Au point où nous sommes de notre histoire collective, tout semble préparer un second tour Macron-Le Pen en 2022.
Ce duel ne représente pas l’esprit du pays.
Des citoyens de plus en plus nombreux veulent échapper à cette alternative mortifère. Ils réfutent comme une grossière manipulation l’opposition « progressistes contre nationalistes » et « patriotes contre mondialistes » déployée conjointement par le parti présidentiel et par le Rassemblement national. Derrière les abus de langage, ils ont démasqué le néolibéralisme et l’identitarisme, qui emprisonnent l’humain pour l’un dans les limites de sa fortune, pour l’autre dans celles de son essence, et s’accordent sur la protection des privilèges, l’exploitation de l’être humain et l’épuisement des ressources naturelles. Face aux deux blocs qui se sont promis de se retrouver face à face, ces citoyens en forment un troisième : le seul capable d’écrire une histoire radicalement différente de celle qui avait été prévue pour eux et à leur place.
Ce tiers bloc est celui de la multitude, dont une partie, restée longtemps silencieuse, revendique haut et fort sa citoyenneté depuis le 17 novembre 2018 : le tout, qui n’est rien, et veut être quelque chose de janvier 1789. Quelles sont ses chances de l’emporter dans l’élection césariste par excellence, lorsqu’il commence tout juste à prendre conscience de lui-même ? De ne pas céder au terrorisme de la pensée que fait régner le nouveau bipartisme ? Un réalisme à courte vue nous inviterait à les croire faibles ; la lucidité nous engage à reconnaître que nous n’en savons rien ; la volonté nous enjoint d’affirmer que, quelles qu’en soient les voies, son succès est indispensable, pour conjurer la catastrophe annoncée et jeter les bases d’une société tournée vers le bonheur commun.
La dernière présidentielle n’a pas achevé la déconstruction du vieux monde. 2017 était encore le temps de crise décrit par Gramsci comme celui où l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître. Toute conjecture sur la base de ce scrutin serait donc imprudente, même si un motif d’espérer se trouve sans doute dans les plus de 7 millions de voix de l’Avenir en commun.
Par-delà les questions d’appareil, qui enferment le désir populaire dans la logique d’un système politique en déréliction, la révolte des gilets jaunes a offert au tiers bloc l’occasion, peut-être décisive, d’inscrire ses revendications dans le dépassement du carcan de la Ve. Ce fait politique change d’ores et déjà la donne. Désormais, en tous lieux, l’idée prend corps que les droits politiques, sociaux et écologiques, les libertés publiques et individuelles et le principe de souveraineté populaire sont étouffés par la lettre et la pratique constitutionnelle, et qu’après le dévoiement néolibéral, le stade ultime de la décomposition de la République sera la dérive autoritaire. Après le temps destituant justement décrit par François Cocq, seul le temps constituant pourra rendre au tiers bloc son pouvoir non seulement d’interpréter le monde, mais de le changer, au profit du plus grand nombre.