chronique d’un mois de septembre

« Sédimentation » par Vieuvre – Site de l’artiste à visiter ici : vieuvre.fr

Dans l’épisode précédent, Macron, trop à l’étroit dans l’Hexagone, faisait entendre au monde la voix de Jupiter. Au peuple libanais, il donnait des leçons de démocratie ; à la junte malienne, venue marcher sur ses plates-bandes, il disait son désappointement. Un mois plus tard, que de désillusions ! De retour de Moscou, Napoléon n’en avait pas eu plus. Le président français a beau dire sa « honte » des élites beyrouthines, réclamer que les colonels de Bamako « rendent le pouvoir aux civils» : l’histoire semble absolument vouloir se faire sans lui.
Sur le fond, qui peut donner tort à Macron ? Sur la forme, qui peut lui donner raison? Les déclarations à l’emporte-pièce, les initiatives désordonnées ne font pas une bonne politique étrangère. Entre le pesant héritage gaulliste et les errances atlantistes de Sarkozy et Hollande, l’actuel président, trop impétueux, trop narcissique, peine à frayer son chemin diplomatique. Loin de se décourager cependant, il vole en ce début d’automne au secours des pays Baltes, pour signer une déclaration commune contre les cybermenaces – i.e., contre l’ours russe, à 24 heures de char et à un claquement de doigt numérique de Riga et Vilnius. On songe au passage qu’en cette période de pandémie et de recours massif au télétravail, la France et l’Europe ont raté une occasion en or d’investir massivement dans des serveurs nationaux. La « souveraineté numérique » serait-elle vouée à ne demeurer qu’un slogan ? Ne nous plaignons pas trop : tandis que nous ergotons, le chef de l’État défend la place de la France dans l’Union en se plaignant auprès du président Sassoli de ce que la prochaine plénière du Parlement européen se tiendra à Bruxelles au lieu de Strasbourg. La belle affaire, que de mettre en concurrence la capitale des Wallons et celle des Alsaciens ! Nous aimerions mieux que l’Élysée – et le Quai ! – s’emploient à faire respecter l’usage de la langue française par nos diplomates dans les institutions internationales, comme nous le suggérions dans un précédent billet. Non à l’hégémonie anglo-saxonne ! Vive la diversité linguistique !
Diversité linguistique… et communion des nations dans la stupeur causée par la pandémie. L’historien de la santé Patrick Zylberman nous le dit dans Le Monde du 28 septembre : « tous les gouvernements ont commis des erreurs ». Cela excuse-t-il le nôtre pour les siennes ? Non, et ce ne sont pas les dernières décisions en date qui nous convaincront du contraire.
Rappelons-nous plutôt. Au seuil d’une rentrée marquée par la résurgence épidémique, la prophylaxie du bon sens avait reculé au profit d’une politique de la peur. Partout ou presque, le masque avait été rendu obligatoire dans l’espace public, c’est-à-dire précisément à l’endroit où les contaminations n’existent pas ou presque. Cette aberration digne du roi Ubu était pourtant sortie des cerveaux supposément très-rationnels de l’énarchie, relayée jusque dans les « territoires » par des préfets plus que jamais sur la sellette. Les voix sages qui proclamaient, dans une tribune initiée par MM Mucchielli et Toussaint, ne pas vouloir « être gouvernés par la peur», n’étaient pas plus écoutées que l’exaspération du tout-venant, bringuebalé depuis une demi-année entre des injonctions de plus en plus contradictoires. La fronde des cafetiers marseillais, qui précède de peu, on n’en doute pas, celle de leurs confrères en maints endroits du territoire, interroge directement l’acceptabilité des décisions publiques, et par là même leurs modalités d’élaboration.
À propos des États qui ont procédé autrement, et qui s’en sortent relativement mieux que le nôtre, un a fait sien le slogan « Keep calm and carry on », délaissé par le gouvernement britannique : il s’agit de la Suède. Dans ce pays exotique, raisonnablement situé sur l’échelle de la mortalité due au covid-19 : pas de confinement, pas de fermeture des commerces, évidemment pas de masque obligatoire en extérieur, mais des mesures de distanciation physique adoptées précocement et maintenues sans discontinuer, sans changement de cap intempestif. N’est-ce pas en définitive la meilleure attitude à adopter, pour ne pas traumatiser une population qui sait devoir durablement vivre avec le virus ?
