La gauche souffre de n’exister quasiment plus sous une forme partidaire robuste

Au début de mai j’avais publié ce papier appelant à la formation d’une alliance de type Front populaire pour défendre la société contre la montée en puissance de l’extrême droite. C’est dire si j’ai accueilli avec soulagement l’unité préfigurée dès le 10 juin au soir, et scellée le 14, entre les forces de l’ex-Nupes. Quinze jours plus tard, à l’avant-veille du premier tour, je jugeais « raisonnable d’être raisonnablement plus optimiste » que je ne l’avais été dans les semaines précédant l’annonce de la dissolution. J’écrivais même : « À condition que les membres qui la composent sachent se parler, se taire, aussi, pour mieux s’écouter, à condition, par conséquent, qu’il y émerge et s’y impose suffisamment de personnalités capables de déployer ensemble de telles qualités démocratiques, cette alliance sera forte de sa diversité, et pourra porter du fruit. » Or, deux semaines après la divine surprise du 7 juillet, il est à peu près acquis que la gauche, prise de vitesse par Macron et Wauquiez, a dilapidé ses chances pour le présent et, en partie, pour l’avenir. Elle les a dilapidées pour le présent, en se montrant incapable de transformer son succès arithmétique en une victoire politique. Elle les a en partie dilapidées pour l’avenir, car quelque courte qu’eût été sa gestion en cas d’accession à Matignon, celle-ci lui eût permis de planter les premiers jalons d’une politique de justice sociale et de marquer ainsi des points dans de larges franges de l’électorat en vue de la prochaine présidentielle. Au lieu de quoi elle a révélé et sa profonde impréparation, et les problèmes qui la minent de l’intérieur. Pour avancer malgré tout il est utile de poser dès maintenant quelques constats et quelques hypothèses. Premier constat : obnubilés par le signe magique de l’unité, nous avons été nombreux à ne pas percevoir les difficultés mécaniquement occasionnées par la nouvelle structuration de la gauche partidaire. De fait, les passes d’armes au sujet des « candidatures » Bello, puis Tubiana, témoignent des luttes à l’œuvre entre les deux principales forces du NFP, dont chacune, aspirée par le dangereux mirage de la présidentielle, se croit des titres à l’hégémonie. Une manière d’obvier à cette difficulté aurait été d’acter le soutien sans participation de la France insoumise à un gouvernement conduit par ses trois « partenaires ». Quitte à se revendiquer du Front populaire, on aurait pu en effet s’inspirer de cette solution employée en 1936. Ceci afin de faire émerger sinon un gouvernement de gauche, du moins un gouvernement dominé par la gauche, où la force d’impulsion serait venue de la gauche. Chacun y aurait trouvé son compte : et la FI, libre de retirer à tout moment ses billes sur le thème « le programme, rien que le programme, tout le programme », et le NFP, alors en situation de faire passer certaines de ses mesures les plus emblématiques. Las, dans cet attelage pourtant moins disparate qu’on l’a dit au plan programmatique, chacun a tiré à hue et à dia. Et même quand il lui est arrivé de faire cause commune, pour la répartition des postes à l’Assemblée, le NFP s’est montré assez dépourvu d’esprit de suite. Par exemple, était-il opportun de briguer la présidence de la commission des finances, réservée à l’opposition, en annonçant une démission en cas de désignation d’un•e représent•e de la gauche à Matignon ? Il est permis d’en douter. Deuxième constat : le problème général de la structuration du NFP recouvre – et se double de, et s’explique par – une série de problèmes internes aux organismes qui le composent. Parmi ces problèmes : la faiblesse programmatique et militante du PS et, malgré les efforts louables de Faure pour réancrer ce parti à gauche, la persistance du hollandisme en son sein. Également : la stratégie populiste de la FI et ses corollaires, dont : 1/le renoncement à la démocratie partidaire au profit d’un système « gazeux » construit autour d’un leader charismatique dont les positions n’apparaissent pas plus discutées en amont qu’elles ne sont susceptibles d’être remises en cause en aval ; 2/les fractures terriblement dommageables créées partout où la complexité sociale appellerait une autre manière de voir que le crétin et simpliste « eux ou nous ». Mon idée sur ce chapitre est qu’après avoir imposé avec talent les thèmes de la gauche dans le débat public, la FI a commis une erreur majeure, en 2022, lorsque sa représentation à l’Assemblée est passée d’une petite vingtaine à une petite centaine de députés, en n’amendant pas sa stratégie de conflictualisation. De ces constats trop rapidement brossés il ressort notamment qu’il manque à la gauche de véritables partis, de forces capables d’affirmer une vision stratégique à l’extérieur parce qu’elles se sont au préalable organisées démocratiquement à l’intérieur. Et, par là même, capables de dialoguer les unes avec les autres. Que les choses soient claires : je ne crois pas que les partis soient la panacée – il faut à ce sujet lire la toujours stimulante Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil. Pour autant, et comme de très nombreux sympathisants de gauche, je constate que ces formations sont indispensables, au moment où nous sommes, à la mise en œuvre de mesures de progrès démocratique et social. Il est terrible à cet égard que, même laminée, même déchirée, la droite de Wauquiez semble en mesure de s’organiser mieux que la gauche, pour peser plus que la gauche, soi-disant victorieuse, sur les futures politiques publiques. Ceci par contraste met en lumière la totale impréparation d’une gauche qui n’existe quasiment plus sous une forme partidaire robuste. Comme si, malgré les proclamations de ses leaders, celle-ci avait implicitement choisi de ne pas exercer le pouvoir. Pendant ce temps, la société civile, les citoyennes et citoyens mobilisés pour le NFP ont de bonnes raisons se sentir lésés, et désappointés. Ce triste spectacle rappelle immanquablement ces mots bien connus de Marx au début du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Naturellement il est tentant d’appliquer ce piquant constat au Nouveau Front populaire, vraie espérance au commencement, mais, en l’état, pâle copie de l’ancien. En son temps, la minorité de l’assemblée générale de la Commune de Paris avait refusé la formation d’un « Comité de Salut public », jugeant qu’il fallait laisser où elle était la « Grande Révolution », et s’occuper plutôt d’inventer l’inconnu. Au-delà des symboles du passé, dont il est acquis désormais que nous savons les manier, l’histoire ne cesse de nous placer face au même défi.
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