L’élection présidentielle aux États-Unis nous rappelle, ou nous enseigne, deux faits.
Premièrement, que l’organisation politique de la société humaine, et des sociétés humaines, est sous-tendue par un ordre de domination où les valeurs de justice, d’égalité ne sont pour rien, et où ne comptent que la puissance, les rapports de puissance. À preuve : 140 millions d’individus viennent de désigner à part eux la personnalité qui sera chargée, pour les quatre prochaines années, de déterminer une grande part du sort du monde, sans qu’aucun autre peuple n’y eût son mot à dire. Ce schéma de domination pourrait bien sûr être transposé, à différentes échelles, à d’autres nations. En 1952, inspiré par Sieyès et sa fameuse brochure de janvier 1789, le démographe Alfred Sauvy avait forgé le mot de « tiers monde ». Dans un autre contexte, le même néologisme nous rappelle qu’il y a, sur la Terre, des « aristocrates » et un « tiers état », et que cette distinction procède du PIB, du nombre de têtes nucléaires possédées, incidemment du volume de GES rejetés dans l’atmosphère.
Deuxièmement, l’élection présidentielle américaine, et son résultat, nous rappellent, ou nous enseignent, que ce que nous dénommons « démocratie » est, en l’état, un concept labile, malléable, voire soluble. Ainsi, quand de nombreuses femmes américaines ont mobilisé l’outil démocratique pour défendre leur droit à l’avortement, dans le contexte de la remise en cause de la jurisprudence Roe versus Wade, les trumpistes, de leur côté, en eurent une tout autre compréhension. La démocratie, la liberté, consistait pour eux à pouvoir continuer de déployer sa puissance – virile, économique, militaire, culturelle, etc. – au détriment des « autres » – migrants, minorités de race ou de genre, femmes, ensemble du vivant, reste du monde, etc. – sans être « emmerdé » – par les juges, journalistes, « marxistes », etc. Deux usages irréconciliables d’un même terme, donc, jusqu’à la perte de sens et de valeur.
Ceci ne nous interroge pas « simplement » parce que l’ensemble de la vieille Europe, dans le sillage du mouvement MAGA, est en train de virer au brun, ou au bleu-brun. D’une manière plus fondamentale, ces deux faits – le premièrement, le deuxièmement – forment ensemble une invitation pressante à dire ce qu’est la démocratie, à peine de ne pas être capable de la reconnaître, ni par conséquent de la rattraper, au moment où elle menace d’échapper au milliard de Nord-Américains et d’Européens qui s’enorgueillissent de l’avoir inventée, ou réinventée, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Ce coup d’œil sur le contexte politique aux États-Unis, cette démonstration par l’absurde (la réélection du factieux orange : Donald J. Trump), peuvent suffire, d’intuition, à nous aiguiller, en pointant ce que la démocratie n’est pas : tout système, ou processus, qui, sous l’apparence du choix populaire, conduirait à entériner la loi du plus fort, du plus riche, du plus puissant, dans la société comme dans chacune de ses sphères et sous-sphères – au détriment, faut-il le préciser, du principe de justice, de la possibilité de la vie commune et, plus concrètement, de tous les individus, humains ou non-humains, assignés par nos sociétés à un statut minoritaire.
En première approche, cette définition en creux, en négatif, entre en contradiction avec certaines idées que nous chérissons telles la « souveraineté », la « volonté générale », etc. Justement, le moment n’est-il pas venu de réviser ces idées, d’actualiser nos conceptions ? Les cas extrêmes où elles nous entraînent présentement n’en rappellent-ils pas d’autres, passés, et plus extrêmes encore ? Le principe de souveraineté – du peuple, de l’État – n’a-t-il pas été traduit, en 1933, devant la déjà caduque Société des nations, par ces mots du ministre de la propagande de l’Allemagne nazie, Joseph Goebbels : « charbonnier est maître chez soi » ? Qu’est-ce, en effet, que le national-populisme – nord-américain, européen, et quelle que soit sa tendance – sinon une prétention maximaliste à la souveraineté, au nom d’une légitimité d’apparence, procédant de l’apparence du choix populaire ?
La lente construction de l’état de droit, les tentatives, poussives, douloureuses, tragiques, aujourd’hui réduites à néant – par la Russie en Ukraine, par Israël à Gaza et au Liban, par l’Iran des Mollahs, par les États-Unis, par d’autres encore – de construction d’un droit humanitaire et d’une communauté internationale, nous ont appris que la démocratie, pour exister, supposait autre chose que simple le respect de certaines formes de consultation du peuple. L’issue de l’élection suprême dans la soi-disant « première démocratie du monde » nous apprend que même ces formes méritent d’être questionnées en profondeur. La reproduction, dans l’ordre politique, des dominations de l’ordre social, ne peut être le but d’une société qui se pense et se proclame démocratique. Ou alors, c’est que cette société se ment à elle-même.
