« Est-ce qu’il bluffe ? » Telle est la question qui revient sans cesse, dans le débat public comme dans les conversations privées, au sujet des nombreuses déclarations fracassantes du 47e président des États-Unis. Une manière d’éluder le véritable enjeu de la parole trumpienne et d’éviter ainsi de nous confronter au réel du fascisme qui monte. Et à nos responsabilités.
Au sujet des nombreuses déclarations fracassantes du 47e président des États-Unis depuis son entrée en fonction, il est frappant d’entendre encore régulièrement les commentateurs se poser cette question : « Trump bluffe-t-il ? »
On pourrait penser que ces personnes occuperaient mieux leur temps, et celui du public, à se demander ce qu’est le trumpisme, comme nouvelle forme de domination dans les sphères états-unienne, américaine et mondiale, mais ceci impliquerait de consentir à voir les faits, ensemble avec tout ce qu’ils comportent de désagréable et de potentiellement déstabilisant pour nos habitudes de pensée et de vie. Or, on peut raisonnablement supposer que l’objet d’une question aussi lénifiante que vide de sens (« est-ce qu’il bluffe ? ») est précisément de tenir ces faits « sous le boisseau ». C’est pourquoi, en l’état du « débat public » et du commentaire de l’actualité1 nous pouvons à bon droit nous croire condamnés à une espèce de cécité volontaire dont on imagine bien qu’elle puisse être le prélude à une future servitude volontaire.
À moins bien entendu que nous n’acceptions de regarder la réalité en face.
J’avais pour ma part commencé l’année 2025 en cherchant à caractériser cette forme nouvelle de domination comme une espèce de fascisme – en ayant soin de distinguer celle-ci du fascisme princeps.
En relisant ce papier publié il y a quatre mois, je constate toutefois qu’il s’y trouve plusieurs approximations. (« On le peut, je l’essaie, un plus savant le fasse. »)
Il me semble par exemple que j’y ai donné trop d’importance à l’idée de gouvernement par la manipulation des affects (l’amour, la peur), critère parmi d’autres dans un « faisceau » d’indices, mais aucunement cause première du phénomène observé.
J’aurais pu, du reste, en conservant cette idée du faisceau d’indices, y ajouter le mensonge compulsif, tant il est vrai que cette manière presque pathologique semble être un trait commun aux régimes fascistes, fascisants ou fascistoïdes, notamment dans les relations internationales. À ce sujet, au lieu de se demander toujours si Donald Trump bluffe, on serait plus avisé d’acter une fois pour toutes qu’il ment comme un arracheur de dents, qu’il est par conséquent absolument indigne de confiance. La preuve la plus flagrante et la plus récente nous en est donnée par l’affaire iranienne, dans laquelle il prétendait se donner deux semaines pour décider s’il ordonnerait des frappes, alors même que son plan d’attaque était déjà prêt et sur le point d’être activé2.
S’il fallait absolument chercher à saisir, au-delà du faisceau d’indices, cette cause première commune aux diverses sortes de fascismes, on pourrait d’intuition formuler l’hypothèse que le principe qui les anime et nous autorise à les qualifier comme tels se situe dans la proximité de l’idée d’une subversion du droit par la force, au service d’un ordre social inégalitaire.
La notion de subversion est ici capitale.
Nous ne voyons pas en effet que, des siècles durant, les sociétés occidentales (pour ne considérer que cet espace géographique) aient connu d’autre forme de pouvoir que la force au service d’un ordre social inégalitaire. (Ceci bien que le droit, conçu comme garantie contre l’arbitraire, se soit frayé un chemin dans nos institutions bien avant notre sacro-sainte révolution.)
À personne cependant il ne viendrait l’idée de taxer de fascisme ces formes « d’Ancien Régime » ni même celles, réactionnaires, qui se mirent si souvent en travers du long chemin (encore très inachevé) vers la démocratie, à partir du XIXe siècle.
De fait, le fascisme n’advient qu’en tant qu’il réfute et vise à subvertir l’ordre démocratique, comme ce fut le cas en Italie à partir de 1922, en Allemagne dès 1933, en tirant bien, en Espagne après 1936 et, en tirant plus encore, aux États-Unis et dans l’ensemble de l’Europe, au tournant des années 2020. Autrement dit : le fascisme, comme espèce particulière de réaction, n’est concevable et dans l’histoire, et au plan des concepts, qu’au regard de l’expérience démocratique, que par rapport à elle.
Et probablement aussi : dans l’ordre capitaliste et bourgeois. Je renvoie comme je l’ai déjà fait à ce que Daniel Guérin a écrit sur ce chapitre.
