La fabrique des demi-Français

Le temps a rattrapé ce blog ; un siècle au vrai semble avoir passé depuis ce dernier billet.

Il y a eu les mégafeux, tant d’autres conséquences sensibles et terrifiantes de l’insatiable « modèle de développement » capitaliste sur notre pauvre Terre et ses habitants de toutes espèces. La Cop 28 est passée par là et tout ce que nous montrent les déclarations d’intention qui y furent adoptées est qu’il est illusoire de compter sur un changement tout à la fois radical et intrinsèque, tant le monde comme il va semble résolument engagé dans sa course à l’abîme.

Il y a eu également les manifestations de la folie humaine à un état plus primaire et plus immédiat encore : les massacres commis par le Hamas contre les populations civiles d’Israël, qui fut un choc épouvantable pour les Juifs de tous les pays, et les représailles assassines de l’État hébreux contre les populations civiles de Gaza sur fond de violences coloniales en Cisjordanie occupée.
Cette réplique indiscriminée, dont l’un des objectifs semble être de vider la bande de Gaza de ses habitants, s’est opérée, et s’opère encore, avec le consentement ou du moins dans le silence complice, et coupable, des puissances occidentales. Bien d’autres certes ont leur part dans cet enchaînement fatal. Mais ne faut-il pas commencer par « balayer devant sa porte » ? Qu’attend-on par exemple de l’Iran des mollahs ? Pas grand-chose, assurément. De l’Europe en revanche on aurait attendu beaucoup, compte tenu des valeurs qu’elle revendique aux plans intérieur et international. Et de la France, plus encore. Las, la France de 2023 n’est plus celle de 2003 ; quelques clefs de compréhension du monde se seront perdues en route ; Paris parle énormément mais n’est plus entendue.

Le chemin de la paix est lointain si l’on ne sait répondre à la folie que par une folie plus grande encore. Cela est vrai pour ce petit coin du monde, où se joue depuis des décennies un si grand drame, comme cela est vrai pour « nos » pays, où la parole publique crispe au lieu d’apaiser. Était-il si difficile d’assumer et de tenir cette position de justice selon laquelle Palestiniens et Israéliens ont tous droit à la sécurité et à la dignité ? Et qui a pour corollaire que personne, là-bas, ne doit être repoussé ni à la mer, ni au désert, ni enseveli sous les ruines ? Quand on se donne la peine de chercher sincèrement et ardemment des individus pour se parler en ces termes, on finit en général par les trouver ou les susciter. Et l’on est surpris souvent de constater que les va-t-en-guerre sont moins nombreux qu’on avait pu le croire au commencement. Quelques-uns, rares, se sont efforcés de tenir ici cette position, quand d’autres qui auraient dû l’adopter s’aveuglaient dans de sombres calculs. Réclamer le cessez-le-feu à Gaza, marcher contre l’antisémitisme en France, il ne peut y avoir que des esprits retors ou malintentionnés pour nous faire croire que cela est incompatible.

Hélas, cette incapacité, ce renoncement à frayer un tel chemin tient aussi à ce que notre propre terrain, celui de la République, a été abandonné aux explications simplistes, aux bas-du-front de toutes les chapelles, aux idéologues de la guerre des races. La loi xénophobe qui vient d’être adoptée avec le soutien du RN en porte un redoutable témoignage. Ses conséquences pour les immigrés présents ou futurs et pour la cohésion même de la société française seront d’une grande dureté. Elles conduiront elles-mêmes, par des suites d’enchaînements vicieux dont la subtilité échappe aux déclarations de plateau ou de réseaux sociaux, à adopter des mesures encore plus implacables, encore plus racistes, encore plus punitives.
Ce n’est pas le lieu de se lancer dans une analyse documentée de ce texte globalement néfaste. Citons cependant les allocations supprimées en-deçà de cinq ans de résidence sur le territoire, qui est une manière d’expérimentation de la « préférence nationale » avant, peut-être un jour, son adoption en vraie grandeur, dans un cadre constitutionnel modifié par un RN victorieux. Les étrangers étaient déjà les plus pauvres d’entre les pauvres, il le seront désormais plus encore. Un étudiant de ma connaissance, originaire d’un pays non-européen, me rapportait par ailleurs ses craintes vis-à-vis de la caution qui lui sera bientôt demandée, en plus de toutes les procédures complexes et parfois vexatoires auxquelles il doit se soumettre, pour demeurer dans le pays où il vit depuis de longues années et dont il respecte scrupuleusement les lois. Cela se sent : les gens qui promeuvent de telles mesures n’ont jamais vécu la vie du métèque ou de l’exclu. Il y aurait matière ici à questionner notre constitution politique, mais ne compliquons pas les choses.

À cause de ma propre expérience sans doute, une mesure me touche plus particulièrement : celle qui entreprend l’œuvre de démolition du droit du sol.
Voici les termes de l’article 21-7 modifié du code civil après le vote de la loi Darmanin-Ciotti-Le Pen (les termes ajoutés sont soulignés) : « Tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité, à la condition qu’il en manifeste la volonté si, à cette date, il a en France sa résidence et s’il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans, depuis l’âge de onze ans. » Une incise apparemment de rien du tout, mais lourde de conséquences tant symboliques que pratiques. Ainsi l’on fera dans l’avenir des Français plus ou moins français, plus ou moins citoyens, selon que leurs parents seront d’ici ou d’ailleurs. Ainsi l’on placera dans une situation d’insécurité totale des quantités de gamins nés et socialisés en France, dont il n’est pas écrit qu’à leur majorité ils songeront seulement à « manifester leur volonté » d’acquérir la nationalité de ce pays. Ce faisant l’on souscrit aux vieilles lubies de l’extrême droite détruisent les sociétés qu’elles prétendent renforcer. « Un veau qui naît dans une écurie, cela ne fera jamais de lui un cheval ! » a affirmé le sénateur zemmouriste Stéphane Ravier en séance publique le 8 novembre dernier. C’était résumer de manière extrêmement frappante cette idéologie qui assaille la République de tous côtés : dans les assemblées avec la respectabilité de la cravate, dans les rues avec celle de la batte de base-ball.

Pour en revenir à mon cas personnel, je me rappelle très nettement combien j’étais fier, à cinq ans à peine, et tout juste français par déclaration, de célébrer le bicentenaire de la Révolution de 1789 en habit de sans-culotte. Nous étions loin alors d’où nous sommes maintenant. Lors des débats déjà puants de 2015 sur la déchéance de la nationalité, une autre connaissance, celle-ci très intégrée, française de parents français probablement depuis Astérix le Gaulois, et évoluant au sein de la meilleure société, avait répondu à mes objections en affirmant que « lorsqu’on n’a rien à se reprocher, on n’a rien à craindre ». Ces gens-là, je le répète, n’ont rien connu des difficultés de la vie. Ils ignorent absolument ce que c’est que d’être tout au bas de l’échelle, exclu par son statut doublement humiliant de prolétaire et de métèque – pour reprendre le concept appliqué par Agamben à la logique propre du pouvoir souverain, d’homo sacer. Je ne le sais sans doute pas beaucoup mieux, moi, enfant d’une immigration « choisie », de langue française, qui avait fait du territoire où je vis depuis quarante années maintenant son pays d’élection, mais, pour ma part,  je n’oublie pas que « nous sommes tous des enfants d’immigrés ». Et le pays que je vois ressemble de moins en moins à celui que j’ai espéré.

 

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