Nous mentons-nous à nous-mêmes, aux États-Unis, en France, dans tous les États où l’on croit encore pouvoir s’adjuger l’avantage moral de la démocratie pour sermonner la planète entière ? Nous avons, il est vrai, de fragiles contrepouvoirs ; c’est ce qui nous distingue des authentiques dictatures, heureusement pour nous, malheureusement pour les Iraniennes, les dissidents russes ou syriens, les Ouïghours ou même le peuple chinois, etc. Mais du point de vue de la capacité de la société à se représenter elle-même et à décider elle-même, dans réelle sa pluralité et diversité, et dans des conditions d’information et de délibération satisfaisant à des standards véritablement démocratiques, tout indique que nous sommes loin, très loin, de plus en plus loin du compte. Sous cet aspect, la présidentielle américaine ne saurait nous faire oublier la situation où nous nous trouvons en Europe et en France, puisque nous ne sommes épargnés ni par la montée en puissance des entreprises politiques d’extrême droite, ni, corrélativement par la brutalisation de toutes les formes de minorité et la dégradation des conditions de la vie commune.
Pour agir sur cet état de choses, il faudrait investiguer d’autres manières de procéder, de nous représenter, de délibérer en commun. Il me semble que dans les temps actuels, ce devrait être là l’idée fixe des forces de gauche – et même de toutes les forces sincèrement démocrates. Ceci m’apparaît comme le substrat nécessaire des stratégies de conquête du pouvoir, vouées, si elles sont mises en œuvre hors de toute vision prospective, à reconduire de mêmes logiques délétères.
Il s’agit ici de penser d’autres institutions politiques, dont l’élection ne serait pas l’alpha et l’omega, notamment en intégrant la représentation par tirage au sort à tous les niveaux de la société politique.
Dans un papier publié l’été dernier sur QG.media, j’ai tenté de rappeler brièvement l’opportunité et les avantages de cette modalité de délégation pratiquement inusitée depuis l’Antiquité grecque, ou le Moyen Âge italien, le cas des jurys mis à part. Ce n’est là qu’un trop bref résumé. Des auteurs ont écrit, écrivent des choses éclairantes sur ce sujet, on trouvera quelques références de lectures (Bernard Manin – décédé voici quelques jours… – Jacques Rancière, Yves Sintomer) dans le texte que je viens de citer. De petits collectifs militants y travaillent, soit sur des aspects plus institutionnels et techniques – par exemple, Sénat citoyen – soit en se plaçant plutôt sur le terrain des principes – par exemple, Le Sort du peuple – (je ne cite ici que ceux que je connais, pour y prendre part).
Ce principe du tirage au sort, n’appartient à personne, il est à la disposition de quiconque voudra s’en servir pour questionner le caractère exclusivement électoral de nos démocraties, et envisager la perspective d’une représentation plus fidèle de la société, décorrélée des mécaniques de domination qui la structurent et dont les institutions politiques actuelles permettent et assurent la reproduction.
Naturellement, cette approche radicale de la démocratie, de la délibération, également de l’ « espace public », au sens de Habermas, a vocation à irriguer tous les niveaux de la société politique. C’est d’ailleurs l’objectif de la proposition de loi constitutionnelle de Sénat citoyen, qu’on aura avantage à aller consulter. Un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, des assemblées citoyennes tirées au sort ont été instituées au niveau des communes – le site buergerrat.de en présente une liste. L’intégration progressive de cette procédure est donc déjà en cours – certes, dans quelques dizaines de communes seulement, sur les 35 000 que compte la France. On imagine mal à cet égard que les partis français – ceux de la gauche, en particulier – ne s’emparent pas résolument de cet enjeu en vue des prochaines municipales, prévues pour 2026. Je pense en particulier à nos villes de banlieue – du 93, où je vis – où les populations sont, de fait, fort éloignées des lieux de la délibération, même lorsqu’elles possèdent le « droit de cité ».
La démocratie peut finir à la tête de l’État, mais elle commence toujours au plus près des gens. Ne pas concevoir cette idée simple, c’est préparer et endosser le long ordonnancement des injustices et des dominations, de la base au sommet. C’est compromettre la possibilité de la vie commune, dans l’égalité, la dignité et le respect.