Au terme de cette annus horribilis, notre pays comptera 10 millions de pauvres.
10 millions !
La statistique sidère, comme si soudain le seuil psychologique d’acceptation de l’inacceptable avait été dépassé. 10 millions, c’est-à-dire 15 % de la population française. Les Trente Glorieuses nous avaient inculqué la sotte idée que nous en avions fini avec ce fléau de la pauvreté, renvoyé, dans l’oublieux imaginaire collectif, à des temps lointains et obscurs, et voilà qu’il revient au galop, terrifiant spectre à deux chiffres.
10 millions…
Avant le Covid, la pauvreté pourtant n’avait pas disparu. Nous l’avions simplement reléguée aux marges de nos métropoles, nous l’avions oubliée dans la profondeur de la France périphérique. Par deux fois, en 2005 dans les banlieues, en 2018 sur les ronds-points, celles et ceux qui, dans l’indifférence générale, en étaient affligés, ont proclamé : « Nous existons ! »
Si peu alors les ont entendus ; tant d’autres les ont calomniés. « Cachez ce sein que je ne saurais voir » !
10 millions aujourd’hui, 9 millions hier… quelle différence, après tout ? Les pauvres misérables de nos rues et de nos bidonvilles, ceux de nos cités HLM, ceux de nos industries en friche et de nos campagnes silencieuses, n’ont pas attendu 2020 pour voir tomber la sentence qui les bannissait de la société civile – car qui dit « pauvreté » dit, presque automatiquement, exclusion de l’ensemble des droits reconnus, par nos généreuses déclarations, à l’humain et au citoyen. Année après année leur nombre régulièrement s’accroissait, sans affoler les statistiques, comme un tas de poussière continuellement poussé sous le tapis. Fallait-il incriminer l’inéluctable ? La conjoncture ? Attendre patiemment retour à meilleure fortune ? Compter sur une croissance aux traits de chimère, aux airs d’apocalypse ? La crise financière avait bon dos, les chocs pétroliers avaient bon dos, révélateurs des malfaçons d’un système voué à enrichir toujours plus les puissants et à créer toujours plus d’indigence. Le Covid a bon dos! Lui qui nous dit justement qu’il n’y a rien de nouveau, sous le soleil capitaliste. La pauvreté enfin a bon dos, invoquée comme une fatalité, colorée de charité pour la rendre présentable à nos consciences endormies, lorsqu’elle est un résultat mécanique… C’est ce que nous avons tenté de montrer dans un livre récemment paru, Marx rapatrié.
Relisons cet auteur et nous toucherons au but. Relisons celui qui, il y a un siècle et demi, nous invitait à regarder le capitalisme « sans faire appel au cœur, car dans les affaires, il n’y a pas de place pour les sentiments ». Recherche effrénée de la plus-value, pauvreté artificiellement créée. Toute ressemblance avec des faits actuels serait purement fortuite. Qui donc pourtant se presse, dans l’anonymat des distributions alimentaires ? CDD, intérimaires, « indépendants », nouveaux chômeurs, pour beaucoup diplômés – assurés, croyaient-ils, de ne jamais tomber dans une pauvreté qu’ils tangentaient sans cesse. Produits de trente années de précarisation de l’emploi et de déboulonnage du droit social. Simplement des humains, voués à un sort aussi peu enviable que ceux qui les avaient précédés dans la mouise.
Hier, c’était d’autres ; aujourd’hui, c’est eux ; demain, ce sera vous. Car en vérité il n’y a pas de « nouvelle pauvreté » : il n’y a que l’accélération de la destruction de la classe moyenne.
Tandis que l’aide alimentaire tire le signal d’alarme, faute de stocks, faute de bras, faute d’argent, le gouvernement de M. Castex répond, impérial : «Politique de l’offre ». Entendez : « Pas un euro de plus pour les vraies gens », quand l’aide aux ménages représente à peine 1 % du plan de relance dont on nous rebat les oreilles depuis l’été. Et tandis que le cinquième des Français les plus riches capte 70 % du surcroît d’épargne nationale depuis le début 2020, le même gouvernement répond, toute honte bue : « Pas de retour de l’ISF ».
Après ces quelques considérations à chaud, livrons-nous à un petit exercice prédictif.
Depuis des mois, ce que nous avons appelé dans une précédente note une «politique de la peur » tient rênes courtes une population de plus en plus à cran, de plus en plus indocile. Admettre et la virulence du virus, et l’urgence d’une réponse sanitaire adaptée n’interdit pas d’envisager avec un minimum d’esprit critique la rhétorique du gouvernement, et, parmi des décisions nécessaires, des errances, des mesures absconses, parfois liberticides. Après des mois de stress-test permanent, quand d’autres pays voisins, plus démocratiques, ont montré nettement plus de méthode dans la gestion de l’épidémie, un couvre-feu d’une implacable violence et matérielle, et symbolique, est la dernière trouvaille en date pour cantonner les gens à leur fonction productive, sous surveillance policière s’il vous plaît. Pharaon a trouvé sa devise : « Métro, Boulot, Dodo ».
Mais après ?
Après, et peut-être même plus tôt qu’on ne le pense, l’explosion sociale.
Car devant tant d’injustices, tant d’inégalités, qui peut encore croire que nous en réchapperons ?
Une réponse à 10 millions de pauvres sous couvre-feu