Le Pen, les généraux et le mauvais remake de 58

Source : Bibliothèque nationale de France.

La grande affaire de ces derniers jours est bien sûr celle du « quarteron de généraux en retraite », qui a déjà fait couler trop d’encre pour que je n’aille pas ici à l’essentiel.
Le 21 avril, donc, date sinistre mais judicieusement choisie, quelques centaines d’ex-militaires – officiers généraux, supérieurs, subalternes et hommes du rang – répandent leur névrose obsidionale dans l’organe réacteur Valeurs Actuelles*, qui se prête bien à ce genre de catharsis. Dans un texte tout en nuances, ils prophétisent la guerre civile et concluent par une forme d’ultimatum au gouvernement et d’appel du pied à leurs « camarades d’active », évoquant au passage le risque de « morts par milliers ». Les thèmes développés ne surprendront personne d’assez éveillé pour savoir que de telles opinions bénéficient de solides relais dans certaines franges des « forces de sécurité » (extérieures comme intérieures). Au reste, les observateurs avisés auront pu constater que, sauf un ou deux noms un peu distingués, les signataires de la tribune n’ont pas compté, lorsqu’ils servaient encore, parmi les tout premiers gradés de l’armée. Ses initiateurs, Fabre-Bernadac et Piquemal, sont en outre déjà connus pour leurs obsessions remplacistes et identitaristes.**

Deux jours plus tard, croyant faire un bon coup, Le Pen passe par le même brûlot pour inviter « messieurs les généraux » à la rejoindre dans sa « bataille pour la France ». L’appel des militaires, la reprise de volée de la candidate, enfin, c’en est trop : à gauche, on rappelle l’histoire, on engage au réveil des consciences. Naturellement, rien ne se passe : le danger est à la fois trop palpable et trop intangible pour être combattu. En pleine crise de tétanie, l’époque semble avoir oublié ce que fut, ce qu’est encore le fascisme ; alors, elle le laisse ramper jusqu’à ses pied, faire plusieurs fois le tour de son corps prostré. Nous en sommes là et il est difficile d’imaginer un quelconque frémissement de l’opinion avant que Kaa, le python hypnotiseur du Mowgli de Walt Disney, ne nous ait complètement circonvenus dans ses anneaux.

Malgré la réalité du péril, je me demande : faut-il faire de l’épisode une sorte de remake du putsch d’Alger ?
En mai 58, De Gaulle avait habilement exploité la crainte du coup de force, sans jamais avoir l’air d’y toucher. Ainsi, tandis que ses amis du « Comité de Salut public » algérois menaçaient la métropole d’une opération aéroportée, le pseudo-Cincinnatus, revenu de sa retraite de Colombey, pouvait tranquillement se poser en sauveur de la République. Au contraire, attirée par le chant des sirènes en uniforme, Le Pen ne se sent plus d’aise, saute par-dessus bord, accrédite l’idée folle qu’on peut à la fois prétendre incarner la légalité et faire cause commune avec des factieux menaçant la France d’une dictature militaire. Un bateleur reste un bateleur : si l’occasion survient de retrouver les faveurs de son premier public, jamais vous n’empêcherez un•e Le Pen de ruiner vingt ans d’efforts accomplis dans l’espoir de se rendre un tant soit peu respectable. De Gaulle, Le Pen : après la tragédie, la farce ? De cette redite grotesque, les huées de l’île de Sein nous avaient donné un avant-goût. Il n’est pas dit cependant que la maladroite, que la médiocre « lettre ouverte » de Le Pen fille aux généraux réactionnaires laisse la moindre trace dans l’opinion. Que voulez-vous ?, c’est ainsi : vulnérable au Covid, la société a formé d’efficaces anticorps contre la peur de l’extrême droite.

