre la « démocratie », américaine ou européenne, la main sur le cœur, pour être entendus de ceux qui n’en goûtent plus les fruits. Peut-être au contraire faut-il tenir l’insurrection du Capitole pour ce qu’elle est : un signal d’alarme contre les malfaçons de nos régimes. En 390 avant notre ère, nous dit Tite-Live, le caquètement des oies du Capitole avait alerté les soldats de Rome sur l’attaque gauloise en cours, leur permettant de se ressaisir et de faire face. On aimerait que les zouaves du Capitole de l’an 2021 nous rappellent que pour durer, la démocratie doit être toujours un horizon à atteindre, jamais un paysage immobile. Au point où nous sommes de la décomposition de nos sociétés, et malgré l’espoir suscité par les mouvements populaires récents, y compris aux États-Unis (le Black Lives Matter), un sursaut général des consciences paraît illusoire. Au printemps 1937, Orwell, alors engagé dans la guerre civile espagnole, n’imaginait pas qu’au terme des hostilités, un régime autre que fasciste pût advenir dans ce pays exsangue***. Aux États-Unis comme en France, le fascisme justement attend son heure, prospère sur les promesses trahies, trouve dans les déçus du système, de plus en plus nombreux, la force d’appoint qui lui faisait défaut pour triompher… À moins qu’il ne soit déjà dans la place.

En fait de promesse trahie, notre propre monarque présidentiel excelle encore, en ce début d’année 2021. Sa campagne vaccinale, contre laquelle il feint la colère, tançant au passage le fusible Véran, est un authentique fiasco. Son projet de loi censé mettre en œuvre les mesures préconisées par la Convention Climat, en recul sur tous les sujets (rénovation des logements, artificialisation des sols, vente de voitures ou encore publicité), prépare en fait les esprits au grand renoncement écologique, avant la moulinette du parlementarisme rationnalisé. Morale de cette histoire : pas plus de ce côté-là que de ce côté-ci de l’Atlantique, on ne semble résolu à retisser les liens de la confiance qui sont la trame de nos sociétés politiques.


* Il faut écouter sur ce point l’analyse de Joan C. Williams, interrogée sur France Culture le 15 novembre dernier.
** À lire sur ce sujet, Florence Gauthier « Commune de Paris : l’élection des mandataires du peuple. 26 mars 1871 », sur le site du Canard républicain.
*** George Orwell, Hommage à la Catalogne, trad. Marc Chénetier, Gallimard, 2020 [1938].

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du second confinement à la 6e République

Dans un l’épisode précédent, je critiquais le « confinement “assoupli” qui, en renvoyant les perspectives d’amélioration aux calendes grecques, condamn[ait] ses initiateurs au durcissement et à la prolongation. » Que j’aimerais avoir eu tort ! À quelques cases de Noël, dans ce singulier calendrier de l’Avent 2020, on en est pourtant là : l’épidémie stagne, voire reprend du poil de la bête. La faute certes au refroidissement, mais aussi : au maintien en activité des écoles, collèges et lycées, aux entreprises qui s’exonèrent du télétravail, à la réouverture de commerces trop vastes, trop achalandés pour pouvoir mettre en œuvre des mesures prophylactiques efficaces, etc.

« La Conquête de l’égalité : ou les trames déjouées, allégorie de la journée du 10 août 1792, dédiée aux républicains français » – Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Dans le registre des constats navrants, la situation épidémique le dispute aux absurdités concoctées par un gouvernement décidément prolifique en la matière. Ainsi on peut désormais courir les grands magasins, prendre le métro  ou même aller à la messe, mais on ne peut pas aller au spectacle, mais on ne peut pas aller au cinéma. Tout cela a  déjà été dit, mais pas assez fort sans doute, ou à des esgourdes insuffisamment attentives, insuffisamment convaincues de l’utilité de la culture et de ses travailleurs dans les sociétés humaines.

