Le statut d’observateur forcé est une invitation à faire de l’histoire au présent. Cet exercice où Marx excella consiste, pour reprendre une formule d’Engels à propos de son vieux camarade, à « saisir pleinement le caractère, la portée et les conséquences des grands événements historiques au moment même où ces événements se produisent sous nos yeux ou achèvent à peine de se dérouler »*. Pourquoi se référer à Marx ? Parce que, comme lui en son temps, nous voyons se dessiner sous nos yeux un monde nouveau, et il nous appartient non pas seulement de l’interpréter, mais de le transformer.
Quel est notre « grand événement historique » ? Les comiques troupiers qui nous gouvernent l’ont désigné à notre place : c’est le covid-19 – « ennemi invisible » pour Trump, « ennemi insaisissable » pour Macron.
Ces prestidigitateurs élus ne se sont pas contentés de nommer l’ennemi ; ils ont également écrit le scénario dont nous sommes tout à la fois acteurs et spectateurs : la guerre. « Je serai un président pour temps de guerre », nous dit Trump. « Nous sommes en guerre », avait répété Macron à sept reprises. Et la chancelière Merkel d’ajouter, avec un sens de la comparaison qui confine à l’amnésie : « Nous vivons la pire crise depuis la Deuxième Guerre mondiale ».
Ainsi, attendant fébrilement les allocutions solennelles de ces messieurs-dames à qui nous avons imprudemment confié nos destins, nous vivons dans l’angoisse d’un microbe supposément capable de faire capoter toute la civilisation, de la grande place boursière à l’artisan du coin.
Le covid-19 peut être mortel et sa propagation est rapide ; bien sot qui le contesterait. Dans nos pays soi-disant développés, il tue par milliers, menace les plus vulnérables – vieux, employés, ouvriers, néoprolétaires des plateformes, sans-abris, migrants… -, et les soignants sont engagés avec lui dans un corps-à-corps dantesque qui tient moins à sa dangerosité intrinsèque qu’à l’impéritie des gouvernements (manque de lits, manque de masques, etc.).
Devenu, par l’opération magique du discours politicien, la source de tous les maux, le covid-19 n’est cependant pas l’événement en lui-même, mais son révélateur.
Comme toutes les virus, il passera. Et s’il laisse dans son sillage des centaines de milliers de familles endeuillées, la société humaine poursuivra néanmoins son chemin, bon an mal an. Mais dans quelles conditions ?
On a rappelé dans ce billet que l’exploitation outrancière des ressources naturelles était l’une des causes du franchissement de la barrière des espèces. Voici peut-être un premier fait révélé par le covid-19 : la voracité de notre modèle de développement, son penchant inné à tout dévorer sur son passage, au risque de provoquer des catastrophes capables d’annihiler l’humanité dont il avait promis de garantir le progrès. La pandémie à l’œuvre, dont l’origine est sujette à de multiples conjectures, est à replacer dans le contexte des périls annoncés, soit que nous les ayons déclenchés, soit que nous leur ayons prêté main forte.
Plus certainement, le covid-19 est en train d’agir comme un révélateur et un accélérateur des mutations économiques. Ainsi l’économie numérique sera l’une des rares vainqueuses du survival game où l’économie réelle s’est soudainement trouvée plongée. Comme le relève justement Philippe Escande dans Le Monde**, les grandes enseignes de l’électroménager et de la culture voient déjà leur activité complètement réorientée vers la vente en ligne, lorsqu’elle ne représentait hier que 20 % de leur activité, signe annonciateur d’un « grand basculement ». De fait, après avoir vampirisé les revendeurs physiques, il est probable que les plateformes du type Amazon les remplacent purement et simplement. Logistique, distribution : derrière l’acte d’achat, c’est tout un processus qui se transforme et profite à plein de la dérégulation produite par nos institutions (CDD, intérim, micro-entrepreneuriat, etc.) pour recruter des emplois sous-payés et sous-protégés. Après un siècle d’un salariat de plus en plus protecteur – grâce aux luttes, grâce au mouvement social -, le numérique œuvre au rétablissement du salaire à la pièce qui avait fait la fortune des industriels du XIXe. Cette rupture semble devoir achever la grande mutation capitalistique engagée il y a vingt ans, mais appelée de leurs vœux depuis bien plus longtemps par des gouvernements que les chocs pétroliers avaient laissés exsangues, incapables d’imaginer un modèle de développement alternatif.
Ceux qui prédisent de bonne foi le « jour d’après » sont loin du compte ; ceux qui en font un argument rhétorique sont des menteurs. Le jour d’après de M.Macron, révolutionnaire d’opérette en 2017, authentique contre-révolutionnaire en 2018, sera comme le jour d’avant, mais en pire. Lorsque, depuis près de quarante ans, notre société descendait degré par degré l’escalier des droits sociaux, la voilà dégringolant jusqu’au plancher en quelques semaines seulement. Les renoncements demandés par le ministre Le Maire au nom de l’« effort de redressement » (congés payés, RTT, temps de travail) donnent un bon aperçu des outrances à venir.
Est-ce une mauvaise nouvelle ? Oui et non. Marx, encore lui!, avait découvert la mission historique au prolétariat. Le premier, il avait vu se former cette réalité sociale et cette force politique nouvelles, dans les faubourgs parisiens des années 1840 et dans l’Angleterre victorienne des années 1850-60. Ce faisant il avait démontré que l’histoire est le produit de l’évolution des facteurs de production et donc de la lutte des classes. Dévoyée par le stalinisme, vilipendée une coterie de pseudo-philosophes au tournant des années 1970, ringardisée par les chantres de l’économie de marché tout au long de l’arrogante décennie 90, la lutte des classes fait son retour par la grande porte. Les gilets jaunes en ont matérialisé l’irruption dans le champ politique, lorsque tout un peuple d’ouvriers et d’employés paupérisés est descendu dans la rue en disant : « Et nous autres ? ». En dépouillant le cadavre de la social-démocratie de ses derniers oripeaux, en poussant la classe capitaliste à se montrer sous visage le plus hargneux, en acculant les classes populaires dans leurs derniers retranchements, le covid-19, loin d’éteindre les revendications sociales, les exacerbera sans doute.
Les décombres des Trente Glorieuses sont une poudrière.
Une réponse à le covid-19 et la lutte des classes