La conscience et l’intelligence, enjeux clefs du combat contre l’extrême droite

Le nationalpopulisme, tel que nous le voyons se déployer dans les États occidentaux – pour leur plus grande honte compte tenu de leur tradition et de leurs prétentions démocratiques – prend à notre époque la forme d’une double attaque en règle : contre le droit d’une part, contre la conscience et l’intelligence d’autre part.
Naturellement, cette double attaque a pour principale raison d’être de préparer la commission d’autres atteintes, plus nettement criminelles : contre la société, contre l’humain, contre le vivant.
Tout aussi naturellement, elle est déclenchée en vue d’une fin, au service d’un certain ordre social – et l’on entend ici le social dans toutes ses dimensions : économique, culturelle ou encore « raciale ».
Précisons à ce sujet qu’il ne s’agit pas d’assurer « simplement » la domination d’un groupe, ni même d’une classe, sur le reste de la population. Une telle domination ne pourrait reposer que sur l’usage d’une violence sans frein, indiscriminée, et aurait vocation à passer rapidement dans la fureur populaire. Il s’agit bien plutôt de garantir, recouvrer, renforcer un ordre de dominations intriquées dont la mise en stress, pour diverses catégories de raisons, a pu conduire, à un moment donné, une masse critique de groupes et de sous-groupes des sociétés occidentales, déterminés soit à conserver leur place dans cet ordre, soit à en conquérir ou à en reconquérir une plus élevée, à approuver les programmes radicaux portés par les nombreuses, diverses et puissantes entreprises politiques d’extrême droite lancées concomitamment à l’assaut des pouvoirs étatiques.

Nous savons tous d’intuition profonde pourquoi dans cette perspective extrême-droitière, il apparaît nécessaire d’affaiblir le droit, de le rendre ductile, plastique, fragile à ses marges, voire de le mettre sens-dessus-dessous. L’histoire nous en a donné maints exemples tragiques, et le plus abominable de tous, dans la patrie même du Rechtsstaat. Cette transformation du droit peut donc en dernière extrémité conduire à désigner, selon les mots de Giorgio Agamben, celle/celui qu’il est « licite de tuer », l’homo sacer.
De nos jours, à bien plus faible dose, mais de manière répétée, insistante, on attaque le droit, en tant qu’il protège les libertés de toutes et tous, et spécialement telle ou telle catégorie d’individus parmi les plus fragiles. À preuve, les bras de fer engagés contre les cours par Trump et Meloni, ou, en France, les invectives incessantes contre les traités, la Constitution, les lois, l’institution judiciaire, l’État de droit.

Mais aucune population n’étant a priori composée à titre principal de criminels, ni même de délinquants endurcis, ou de jusqu’au-boutistes fanatisés, pour succéder vraiment dans le genre de programme que se sont fixé les mouvements nationalpopulistes, il ne suffit pas de tordre le droit, il faut encore oblitérer, ou du moins altérer la conscience et l’intelligence.
Sait-on assez, d’ailleurs, ce que conscience veut dire ? Sait-on assez qu’à partir de ce mot d’origine latine qui signifie littéralement « savoir en partage » (cum scire), l’histoire des idées a produit un concept désignant la faculté que possède l’humain de connaître le monde, de l’analyser, de le penser ? – et par là même de juger ses propres actes au regard de leurs effets sur le monde, la conscience comme faculté confinant alors à la conscience comme morale. Sait-on également que le terme intelligencepris dans son premier sens, comme déverbal du latin intellegere, désigne non pas la supériorité intellectuelle supposée de tel individu… mais, plus simplement, plus démocratiquement, la faculté de comprendre ? Ainsi entendues, la conscience et l’intelligence, fonctionnant en symbiose, n’ont d’autre prétention que de rendre l’humain capable, et désireux, de vivre en société avec son prochain – « en conscience », « en bonne intelligence ».