Après ce semi-confinement des plus baroques, nous voici à nouveau sommés de rester chez nous dès 20 heures. Comme attendu, l’infantilisante attestation a cédé la place à une mesure encore plus brutale. Lorsque l’idiot sésame permettait théoriquement de s’évader pour quelques heures de jour comme de nuit, le couvre-feu sonne méchamment comme l’« Acht Uhr » des temps de guerre. Je caricature ? À peine. On ne touche pas à la liberté sans conséquence, et ceux qui le croient doivent urgemment se rendre à la raison. Sur ce sujet des libertés, il faut écouter ce que répètent depuis le 17 novembre les opposants à la loi Sécurité globale. Il faut lire également ce que dit la Quadrature du Net de la bigbrotherisation de la société. (Âmes optimistes, s’abstenir.)

Pendant les longues soirées d’hiver, on aura certes tout loisir d’imaginer à quoi ressemblera le « monde d’après », lorsque se sera levée la grande noirceur qui le porte en gésine. Oh, bien des détails nous échappent encore, mais on en discerne déjà les contours, nettement moins avenants que les promesses enchanteresses entendues il y a neuf mois. Ainsi, dans nos foyers, la misère nouvelle viendra s’ajouter à l’ancienne. Ainsi, dans nos rues, le petit commerce agonisant ne se sera sans doute pas relevé de l’O.P.A léonine menée par les plateformes numériques. Ainsi, les drones de la « Sécurité globale » voleront par-dessus nos têtes. Ainsi, sur la terre en général, la réduction de 7 % des émissions de CO2 devrait n’être qu’une pause dans la course à l’abîme : sècheresses, inondations, nouvelles pandémies, etc. Macron peut bien brandir son plan de relance « vert » : seuls 30 milliards d’euros sur les 100 promis auraient un effet positif en termes de diminution des gaz à effet de serre, d’après le Haut conseil pour le climat. « On n’éteint pas un incendie avec 30 % d’eau et 70% d’huile », a dit Bayou sur France Culture, avec un indéniable sens de la formule*.

Parmi la suite inexorable de fausses promesses et de renoncements qui auront préparé le cataclysme annoncé, l’histoire retiendra peut-être le sort que Macron a fait à sa propre « Convention Climat ». Dans un billet publié au moment où s’installait cette instance d’un genre nouveau, je me demandais si les citoyennes et citoyens tirés au sort seraient les faire-valoir du gouvernement ou les commis de confiance du peuple. Plus tard, à la lecture de leurs travaux, je leur tirais mon chapeau. Cette preuve des formidables ressources de la démocratie directe ne me faisait pas perdre de vue les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon. Aussi j’écrivais que si « Macron annoncera[it] vraisemblablement son intention de soumettre au référendum les propositions de révision de la Constitution », les autres mesures n’échapperaient pas en revanche « à la moulinette du “parlementarisme rationalisé” et des lobbies de toutes sortes». Quelques semaines plus tard, la promesse présidentielle de reprendre « sans filtre» 150 propositions de la Convention moins trois était déjà caduque, amputée, entre autres, du moratoire sur la 5G. Quelques semaines encore et le projet de loi censé mettre en œuvre la partie législative du rapport s’avérait une reprise trop partielle, trop approximative, trop diluée, des travaux des Cent-cinquante. Le 4 décembre, enfin, sur Brut.fr, Macron le Roué, placé face à ses contradictions, devenait en prononçant ces mots Macron l’Inélégant: « je ne veux pas dire que parce que les cent cinquante citoyens ont écrit un truc, c’est la Bible ou le Coran ». Dix jours encore et il se prenait à nouveau pour Majax, sortait de son chapeau un référendum sur l’inscription de la défense du climat et de la préservation de l’environnement dans la Constitution, ou, plus exactement, une proposition de loi constitutionnelle, devant donc être adoptée dans les mêmes termes par les deux chambres avant de pouvoir être soumise au peuple. Mise en œuvre d’une proposition des Cent-cinquante certes indispensable, mais insuffisante en tant que telle  : ajouter un principe à la Constitution permet l’exercice du contrôle juridictionnel, mais ne suffit pas à faire une politique publique.