C’est dire si, ainsi considéré, le danger fasciste est notre affaire – l’affaire de toutes et tous les démocrates sincères.
Ceci cependant ne suffit pas à donner un contenu à notre objet. Ainsi, sur un « plus petit dénominateur commun » (approché, tout au moins), d’infinies variations idéologiques sont possibles, comme en témoigne l’histoire des régimes princeps. On en trouvera un témoignage contemporain dans les conflits internes à la galaxie trumpiste, apparus au grand jour avec le départ de Musk et l’action militaire en Iran, et qui mettent aux prises : 1° le mouvement Maga, 2° les faucons du GOP, ralliés de gré ou de force, 3° les libertariens de la tech, pièces rapportées et aujourd’hui dénoncés comme des traîtres par les Bannon et autres Kirk, doctrinaires et animateurs de la base fanatisée.
Mais… baste ! Nous nous éloignons de notre sujet. Concentrons-nous donc sur l’essentiel : découvrir enfin si, oui ou non, Trump bluffe.
Blague à part, cette question-élusion prouve à elle seule l’efficace du recours systématique à la peur – nous en revenons ici à ce qui a été dit plus haut sur le gouvernement par la manipulation des affects.
Sous cet aspect, certains commentateurs ont au moins parfaitement compris le but recherché par la mise en stress des ennemis comme des alliés, jetés pêle-mêle dans le grand sac des adversaires (actuels ou potentiels) : créer un état permanent de confusion dans lequel chaque pays (chaque leader, chaque population, chaque société) doit sentir que sa prospérité, sa sécurité et sa liberté peuvent toujours être remises en jeu sans préavis.
Les récentes contorsions du nouveau secrétaire général de l’Otan Mark Rutte furent un exemple extrême de ce que peut produire sur les esprits impressionnables cette méthode fascisante par excellence. Mais au-delà de ce cas d’espèce – caricatural, il faut bien le dire –, les dirigeants occidentaux dans leur généralité (il conviendrait de détailler, le Canada et sa province d’Ontario faisant figure d’exception) se sont jusqu’à présent montrés très obéissants, voire obédients, envers leur nouveau maître. Au reste, quiconque a estimé comme le chancelier Merz que Trump avait « fait le sale boulot » en Iran (ce qui s’est avéré factuellement faux, attendu que les fameuses bombes GBU-57 n’ont semble-t-il pas permis d’anéantir les sites d’enrichissement des mollahs3) devrait y réfléchir à deux fois. Car au train où vont les choses, rien ne nous dit que les États-Unis, qui se sont affranchis du droit international d’une manière incomparablement plus brutale que George W. Bush et Colin Powell en leur temps (eux avaient au moins respecté les formes en préparant de longue main leur mensonge) ne s’immisceront pas, motu proprio, et à un degré inédit, dans les prérogatives souveraines de leurs « alliés ». Ne le font-ils pas déjà ?
Un commentateur en particulier – avec d’autres, sans doute – a perçu un aspect plus intéressant encore du soi-disant bluff trumpien. « Aujourd’hui, a écrit Philippe Gélie, la guerre et la paix se décrètent en quelques formules lapidaires imprimées en lettres majuscules. Le président de la première puissance du monde semble convaincu qu’il peut plier la réalité à sa volonté – même la plus brutale, celle de la guerre. »4 Et l’éditorialiste de conclure : « Le cessez-le-feu en un tour de magie. » L’on sait depuis Mauss que « c’est l’opinion qui fait le magicien », et Trump mieux que tout autre a compris qu’il lui était loisible, par son verbe, de tordre le réel, pourvu qu’on le crût. Ici, la Big Tech et le nationalpopulisme se rencontrent et jettent ensemble les bases d’un régime nouveau, potentiellement totalitaire : l’une fournissant les infrastructures indispensables à l’oblitération des consciences, l’autre prodiguant le contenu du réel alternatif implémenté dans les têtes devenues creuses.
Malgré cet éclairage, nous manquons encore de lumière pour diriger nos pas. Aurions-nous fait fausse route ? Raté quelque chose ? Serions-nous allés trop vite en besogne en voyant dans le trumpisme un avatar –lointain et très changé – du fascisme princeps ?
Que le leader de ce mouvement protéiforme soit suivi et entouré par une nuée de fascistes nettement plus « authentiques » ne fait aucun doute. Et cependant, celui dont l’excellent film d’Ali Abbasi nous a révélé certains « secrets de fabrication », n’est pas, n’a jamais été un idéologue. Il est bien plutôt, et bien plus certainement, un individu assez quelconque, un mâle d’une archétypale banalité, à peu près sans éducation ni intelligence. À la limite, son unique particularité est d’être surdéterminé par un « désir de pouvoir » qui demeure, dans nos régimes, en dernière analyse, le seul « titre à gouverner »5 (à ceci nous devrions prendre le temps de penser). Et si, comme tous les mégalomanes, il semble mû par l’idée délirante qu’il lui est possible de « plier la réalité à sa volonté », son action dans l’histoire est bien plus redoutable par ce qu’elle promet que par ce qu’elle donne, par ce qu’elle ouvre que par ce qu’elle clôt.