Ce bref détour par l’étymologie nous permet de saisir pourquoi l’oblitération même partielle de la conscience et de l’intelligence communes est le préalable et l’acte préparatoire indispensable à toute entreprise criminelle ou délictueuse de grande envergure – c’est-à-dire produite non pas contre la société, mais par elle-même, après exérèse de certaines fonctions de son organe pensant. C’est en effet sur cette privation de la faculté ou de la possibilité même de savoir et de comprendre que se construisent les discours qui réifient ou animalisent – ce qui souvent revient au même – telle ou telle forme du vivant pour mieux l’assujettir, la contrôler, justifier sa relégation et éventuellement sa destruction symbolique ou physique.
De ce type d’œuvre d’oblitération, les crimes commis depuis plus de 18 mois contre les populations civiles de Gaza par le gouvernement de Benyamin Netanyahou et de ses indispensables alliés suprémaciste (Itamar Ben-Gvir) et théocratique (Bezalel Smotrich), sont particulièrement illustratifs. Si le choc causé dans la société israélienne par les massacres du 7-Octobre en fut l’élément déclencheur, il ne put qu’être amplifié par un effort déterminé de l’État israélien d’instaurer un black-outsur les consciences individuelles et collectives en principe censées permettre à telle société humaine de saisir qu’elle voisine avec une autre, égale en droits.
Ainsi l’entreprise méthodique et de long terme d’enclavement (blocus), de délégitimation politique (appui au Hamas terroriste et islamiste au détriment des interlocuteurs traditionnels), puis d’invisibilisation (interdiction faite à la presse internationale de pénétrer dans la bande de Gaza), fonctionne comme un puissant escamoteur de conscience dont le résultat, en quelque sorte prophétisé par Smotrich, est qu’aujourd’hui, pour une partie des Israéliens comme des Occidentaux : « il n’y a pas de peuple palestinien ». Après la reprise de la guerre le 18 mars, le plan pour Gaza annoncé par Netanyahou le 5 mai ainsi que la reprise en main – et la militarisation – d’une aide humanitaire sous embargo depuis des semaines, témoignent de la direction que le gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays entend donner aux événements.
Toujours à ce sujet, ce n’est pas pour rien que les extrêmes droites israéliennes d’une part, nord-américaines et européennes d’autre part, se trouvent en ce moment des points d’accord, ceci malgré le passif – et l’actif – antisémite de ces dernières. À cette vaste échelle, leurs efforts conjugués d’oblitération de la conscience et de l’intelligence de l’altérité humaine a permis la construction de la figure fantasmatique de l’Arabe et du musulman, devenue plus petit dénominateur commun de leurs exécrations communes.

Les efforts d’abolition ou d’atténuation de la conscience et de l’intelligence ne sont pas tous dirigés vers ces fins extrêmes, mais, comme il a été dit en introduction, tous visent à établir ou rétablir un certain ordre social. Par exemple, sous l’administration Trump 2, la mise en coupe réglée de l’éducation et de la recherche servent de manière très évidente un ordre de domination 1° anthropocentré, 2° national, 3° masculin, 4° hétérosexuel, 5° blanc, 6° chrétien – mais l’on pourrait ajouter des ° à cette liste et/ou en intervertir les rangs.
La mise en sommeil de la conscience et de l’intelligence passe ici par l’effacement concret des données du savoir (administrations, revues scientifiques) et des possibilités de la découverte (universités), avec pour objectif de faire disparaître des représentations et significations sociales partagées l’ensemble des minorités – c’est-à-dire les formes de vie et groupes sociaux mineurs au sens moral et légal, selon la distinction opérée par Colette Guillaumin, et pas nécessairement numériquement minoritaires : minorités de genre, minorités « ethniques », minorités sociales, minorités du vivant. Le crime contre la conscience peut ici se confondre, du moins dans ses effets souhaités, avec le crime physique : ainsi, affirmer qu’« il n’y a que deux sexes, féminin et masculin » est une manière d’éliminer de l’espace mental et donc de l’espace social tous les cas n’entrant pas dans ces catégories.