Progressivement, j’atteins à la conclusion de ce billet. Il ne sera pas dit en effet que j’aurai fini cette annus horribilis sans avoir répété, une énième fois, plagiant Caton en ses discours : « il faut abolir la monarchie présidentielle » et « il faut passer à la 6e République ». Le point commun entre ladite conclusion et les paragraphes qui précèdent ne vous paraît pas évident ? Il saute pourtant aux yeux.
D’où vient, premièrement, cette impression de chaos à la tête de l’État tout au long de la lutte contre l’épidémie de Covid-19 ? De ce que les décisions n’ont pas été suffisamment prises en commun. De ce qu’elles ont été élaborées dans le secret d’un conseil de défense, hors du champ des institutions et, en définitive, par un seul homme. Des régimes moins cheffés ont aussi éprouvé des difficultés ? Certes ! Qui n’en aurait pas rencontré, en pareilles circonstances ? La meilleure organisation sociale au monde ne permettrait pas d’échapper aux tourments de l’incertitude, ne permettrait pas de conjurer la gravité des crises – ainsi l’Allemagne et la Suède, qui sont un peu moins loin que nous de cet idéal, ont également subi les affres de l’épidémie. Mais en responsabilisant la société, la démocratie rend ses choix plus acceptables et renforce d’autant sa résilience.
D’où vient, deuxièmement, que nous ne parvenions pas à adopter un plan écologique ambitieux, pourtant en grande partie contenu dans les mesures des Cent-cinquante ? De ce que, dans ce domaine comme dans tous les autres, les décisions parties de la base se heurtent aux réticences du sommet. J’ai déjà expliqué et comment, et pourquoi.
D’où vient enfin qu’en France, l’État puisse si facilement restreindre les libertés ? De ce que le peuple n’est pas assez associé à leur protection.

Ainsi, sous l’actuelle république, le parlement, le peuple, la société tout entière sont écrasés par un personnage unique, étrange resucée des rois de l’Ancien Régime et du césarisme bonapartiste : le « président de la République ». Et secondairement par l’organigramme qui en procède, consolidé par l’esprit de cour au lieu d’être guidé par la conscience civique. Quand tous ses voisins étaient encore des monarchies, notre pays se fit république ; quand tous étaient devenus des régimes parlementaires, il se dota d’une espèce de roi. Singulier destin que celui-là. Je n’y vois pas de fatalité : plutôt une injonction au sursaut. Sur ce blog on trouvera maints avis critiques sur la 5e et le but du présent billet n’est ni de les rassembler, ni de les approfondir, mais seulement d’appuyer encore le doigt sur cette incongruité institutionnelle, comptant qu’un jour on la fera passer par pertes et profits, espérant qu’alors il ne sera pas trop tard, que l’« élection monstrueuse » n’aura pas déjà accouché d’un « monstre », pour reprendre des termes entendus dans la bouche d’une camarade. La remise en cause de cette encombrante figure tutélaire pourrait-elle être la première étape d’une réflexion d’ensemble sur les moyens de rendre notre société plus égalitaire et plus démocratique ? Il n’est pas interdit d’espérer.


* Matinale du 14 décembre 2020.

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qui veut une police pour le peuple… exige un gouvernement par le peuple

Peu après la mort de George Floyd et la manifestation du 2 juin place de la République, je parlais sur ce blog des violences policières comme d’un problème démocratique au sens large. La suite n’a fait que me convaincre un peu plus dans cette voie, à commencer par l’arrivée, comme un cheveu sur la soupe, de la proposition de loi dite Sécurité globale. Ce texte en effet met en évidence deux intérêts contradictoires : l’intérêt du pouvoir à cacher certains faits ; l’intérêt du peuple à les dévoiler.