Il n’y a pas de remède miracle, c’est certain. Les Suédois du reste ne sont pas épargnés par la défiance qui mine l’ensemble de nos sociétés, ni par les débats, légitimes, sur la stratégie bien chimérique de l’« immunité collective ». Mais la gradation des mesures de prévention, mais le souci de préserver la population d’un naufrage économique, social et psychologique, apparaissent en tout état de cause préférables et au laisser-faire d’un Trump ou d’un Bolsonaro, et aux mesures liberticides ou absconses qui se multiplient sous nos latitudes. Pour revenir au cas de la France, justement, l’arsenal répressif déployé comme un écran de fumée par le gouvernement Castex interroge sur ses intentions : protéger la santé des Français, certes, mais également masquer l’impréparation d’un système de santé ruiné par trente années de politique néolibérale. Et, pourquoi pas ?, tenir rênes courtes une population de plus en plus indocile, parce que de plus en plus à cran. Le refus du complotisme ne doit pas empêcher de verser ces questions au débat public, en attendant un moment plus propice à l’inventaire.
Juguler la colère sociale par la peur : le gouvernement sait cela par cœur. Il l’a fait contre les gilets jaunes et les manifestants opposés à la retraite à points. La sortie cette semaine du film Un Pays qui se tient sage de David Dufresne nous le rappelle opportunément, alors qu’une édifiante enquête d’Amnesty International révèle les détournements de procédure judiciaire utilisés systématiquement pour dissuader citoyennes et citoyens de se rendre dans les cortèges. On connaissait l’usage disproportionné de la force par des policiers chauffés à blanc, on découvre plus en détails une facette plus sournoise, mais non moins efficace, de la répression, faite d’interpellations et de placements en garde à vue abusifs. Macron pourra bien nous dire d’aller nous faire voir en Biélorussie : il n’en reste pas moins que le «pays des droits de l’Homme » doit urgemment faire son examen de conscience. Mais au fait, y a-t-il un ministre de la justice dans l’avion pour veiller sur nos libertés fondamentales ? On en doute, Dupond-Moretti ayant trouvé le moyen, après deux mois et demi seulement d’exercice, d’être mis en cause par deux des plus hauts magistrats du pays, Mme Arens et M. Molins, qui questionnent, à juste titre, sa saisine de l’Inspection générale de la justice dans l’affaire « Sarkozy-Bismuth ». Après le revirement de l’ex-ténor des barreaux sur les mesures de sûreté, l’addition commence à être salée.
Rien n’incite donc à l’optimisme, et certainement pas la dernière édition de l’enquête «Fractures françaises » réalisée par Ipsos-Sopra Steria, qui montre l’évolution alarmante de l’aspiration au chef, à l’autorité, ou encore de l’adhésion à la peine de mort dans la population, en quelques mois seulement. Ce que nous avions conjecturé dans ce livre, la transformation de l’espoir de révolution citoyenne en involution autoritaire, est-il en train de se réaliser ? Tandis que les usines ferment, à Béthune et partout ailleurs, tandis que la crise économique s’annonce implacable pour tant et tant d’entre nous, les aspirations démocratiques et sociales sont encore battues froid par un gouvernement trop occupé à agiter les vieilles ficelles de la vieille politique: une verticalité de mauvais aloi, une politique de l’offre sans contreparties, ou encore la peur du « séparatisme », faux-nez de l’intolérance et du racisme, dont il nous faudra, ici, un jour, dire quelques mots.
Il semble décidément que nous soyons parvenus à ce point où les particules dispersées se rejoignent, d’un même mouvement, pour prendre leur forme définitive. Ce qui était gazeux devient solide ; ce qui avait l’apparence du chaos devient lisible. Enfin, la succession invraisemblable de crises vécues depuis cinq ans, dix ans, vingt ans, s’achemine vers un but discernable, dessinant les contours d’un effrayant avenir. Tout à la fois aberrant… et terriblement logique. 
Rassurons-nous toutefois : si effrayant soit-il, cet avenir sera connecté. Bientôt en effet nos quotidiens seront tyrannisés par la 5G, dont les fréquences ont été cédées en cette fin septembre malgré l’engagement présidentiel de mettre en œuvre le moratoire de la Convention citoyenne sur le climat. Dans le futur, peut-être chaque pouce de terrain aura son antenne. Il n’y aura plus alors véritablement de ces « zones blanches » dont nous avons pris cette paresseuse habitude de nous plaindre, sans mesurer les implications de l’hyperconnectivité sur nos vies et notre environnement, sans percevoir que le problème est tout autant la fracture numérique que la numérisation à outrance. «Un jour, même l’Antarctique et les déserts seront couverts », conclut l’un des témoins électrosensibles du très beau Ondes noires, d’Ismaël Joffroy Chandoutis*, contraint de fuir toujours la technologie qui le rattrape et l’abîme. C’est donc ça, le « progrès » ? 


*Visible jusqu’au 10 octobre à la galerie Michel Journiac, dans le cadre de l’exposition « Le Monde se détache de mon univers », du collectif d’étudiants en commissariat d’exposition de Paris 1 Échelle réelle.

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