Empêcher de penser et de dire, et ouvrir, de ce fait, la voie à l’impensable et à l’indicible, semble bien, en dernière analyse, être la méthode caractéristique de la révolution opérée par les entreprises nationalpopulistes d’ici et d’ailleurs, révolution qu’il est dès lors possible de caractériser, à travers son processus, comme une opération d’involution de la conscience et de l’intelligence.
Cependant, même à l’échelle à laquelle elles s’exercent, ces forces politiques sont incomparablement moins puissantes que les forces technologiques qu’elles contrôlent d’ailleurs souvent au plan capitalistique, mais qui, indépendamment même de ce contrôle, par leur effet propre sur l’humain (sa cognition, sa psyché), sont devenues leur atout maître dans la poursuite de leur objectif. Tout en disposant les esprits à s’imprégner des fausses nouvelles fabriquées et diffusées à une échelle industrielle, le plus souvent par des officines liées aux entreprises politiques d’extrême droite, afin d’opérer un gigantesque travestissement du réel, la saturation des capacités mentales par le flux infini des informations et des sollicitations numériques, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler l’économie de l’attention, détruit le support même de la pensée et par conséquent réduit le champ de la conscience et de l’intelligence. Au total, on pourrait conjecturer qu’à terme il y ait plus à redouter pour l’humanité de ce processus atrophique que des projets politiques les plus démentiels, dont jusqu’à présent elle a toujours fini par se relever.

Bien que ces quelques considérations n’aient aucune prétention à la complétude, elles seraient probablement encore trop gravement incomplètes si elles ne conduisaient pas à envisager ces phénomènes de relégation organisée de la conscience et de l’intelligence au-delà des limites partidaires que nous leur avons données dans un premier temps. Il serait erroné à cet égard d’attribuer aux entreprises politiques d’extrême droite un monopole de la production de l’in-conscience et de l’in-intelligence.
Si les efforts de telles entreprises apparaissent largement tendus dans ce but en raison du caractère hypostasique de leurs conceptions, il semble qu’aucun parti engagé dans la compétition pour le pouvoir n’échappe, à quelque degré, au risque de l’oblitération de la conscience et de l’intelligence. On peut supposer à cet égard que plus la conflictualité est érigée en stratégie, plus la capacité de la conscience à saisir le réel dans son entièreté, et par conséquent celle de l’intelligence à s’exercer pour le comprendre, s’en trouvent affaiblies. L’on voit mal du reste pourquoi il n’en irait pas ainsi y compris dans des partis progressistes. L’histoire récente nous offre en tout cas de très dommageables exemples de cette propension plus ou moins délibérée à générer dans la compréhension du réel des « angles morts » où il ne peut être exclu que se manifestent certains schèmes problématiques relevant par exemple d’un antisémitisme qui s’est quelquefois insinué dans l’histoire de la lutte des classes.
Ce n’est pas le lieu d’entrer plus avant dans cette discussion qui ouvrirait d’autres questionnements – non sans lien cependant avec notre sujet, sur l’utilité de la structure partidaire ou sur les conséquences et incidences de la stratégie populiste. On pourra toutefois conclure en supposant que celles et ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, croient possible d’interpréterle monde pour mieux le transformer, sont particulièrement tenus d’une obligation sinon morale, du moins philosophique, de ne jamais laisser en repos ni leur conscience ni leur intelligence. Dans une époque où se répand comme une traînée de poudre la croyance même que, pour survivre, mieux vaut ne paschercher à savoir ni à comprendre, rien ne paraît plus révolutionnaire – dans l’acception progressiste de ce terme – que de revendiquer d’appréhender le monde dans sa complexité : c’est-à-dire dans la conscience et l’intelligence des faits et des êtres.

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