Les choses cependant ne se sont pas exactement passées comme le gouvernement l’espérait. Il y a eu le 17 novembre devant l’Assemblée et nous y étions. Il y a eu le 21 novembre au Trocadéro et nous y étions. Il y a eu le 28 novembre un peu partout en France, et nous y étions, entre République et Bastille. La première fois, avec le sentiment d’être des animaux en cage, parqués derrière des grilles et des gendarmes qui, eux, filmaient. La deuxième, avec l’impression d’être des clowns, condamnés à faire des tours de piste autour de la statue du maréchal Foch. La troisième, libres au moins de marcher – non par la volonté du préfet de police, mais par la pugnacité des militants qui avaient fait lever son arrêté d’interdiction. Et pour se déplacer jusqu’au point de rassemblement, il avait encore fallu remplir les modèles d’attestation heureusement mis en ligne par les collectifs de défense des droits humains. Mais il est vrai qu’on ne compte plus trop sur le gouvernement pour garantir effectivement la liberté de manifester. Entre la deuxième et la troisième date il y avait eu l’éviction brutale des migrants sous l’allégorie de la République et le passage à tabac de Michel Zecler, homme noir, par quatre « gardiens de la paix » aux « bons états de service ». Cette fois les condamnations verbales venaient de ceux-là même qui en portaient la responsabilité politique… mais alors il était trop tard : elles ne suffisaient plus. Un an plus tôt, Macron s’était déjà dit « bouleversé » par la brutalité documentée des Misérables. Depuis, rien n’avait changé. Qu’importait alors qu’il se dise désormais « choqué » par cette nouvelle incartade de sa police ?

Le 28 novembre, donc, la place de la République, envahie par une marée humaine, se rendait digne de son nom. On la voyait ondoyer, cette marée, juché sur l’escalier du boulevard du Temple comme sur la vigie d’un bateau, au rythme des oscillations des cinquante mille individus au moins qui la composaient. « C’est beau une foule qui devient peuple », avais-je écrit à propos des manifestations contre la retraite à points, il y a un an déjà. Le 28 novembre, à nouveau, j’ai vu se former le peuple qui vient périodiquement rappeler ses droits aux dirigeants trop oublieux. Rappeler que selon l’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, la « force publique » est « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » ; rappeler l’égalité de tous les citoyens entre eux et face à l’État, quelle que soit leur couleur de peau, leur classe, leur opinion.
Bien au-delà du collectif ad hoc qui la combat efficacement, la loi Sécurité globale agrège contre elle toutes les fractions du peuple qui subissent depuis plus ou moins longtemps la violence illégitime de l’État : jeunes des quartiers populaires, gilets jaunes, journalistes, et la masse immense, anonyme, des habitués des récents mouvements sociaux. Eux savent que face à la répression, ciblée ou aveugle, les images sont leur seule égide. Ils savent que pour un passage à tabac dans un sas vidéosurveillé, pour un manifestant matraqué sous l’objectif d’un téléphone portable, pour un migrant molesté devant une caméra, bien d’autres violences et brimades passent sous les radars de l’opinion publique. Ils savent que s’il y a eu, par le passé, des politiques, des fonctionnaires évidemment soucieux de créer entre la population et sa police un lien de confiance, non sans succès, il n’y a, en revanche, jamais eu d’âge d’or. La technologie a simplement fait pénétrer dans notre champ de vision une brutalité qui en était absente jusque là. Elle a permis d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire des gouvernés.

« Les sorties de la manifestation se trouvent rue de la Roquette, boulevard de la Bastille et rue de Lyon », serinait une voix de policière, lorsque le cortège, empêché d’avancer par des échauffourées, n’avait pas encore fini d’atteindre la place de la Bastille. Oui, mais voilà : à mesure qu’elle touchait son but, en ce 28 novembre, la manifestation ne voulait plus partir. Elle s’émerveillait plutôt des couleurs du ciel où stationnait un drone de la préfecture de police et où s’élevait, étonnant spectacle, un interminable panache de fumée, noir à la base, rose au sommet. En même temps, les prises de parole s’organisaient : officielles et officieuses. Ici on réclamait justice pour la victime d’une « bavure » policière ; là on entonnait un Chant des Partisans sous la baguette de Camélia Jordana.
Je ne crois pas que la France ait une âme, comme on l’entend beaucoup en ce moment, mais je crois qu’elle a un peuple, et je crois que ce peuple était là, le 28 novembre, autour de la colonne où sont inscrits les noms des martyrs de Juillet. Martyrs pour rien, puisqu’après Charles X devaient venir Louis-Philippe, Napoléon III, Thiers, enfin ? Certainement pas pour rien : pour signaler que l’histoire est constamment faite par le bas et constamment récupérée par le haut. Ainsi un roi décida de couler dans le bronze la mémoire des citoyens qui, par leur révolte, avaient permis son avènement. Ainsi Sarkozy citait Jaurès et Guy Môquet. Ainsi Macron a-t-il appelé son livre-programme de 2017: Révolution.