À cet égard, ce qu’à ma connaissance la plupart des observateurs du trumpisme ont manqué, c’est que le prétendu bluff de Donald Trump n’en est pas un, mais une manière très systématique de tester les limites (du droit, de ses interlocuteurs, de l’ordre du monde), exactement comme ferait un enfant dans l’âge de la « toute-puissance ».
Or, s’il est certain que l’individu Trump passera – de sa belle mort ou par la main d’un fanatique quelconque –, il y a en revanche fort à parier que les dynamiques qui font de l’Amérique du Nord et de l’Europe ce qu’elles sont en train de devenir, elles, ne passeront pas de sitôt.
Les moins idiots dans le mouvement Maga (et il ne s’y trouve pas tant d’idiots qu’on le pense, en tout cas dans sa couche supérieure, celle des doctrinaires – il suffit de visionner l’entretien de Ted Cruz par Tucker Carlson ou d’écouter parler Steeve Bannon deux minutes durant pour s’en apercevoir) ont ainsi très bien compris que Trump n’était pas un fondateur de régime, mais un ouvreur de pistes. Sa singulière manie – entre le pattern psychologique et la tactique délibérée – de « casser » tous les « codes » (ou, au choix, de violer tous les principes) n’est en vérité rien de plus qu’une aubaine, mais une aubaine historique, pour des groupes et des individus organisés, résolus, conscients que les sociétés ne sont pas moralement prêtes à entériner trop rapidement des discours trop visiblement radicaux. Et ne le seront pas tant qu’il se trouvera dans les électorats occidentaux des personnes qui possèdent encore la mémoire (vécue ou transmise) des fascismes princeps.
En jouant en permanence sur le registre d’une provocation qui n’en est jamais vraiment une, en multipliant les allers-retours entre l’acceptable et l’inacceptable, Trump fait parcourir à la fenêtre d’Overton – certes, dans un contexte mondial très bouleversé – des distances que des décennies d’un laborieux travail doctrinaire et militant n’auraient jamais permis de franchir. C’est là sa seule utilité – mais c’est une utilité remarquable – et il est douteux que des ambitieux tel le « hillbilly » J. D. Vance, qui compara Trump à Hitler avant de se rallier à lui, n’y pensent pas le matin, en se rasant.
Avec tout cela, nous n’avons pas encore répondu à la question de savoir pourquoi l’on en revient toujours au bluff. Mon idée en l’occurrence est que la question-élusion « Trump bluffe-t-il ? » a pour finalité cachée de nous sortir d’une situation moralement inconfortable – nous atteignons ainsi à notre conclusion qui fut aussi notre point de départ.
La thèse du bluff présente en effet cet avantage d’éviter à celles et ceux qui affectent de la croire plausible de se confronter à la possibilité d’une réalité en décalage ou en contradiction avec leurs manières de voir ou avec leurs principes. Le retrait de l’Otan ? Ce doit être du bluff.L’annexion du Groenland et du Canada ? C’est certainement du bluff. Les tariffs ? C’est probablement du bluff. La « Riviera de Gaza » ? Ce ne peut être que du bluff. Etc., etc.
Le bluff : voilà en somme une hypothèse bien commode pour quiconque veut échapper au réel – et à ses responsabilités. Et qui ressemble de plus en plus à cette « automystification » dont a parlé Arendt6 au sujet du peuple allemand et dont on sait, toutes choses étant égales par ailleurs, ce qu’elle produisit.
L’avenir nous dira ce que deviendront ces projets fous.
En attendant, l’histoire nous enseigne que, parce que tant et tant avaient refusé de voir, conscience et morale ont déjà, dans un passé pas si lointain, cédé à la folie.
1 Sur le suivi et l’analyse par la presse des développements du trumpisme, il faut cependant signaler la qualité remarquable des articles de Piotr Smolar dans Le Monde.
2 Comme le rapporte le Washington Post du 24 juin.
3 Soit dit en passant : en aucun cas nous ne contestons la dangerosité extrême que fait peser sur le monde le programme nucléaire du régime théocratique iranien… non plus que celle de tous les armements du même type, en quelques mains qu’ils se trouvent.
4 Le Figaro du 25 juin.
5 Cf. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie.
6 Eichmann à Jérusalem.