municipales : le plein et le vide

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Stèle du Code de Hammurabi, détail de l’article 165 – Musée du Louvre. (Wikimedia Commons.)

Au lendemain des municipales, on se sent mis en présence d’un objet précieux, qu’il faut approcher avec prudence. Une sorte de fragment de tablette ancienne pleine de clefs pour l’avenir. Pour en comprendre les présages, encore faut-il déchiffrer les signes, qui peuvent être sujets à diverses interprétations selon la manière dont on les aborde. Et pour déchiffrer les signes, il faut savoir lire en creux plutôt qu’en relief.
De fait, on se tromperait à regarder le plein dans ce scrutin surtout fait de vide. Ainsi, 6 électeurs sur 10 ne se sont pas déplacés dans les communes où avait lieu un 2d tour, et le 1er tour n’avait pas été plus enthousiasmant. Il faut dire qu’après avoir tangenté les trois quarts de l’électorat quatre lustres durant, la participation aux municipales reflue depuis 2008, ne suscitant plus l’intérêt que de deux électeurs sur trois. La participation se serait-elle maintenue à ce médiocre niveau s’il n’y avait pas eu la crise sanitaire ? Qui peut savoir.
Un intéressant sondage nous dit cependant la chose suivante : si 43 % des abstentionnistes justifient leur choix par le risque d’attraper le coronavirus, 38 % ont jugé que cette élection ne changerait rien à leur vie quotidienne, 27 % n’ont été séduits par aucune liste, 25 % ont déclaré avoir « d’autres préoccupations en ce moment », 24 % souhaitaient manifester leur mécontentement à l’égard du personnel politique en général et 22 % n’ont pas voté parce que, dans leur commune, « les résultats sont connus d’avance ». Comme pour beaucoup d’autres phénomènes observés au cours des derniers mois, le Covid-19 semble donc avoir fait fonction de catalyseur d’une crise plus profonde, démocratique et sociale, et qui s’étend partout.
Sans doute d’autres enquêtes d’opinion nous renseigneront bientôt sur le remplissage du vide par le plein. Et sans doute ces enquêtes mettront en évidence l’action inévitable du principe des vases communicants. Inexistence territoriale du parti présidentiel, qui paie comptant son ancrage à droite et son incapacité à construire une stratégie municipale ; fuite non seulement de conviction, mais d’opportunité, des électeurs macronistes des métropoles de sensibilité plus sociale et écologique ; rangement en file indienne, derrière les figures locales d’une écologie devenue valeur-refuge, du parti qui en son temps donnait des présidents à la République et théorisait le socialisme municipal ; affaissement d’un populisme de gauche qui ne semble pas pour l’instant capable de faire fond sur la colère sociale ; effacement d’une droite dont les électeurs se sont évaporés… Et le RN, dans tout ça ?, demandera-t-on. Dans ce scrutin faite essentiellement de vide, le grand absent pourrait justement être la clef du mystère.
On se tromperait, donc, à chercher le plein, quand il faut au contraire sonder l’impalpable et écouter la France qui se tait. Une semaine avant un 2d tour peu surprenant en vérité dans sa conclusion, un autre sondage, tout à fait édifiant, nous prévenait contre toute mésinterprétation des résultats à venir, en établissant que les mouvements sociaux des dix-huit derniers mois n’ont trouvé strictement aucun débouché politique. On peut retourner le casse-tête dans tous les sens : le fait est que les intentions de vote pour la prochaine présidentielle y plaçaient encore Macron face à Le Pen au 2d tour, et dans un écart dangereusement resserré, conformément aux conjectures que je partageais il y a un an dans ce billet. L’écologie politique version EELV nous sauvera-t-elle du péril brun ? Les intentions de vote en faveur de son candidat putatif, Yannick Jadot, qui plafonne dans le même sondage à 8 %, ne transformant ni son succès en trompe-l’œil aux dernières européennes, ni le score important des siens aux municipales, peut en faire douter. Les choses peuvent encore bouger ; qui vivra verra. Mais sans force populaire, sans programme résolument social et démocratique, cette option pourrait bien n’être qu’un pis-aller : le baroud d’honneur, peu glorieux à vrai dire, d’une gauche claquemurée dans les certitudes de ses centres-villes. Une alliance de partis façon « gauche plurielle » pourrait être en 2022 le tombeau de bien des principes, et de bien des illusions.