L’ironie ne s’arrête pas là, et elle est mordante. On se rappelle bien sûr la genèse de la loi Sécurité globale. Au commencement, le gouvernement avait fait passer à Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du Raid transformé en député par l’opération du Saint-Macron, le texte d’une soi-disant « proposition » de loi destinée à être votée lors d’une niche du groupe majoritaire. Sans doute Fauvergue y a mis sa patte : n’ôtons pas aux députés le peu qui leur reste. Darmanin, dont la mission au gouvernement est de récupérer la police qui lui file comme le sable entre les doigts, y a mis en tout cas son grain de sel : l’article 24, introduit par amendement. Tollé ! Après être restée silencieuse, la grande presse a compris qu’on lui en voulait aussi, s’est emparée du sujet, et la mobilisation est allée croissant.
Deux semaines durant, l’Élysée a fermé les écoutilles, envoyé le gouvernement faire un assez médiocre service après-vente : des ajustements qui ne changaient rien au fond. Et puis, l’affaire des migrants évacués place de la République, l’affaire Zecler ont changé la donne. Avant même la manifestation du 28, le gouvernement avait baissé d’un ton. Le jeudi 26, Castex se piquait de droits de l’Homme, saisissait la Commission nationale consultative en la personne de Jean-Marie Burguburu, à qui il donnait mission de réécrire l’article le plus litigieux. Le 27, les présidents des assemblées furieux rappellaient au premier ministre que pour être législateur de facto, il n’est pas pour autant législateur de jure. Castex alors se rebiffait : il n’était pas question de réécrire l’article, mais de faire des propositions de réécriture. Le 30, enfin, au moment où Darmanin, en service commandé, faisait un demi acte de contrition devant la commission des lois de l’Assemblée, les présidents des groupes majoritaires se rappelaient que les députés existaient et pouvaient éventuellement jouer un rôle dans la vie de la nation. Ils parlaient d’« inquiétudes à dissiper » ; promettaient de reprendre l’article depuis le début. Un peu tard, peut-être, après s’être complaisamment fait marcher dessus par le gouvernement, après n’avoir rien trouvé à redire à ce nouveau train de mesures antidémocratiques. Un peu court, également. À moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle astuce de Macron, trop content de pouvoir refiler la patate chaude sans paraître se dédire ?

Politiquement, à qui profite le crime ? Pas aux LR, c’est certain. Pour pouvoir en tirer parti à la présidentielle, encore faudrait-il qu’ils aient une chance d’atteindre le second tour. Peut-être au RN, en revanche. Déjà Le Pen et ses lieutenants dénoncent les faux-semblants de Macron, incapable de pousser jusqu’au bout la logique de l’ordre. Les institutions de la 5e finiront-elles par avoir la peau de celui qui prétendait leur restituer leur verticalité jupitérienne ? L’histoire, ici non plus, ne manque pas d’humour.

Derrière le problème policier, derrière le vaudeville politique, la crise démocratique affleure toujours. On a vu le peuple dans la rue, réclamer contre l’article 24, mais on ne l’a pas vu à l’Assemblée où il est censé être représenté. On a vu des institutions dénoncer la dérive sécuritaire – la Défenseure des droits, le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU –, mais on n’a pas vu quiconque, au sommet de l’État, émettre le moindre doute sur cette aventure législative pour le moins hasardeuse. Il se dit à présent que le gouvernement recule, qu’il pourrait remettre sur le métier certaines malfaçons de l’institution policière saccagée par les années Sarkozy : la formation, l’encadrement… Y aura-t-il aussi des instructions pour que les policiers cessent de confisquer ou détruire les téléphones qui les filment d’un peu trop près ? Il n’est pas interdit de rêver.