La politique du gouvernement, et de bien d’autres qui ont précédé celui-ci, a agi à cet égard comme un vaccin inoculé en plusieurs doses. Dans ces pages elle fut largement dénoncée ; désormais, on voit que l’exercice atteint ses limites. Ainsi, l’attentat du 23 avril, à Rambouillet, qui a coûté la vie à une malheureuse fonctionnaire de police, a également déclenché un déferlement de critiques contre un exécutif présenté, à droite, comme incapable de protéger les Français, et sortant, en guise de poire pour la soif, une énième loi « antiterroriste ». Attendu qu’aucun projet de loi ne sera assez liberticide pour nous garantir complètement contre les crimes du terrorisme islamiste (ni d’ailleurs contre aucun type de crime), on ne voit plus bien où s’arrêtera la délirante surenchère, sinon dans une politique de terreur orchestrée par l’État lui-même, directement ou indirectement. N’est-ce pas là l’espoir secret de Marine Le Pen ? Le fantasme de ses turbulents soutiens ? Je crains, pour ma part, que nous n’ayons pris il y a longtemps déjà un aller-simple pour cette funeste direction. Sur ce point, l’histoire « au présent » semble devoir me condamner à renvoyer sans cesse à de précédents écrits ; mais rassurons-nous : je me suis suffisamment trompé dans ma vie pour ne tirer jamais aucune vanité d’avoir, peut-être, pour une fois, visé juste.

J’ai dit que les gouvernements de MM Castex et consorts s’étaient condamnés à la surenchère. Tous, en effet, y compris sous Hollande, ont appliqué la méthode qui, croyaient-ils, avait profité à Sarkozy en 2007 : assécher le FN, chasser sur ses terres, avec plus ou moins de tact selon la couleur de la majorité. Ainsi, depuis vingt ans, depuis quinze ans, le leitmotiv de tous les états-majors est de se garder à droite. À court terme, peut-être, l’investissement rapporte. Mais à moyen, plus certainement à long terme, pour tous les agioteurs sondagiers qui s’y seront livrés en pensant sauver leurs avoirs et leurs rentes, il est une assurance d’être mis en faillite, vendu à la découpe, racheté, enfin, petit bout par petit bout, par le concurrent vorace. Abstraction faite du cynisme qui la rend tout à fait détestable, cette stratégie est stupide, vouée à l’échec, aussi vrai qu’on ne combat pas un adversaire en lui laissant le choix des armes. Récemment cependant le dénommé Bertrand a rivalisé d’ingéniosité en promettant un demi-siècle de prison incompressible à toute personne convaincue de terrorisme. Nous verrons si le crime lui profite.

Hors du bocal électoral, où plus rien n’a d’importance que le reflet déformé du monde réel, ce scabreux épisode, le risque imminent d’accession de Le Pen à la monarchie présidentielle nous placent face à une question plus foncière : celle de l’organisation de la société politique, celle également de l’organisation de nos services publics de sécurité, dont de plus en plus de membres se perçoivent non comme des serviteurs, mais comme des aiguillons de la puissance publique, en contradiction avec nos principes démocratiques les plus fondamentaux. Hier, des syndicats de police réputés droitiers mettaient le gouvernement au pied du mur et se livraient à des manœuvres d’intimidation devant le siège d’un parti politique de gauche ; aujourd’hui, mille ex-cadres de l’armée se permettent de menacer le gouvernement à visage découvert. Demain, qu’adviendra-t-il ? Voici ce qu’il conviendrait de se demander afin d’éviter que  la société ne se retrouve prise au piège, ses libertés, sa fraternité, anéanties par ceux-là même qui avaient fait serment de les protéger.
À moins qu’il ne soit déjà trop tard ?


*Je me crois dispensé ici de reproduire la référence exacte de cette bouillie qu’on trouvera sans mal en cherchant un peu.
Je dois par ailleurs à l’honnêteté de dire que j’ai moi-même commis plusieurs billets dans ledit magazine, du temps que j’étais élu, à droite. C’est une sorte de croix que je porte. Mais Hugo, qui s’y connaissait en la matière, a écrit  : « Tout homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière ». Je lui fais confiance.
**En fait de grand chef, Villiers, généralissime démissionné par Macron dès l’été 2017, mène lui aussi campagne, mais de manière plus discrète, plus « civile », à base de livres chez Fayard, d’entretiens au Figaro et de mots-clefs savamment distillés sur la prétendue « crise d’autorité » qui ronge la France. N’est-il pas le plus à craindre ?

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