Dans ce grand maelström, le RN reste l’invariant. Les élections au Parlement européen nous avaient montré un parti en légère dynamique ; les municipales de 2020 le masquent à notre vue. Ruse de l’histoire ! Pas de « frontisme municipal », certes, sauf à Perpignan, Béziers, Hénin-Beaumont et une poignée d’autres fiefs presque tous déjà emportés en 2014. Mais le parti d’extrême droite, qui avait connu quelques succès dans les urnes à Dreux, Orange ou Vitrolles dans les années 1980-90, et même à Toulon en 2001, en avait-il seulement l’ambition ? Que nenni : il avait justement déposé 40 % de listes de moins qu’en 2014 dans les villes de plus de 10 000 habitants. À quoi lui aurait-il servi d’aller s’abîmer dans des quadrangulaires à géométrie variable, quand il lui suffit d’attendre tranquillement son tour, comme les Guignols de l’info avaient astucieusement campé Le Pen père après 2002 ? De fait, le RN a depuis belle lurette gagné la bataille idéologique, et chasse désormais sur les terres de la « gauche » après avoir vidé la droite « républicaine » de la moitié de sa substance. La nouvelle revue d’Onfray, qui sous son titre fallacieux a fait de l’identité et de l’autorité ses véritables mots d’ordre, est l’un des témoignages « intellectuels » les plus glaçants de ce qu’on appelait naguère la « lepénisation des esprits ». À ce niveau d’infusion des obsessions frontistes dans les cerveaux, une élection présidentielle devient un obstacle raisonnablement franchissable, dans un bref délai.
Quant à Macron, qui n’est pas idiot, il n’a pas mis une seule pièce sérieuse dans le flipper des municipales, reculant à la première difficulté, soutenant ses candidats comme la corde soutient le pendu. Qu’importe : il croit avoir encore des atouts dans sa manche pour contrer toute alternative sur sa gauche qui naîtrait des jeux d’appareil. Et reste convaincu qu’il peut se confronter à nouveau à Le Pen et en sortir vainqueur et grandi. Tout à son narcissisme, Sôter n’a pas vu qu’au lieu de barrer la route au RN, comme il l’avait en quelque sorte promis lors de son « sacre » de 2017, il lui a pavé la voie. 
La démocratie, l’authentique souveraineté populaire, elle, cherche toujours son débouché. La semaine dernière encore, 150 citoyennes et citoyens montraient la force de la délibération pour aboutir à des solutions certes imparfaites, mais plus conformes à l’intérêt général que les productions de tous les gouvernements « représentatifs » des vingt dernières années. Nous en avons parlé ici. Leur travail aurait dû rencontrer un peu de respect et de curiosité : il n’a trouvé que le mépris du patronat, ce qui est normal, et d’une grande partie de la classe politique et médiatique, ce qui est navrant. Parmi les quelques voix dissonantes, celle M. Mélenchon, rappelant à juste titre que la plupart des propositions issues de la Convention citoyenne pour le climat figuraient dans l’Avenir en commun. Macron, encore lui, rencontrait aujourd’hui les Cent-cinquante. Aiguillonné par le score de l’écologie dans son pré carré, il leur a promis monts et merveilles. Nul doute cependant qu’il s’efforcera de faire rentrer le génie populaire dans la bouteille de la Ve, aussi vrai que le problème de cette république césariste et monarchique ne tient pas à sa base, mais à son commandement. L’énarchie, le parlementarisme rationalisé et les référendums présidentiels sont justement faits pour cela.
Sous quel briquet naîtra l’étincelle capable de déjouer ces sombres pronostics ?

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