Le malaise cependant est beaucoup plus large. Il appelle une réponse constituante, en ce sens que les institutions actuelles – organisation des pouvoirs dans la République, fonctionnement d’organes comme l’IGPN, etc. – ne permettent pas, ou plus, de garantir les droits qui sont la base du contrat social. Cette question dépasse de loin les « brebis galeuses » égarées parmi les « gardiens de la paix », dépasse de loin Lallement et Darmanin, dépasse de loin même la police en général, et d’aussi loin tous les noms d’oiseaux qui leur sont indifféremment adressés. Il n’est pas une politique ponctuelle, si vertueuse soit-elle, ni même une réforme d’ensemble, qui y mettra un terme, si l’on ne rediscute pas dans un même mouvement les règles de notre société politique: comment on casse la verticalité du pouvoir pour lui substituer une association plus intime et constante de la population, comment les gouvernants et les fonctionnaires rendent des comptes sur leur action, etc. À ce propos justement, le 28 novembre, j’avais avec moi une pancarte qui disait, au recto : « Qui veut une police pour le peuple exige un gouvernement par le peuple » ; au verso : « 6e République, maintenant ».
N’est-ce pas là le mot d’ordre qui les rassemble tous ?

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire

le piège autoritaire

En inaugurant ce blog, après trois mois de mobilisation des gilets jaunes, nous nous risquions à la conjecture avec un billet intitulé « la violence et l’ordre : 1848-2019 ». Ce thème était aussi la conclusion d’un petit livre écrit au printemps 2019 et paru… en juin 2020 : Marx rapatrié, une réflexion sur la situation politique actuelle à partir du génial 18 Brumaire de Louis Bonaparte ; l’idée d’une tentative de révolution citoyenne dégénérant en involution autoritaire. Un piège, en somme.

Il faut dire que depuis l’été 2018, l’autorité est petit à petit devenue le mantra du pouvoir en place. Il y a eu Benalla à la Contrescarpe, signe avant-coureur, anecdotique mais symbolique, de l’inévitable raidissement. Il y a eu surtout le 1er décembre sur les Champs-Élysées, suivie de près par l’apparition, en contrepoint des gilets jaunes, d’une resucée du parti de l’ordre, dont les mots comme les silences secondaient efficacement la violence de l’État sur les populations en révolte. Il y a eu enfin le tournant « régalien » du quinquennat, façon polie de reconnaître que même pour un président issu d’un quinquennat PS, l’épicentre de l’électorat se trouvait désormais à droite, très à droite. Ainsi, tandis que les gilets jaunes répondaient à l’invitation présidentielle lancée un an plus tôt en brodant « on vient te chercher chez toi » sur le motif inventé par les supporters de l’OM, Macron susurrait aux électeurs de Fillon et de Le Pen « je viens vous chercher chez vous ».

Course folle, que celle dans laquelle s’est engagé le roi-président, lorsqu’il a eu compris que sa « révolution » en carton de 2017 ne pourrait être mise en œuvre qu’au prix d’un serrage de boulons sans précédent de la mécanique sociale.
Lorsqu’il a eu compris que pour renouveler son hold-up de la présidentielle, il lui faudrait adopter un tout autre langage que celui imprimé sur le papier glacé de sa profession de foi. Plasticité de l’énarque dépourvu de toute conviction démocratique solide, mais capable de déployer sa formidable capacité d’adaptation pour faire perdurer l’ordre dont il a gravi les degrés à une vitesse surprenante. D’autres n’avaient pas osé ; lui, si. Avons-nous précédemment parlé de « bas-empire » ? On pourrait tout aussi bien parler de « chute de la République ». Car avec l’effacement des termes du contrat social, c’est bien la République qui vacille, emportée par la logique autoritaire de son avatar monarchique.

