La séquence parlementaire ouverte par le dépôt du projet de loi sur les retraites s’est close comme on pouvait s’y attendre : dans le geste d’un homme qui semble n’avoir plus que des vaisseaux à brûler.
En somme, en déclenchant le « 49.3 », Macron a préféré une victoire déshonorante à une défaite honorable ; une victoire grosse de revers futurs – à commencer par la motion de censure annoncée pour le 20 mars ; une victoire à la Pyrrhus.
Cette victoire est dangereuse pour Macron parce qu’elle se fait au prix d’une démonstration criante du caractère antidémocratique de l’actuel régime constitutionnel – je parle ici de son processus décisionnel.
Symptôme « technique » d’une crise de régime dans laquelle nous sommes entrés de plain-pied avec les élections présidentielle et législatives de 2022, l’épisode auquel nous venons d’assister en ce jeudi 16 mars 2023 est tout autant le symptôme des tares de notre société politique.
Ces tares, pour résumer, sont de deux ordres :
1/Les plus superficielles tiennent à la lettre et à l’esprit de la 5e République : ainsi des mécanismes du « parlementarisme rationalisé », cette manière polie, euphémisée, technocratique, de désigner la soumission constitutionnelle du Parlement au gouvernement, c’est-à-dire, en régime césaro-bonapartiste, au chef de l’État ;
2/Les plus profondes, les plus sournoises, tiennent aux mécanismes du régime « représentatif » tel qu’il est actuellement conçu et pratiqué sous nos latitudes, à travers l’exclusion de la société politique des classes populaires et de toutes les catégories minoritaires de la population. (Voyez par exemple l’Assemblée nationale, où l’on compte à peine 2 à 3 % d’employés et d’ouvriers, qui forment pourtant près de 45 % des forces vives de la société.) Ces tares-là sont le fruit d’une idée ancienne, qu’il nous faut absolument détruire, selon laquelle certains seraient faits pour gouverner, d’autres, pour être gouvernés.
Si donc, considérant ces tares en bloc, l’affaire des retraites doit nous donner une leçon profitable pour l’avenir, c’est qu’il ne peut exister de société juste sans démocratie complète. En d’autres termes : sans la participation égalitaire de toutes et tous à l’élaboration de la loi, dans un cadre garantissant les droits de la société dans le processus décisionnel.
À cet endroit précis, une voie s’ouvre. Une voie parallèle à celle des combats sectoriels (sociaux, climatiques…), une voie « radicale », en ce qu’elle prétend aller à la racine : questionner la manière dont sont rédigées les règles communes : par qui, comment.
Y a-t-il un problème plus urgent à résoudre, quand, partout, les intérêts du plus petit nombre menacent ceux du plus grand et les conditions mêmes de la vie sur terre ? quand, partout, les régimes autoritaires terrassent ou menacent les libertés publiques comme individuelles ?
Nous ne pouvons certes pas tout régler partout, mais nous pouvons au moins nous attaquer à notre cas, au cas de la France et de cette 5e République qui y éteint toute vie politique ; nous attaquer à ces vieux préjugés qui nous tiennent éloignés d’une démocratie plus complète.
C’est entendu : il faut une 6e République. D’où deux questions.
1/Qu’ajouter ? qu’enlever par rapport à l’actuelle ? Ici, il faut éviter de rester brumeux – car la brume profite à ceux qui s’y cachent. Il faut dresser quelques grandes idées. Au plan institutionnel stricto sensu, j’en retiens pour ma part principalement trois, déjà très partagées, que je livre pour amorcer ou nourrir la discussion :
a/La suppression de la présidence de la République, ou à tout le moins la suppression de l’élection présidentielle au suffrage universel direct et le retour, aux assemblées délibérantes, des prérogatives qui leur ont été arrachées.
b/L’instauration du tirage au sort dans ces mêmes assemblées délibérantes, par exemple sous la forme d’une seconde chambre doublée par des assemblées territoriales. Beaucoup y travaillent : on a déjà cité sur ce blog le Sénat citoyen, on pourrait parler également de la Chambre du futur. Discutons-en, mais ne minorons en aucun cas la légitimité de ces corps citoyens par rapport aux corps élus : cela serait une erreur fatale.
c/La démocratie au travail. Il est un fait que la démocratie ne saurait s’épanouir dans les institutions politiques si elle ne se déploie pas, comme un exercice quotidien, dans les lieux où les pratiques autoritaires s’affirment le plus spontanément et le plus aisément.
Mais faire la 6e République ne doit pas se résumer à des règles constitutionnelles. Il faut de nouveaux droits, conformes à notre époque. Qu’à cela ne tienne : la société est pleine de nouvelles aspirations.
2/Comment y arriver ? Comment passer du régime en crise à la démocratie régénérée, en évitant la case « pourrissement » que constituerait l’accession – hélas trop probable – au pouvoir d’une figure et d’un parti national-populiste ?
En empoignant tous les outils constitutionnels à notre disposition. Dans cette note, j’évoquais le référendum d’initiative partagé, à la main des parlementaires. Mais l’option de la Convention citoyenne pour le renouveau démocratique, portée par le collectif du même nom, est un autre chemin à emprunter, alternatif ou parallèle.
Sur ces terrains, beaucoup de militants s’activent. Tant mieux : la 6e République n’appartient à personne : elle appartient à tout le monde ; il est temps de s’en saisir, partout, tout le temps.
Justement, le plus urgent, au point où nous sommes, est que le mouvement social, aiguillonné par l’affront du 49.3, s’approprie cette revendication qui est la mère de toutes les batailles.
À la Concorde, ce jeudi soir, on commençait justement de voir fleurir d’autres slogans. Sur des panneaux, on pouvait lire : « 49.3 ; 6e République ». C’est un début. Tout vient à point à qui sait attendre.
Puisse alors ce mot d’ordre se diffuser, en même temps qu’il gagne en contenu, en densité. Qu’on se le dise : les mêmes qui ont intérêt à casser nos retraites, notre chômage, nos services publics, les mêmes qui ont intérêt à privatiser la société à exploiter le travailleur jusqu’à la dernière larme ont plus que tout intérêt à ce que les règles du jeu restent les mêmes.