C’est encore le rapport à l’autorité qui trace le mieux la ligne de démarcation entre un régime républicain et un régime antirépublicain. 
« le cancer de la société, c’est le non-respect de l’autorité », dit Darmanin*. Wauquiez, avait dit en son temps « le cancer de la société, c’est l’assistanat » – c’est que les deux slogans fonctionnent en symbiose. Est-il utile de préciser que nous ne sommes d’accord, ni avec l’un, ni avec l’autre ? Que nous réfutons de toutes nos forces ces mensonges et ces bassesses ? Le cancer de la société, ce qui la ronge et la désagrège, ce qui partout métastase et prolifère, ce qui étouffe ses fonctions vitales, c’est l’inégalité. Une inégalité de plus en plus mal dissimulée derrière le cache-misère des «grandes conquêtes sociales » en décomposition. Une inégalité qu’il faut désormais faire accepter à coups de matraques, de balles de caoutchouc, de gaz lacrymogène… et de sanctions pénales. Car sans ces moyens coercitifs, comment faire accepter l’inacceptable ? La vente à l’encan des services publics, le détricotage du code du travail, de l’assurance chômage et bientôt des retraites, l’assèchement des cotisations sociales, la réduction des impôts de production – sans contrepartie !, la précarisation de l’emploi depuis trente ans, les quartiers populaires qui s’enfoncent encore plus profondément dans la misère et la relégation (comme en témoigne une lettre à Macron signée par plus de cent maires de villes pauvres)… sans oublier l’abandon pur et simple des 863 Bridgestone et de leurs familles, qui viennent rejoindre la longue liste des Conti et autres Florange, sacrifiés à la loi du marché. « Le politique ne peut pas tout », vous dit-on ! Mais s’il ne peut pas empêcher les êtres humains de tomber dans la misère, alors, que peut-il ?

Parce que l’État veut faire accepter l’inacceptable, alors l’État doit être inexpugnable… et sa police, intouchable.
(Nous ne cautionnons pas : nous déroulons seulement la logique à l’œuvre.) Le « livre blanc » tout juste paru sur la sécurité intérieure, qui ne dit pas un mot des violences policières… en dit justement très long. Ainsi Castaner se tenait « derrière sa police », mais la lâchait dans les faits en la dressant, dans sa fonction de « maintien de l’ordre », contre la population qu’elle était censée « protéger et servir ». Ainsi Darmanin porte l’interdiction de diffuser des images de policiers, faisant réagir la Défenseure des droits et le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU… mais pas Macron, initiateur de ce parjure démocratique, juché sur son Olympe jupitérien. Ceci n’est pourtant rendre service ni à la police, ni à la population. Ceci est même inacceptable dans un État de droit. Inédit dans l’histoire récente. Gravissime pour ce qui reste de notre société.
Seul horizon visible justement sous ce ciel lourd : le rétrécissement des libertés. Déjà on parle d’une nouvelle coupe sombre dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse. À ce propos nous suivons Raphaël Kempf lorsqu’il écrit : « C’est donc par un étrange renversement que l’État semble devenir le dépositaire légitime de la bonne liberté d’expression. »** L’enfermement physique du confinement – peut-être nécessaire dans son principe, sans doute discutable dans ses modalités – n’est que la partie émergée d’une mise en cause totale des libertés publiques, qui suivent la pente inexorable des droits sociaux.

Mais le piège ne s’est pas encore refermé. Il est seulement en place, planqué dans les feuillages, béant, garni de ses dents innombrables, rouillé d’avoir trop servi et pourtant toujours terriblement vorace.
L’histoire facétieuse semble vouloir nous placer dans la même gangue qu’en 2002, dans la même gangue qu’en 2017, et rien pour l’instant ne permet de croire que nous pourrons en sortir. Pour notre malheur, la logique personnalisante, plébiscitaire, césariste de nos institutions, fait tout dépendre d’un duel entre deux versions de l’autoritarisme : une qui a été forcée de se dévoiler dans l’exercice du pouvoir, une autre qui s’est ingénieusement dissimulée sous une peau de mouton, comme en témoigne un invraisemblable compte rendu d’entretien avec Marine Le Pen, renommée par le Le Point « l’amie des chats »***.
Pour quel résultat au final ? Le dégagiste de 2017 sera-t-il l’arroseur arrosé de 2022 ? Il est trop tôt pour le dire. Fourquet interrogé par Le Monde affirme que « le score de Trump est hors d’atteinte de Le Pen »****. Les limites d’une telle comparaison mises à part, nous croyons qu’il faut raisonner autrement ; que pour tout un tas de raisons grossièrement exposées dans un précédent billet, le passage vers l’Élysée, dans l’hypothèse d’un duel Macron-Le Pen, sera étroit comme le chas d’une aiguille.

Ironiquement, le parti de l’ordre « canal historique » est subclaquant.
Alors qu’il se cherche un candidat pour son élection-phare, il se rend compte qu’il n’a plus d’espace, ni d’un côté, ni de l’autre. Signe de la mort prochaine des institutions gaulliennes, désertées par le parti qui pouvait le mieux en revendiquer l’héritage ? L’utile enquête du député Aubert, publiée dans le journal libéral L’Opinion*****, conforte les pronostics qu’on entend depuis quelques semaines dans le marigot droitier. Par ordre de préférence chez les adhérents LR : Retailleau, Bertrand. Autrement dit un second rôle, quel que soit le nom qui sortirait du chapeau. Pourquoi en effet choisir l’une ou l’autre copie, quand on peut élire l’original, c’est-à-dire Le Pen ou Macron ? À notre avis, le premier peut-être ferait entre 8 et 12, quand le second se ratatinerait au niveau du PS de 2017, fourchette haute, entre 6 et 10. Leurs électorats respectifs auraient alors comme seule option de porter leurs suffrages, au second tour, soit sur le champion de l’extrême centre, soit sur la championne de l’extrême droite… comme du reste tous les Français qui ne se sont pas encore résolus à l’abstention. Vous avez dit «otages » ?

De l’autre bord on ergote et se divise. Cela est bien normal car s’il y a « une droite », toujours prompte à se rassembler, il y a « des gauches », tout aussi promptes à se crêper le chignon.
Question de stratégie, d’idéologie… de sociologie ? Nous avons vu Mélenchon se lancer, comme attendu, dans la course où sa démarche «populiste » de 2017 lui avait permis de marquer un bel essai. Cette élection présidentielle peut-elle être la sienne ? Peut-elle seulement être la nôtre ? Par nature elle n’est pas celle de l’égalité, mais celle qui doit permettre de « refermer le gouffre anarchique », pour reprendre la formule prêtée par Las Cases à Napoléon. Et le refermer à tout prix. Nous faut-il donc l’endosser ? En sommes-nous encore au point de faire comme si nous y croyions ? …à moins qu’elle ne permette effectivement de faire levier ? Ceci dans le fol espoir d’une constituante, d’un déblocage par le bas de la situation institutionnelle, d’un réinvestissement par le peuple de la société politique. Car c’est bien par le consentement populaire, et non pas par la trique, que nous résoudrons les grands problèmes de notre temps : répartition des richesses ; rééquilibrage écologique. Le mécanisme, autoritaire par excellence, de la « rencontre d’un homme et d’un peuple » pourrait-il servir à une entreprise révolutionnaire ? Laissons-nous le temps d’y penser un peu.

On ne sait pas d’ailleurs de quoi demain sera fait, ni ici, ni tout autour de nous.
Biden élu apaisera peut-être un peu la situation aux Proche et Moyen-Orient… Encore que. L’exemple d’Obama, qui s’était montré particulièrement inepte en Syrie et en Irak, inexistant sur la question israélo-palestinienne, peu convaincant en Iran, n’autorise pas à espérer beaucoup. Tandis que ces territoires stratégiques parmi d’autres sont le jeu d’influences où la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdogan se poussent du col, tous les yeux sont rivés vers la Chine de Xi Jinping. Elle a montré sa capacité de rebond en affichant des taux de croissance qui feront bientôt des Occidentaux ses obligés, et elle tope déjà avec ses nouveaux partenaires commerciaux du Sud-Est asiatique sur un accord commercial sans précédent. Le mantra des prochains mois, donc, quand « les lutins du Père Noël auront bien respecté les gestes-barrières », selon le vœu de Castex, décidément plus Père Fouettard que Santa Claus, pourrait être celui-ci : ne pas se laisser distancer par la Chine. Quoi de plus enviable, pour nos dirigeants bien-aimés, qu’un parti-État qui fait travailler sous sa férule des centaines de millions d’êtres humains ?
Enfin, tant qu’on bosse, au moins, on n’a pas à réfléchir…


*Le Parisien – Aujourd’hui en France, 15 novembre 2020.
** Libération, 25 octobre 2020.
*** Du 12 novembre 2020.
**** Du 10 novembre 2020.
***** Du 16 novembre 2020.

Publié dans avant-hier (février 2019-juin 2021) | Laisser un commentaire