Le RN, ou la haine pudique

Dans la tempête en cours, le salut fasciste de Steve Bannon aurait presque la légèreté, l’inconsistance de l’écume, et cependant il nous faut nous y intéresser de plus près. « I wave », a dit l’ex-conseiller de Trump et artisan de l’union des extrêmes droites occidentales, pour se justifier de son geste à la CPAC (prononcez « cipac » pour Conservative Political Action Conference). « I wave », c’est-à-dire, grosso modo : « je salue ». Selon ses propres mots, Bannon « wave » donc toujours pendant ses discours. Ce fut par exemple le cas lors d’un congrès du FN auquel il participa en 2018. Et lorsqu’il « wave », Bannon « wave » bien droit, de manière bien appuyée, ce qui, quand on y pense, est un peu contradictoire avec l’étymologie de to wave, qui nous ramène insensiblement à la vague, à ce qui ondoie (comme quoi, par les temps qui courent, tout est tempête). Steve Bannon « wave » donc tout à fait innocemment ; il n’y a rien à en déduire, moins encore à en conclure ; honni soit qui mal y pense.  

S’il se trouvait encore quelque candide pour croire qu’un fasciste qui ne « wave » pas n’en n’est pas vraiment un, il peut à présent se déciller. Oui, on « wave » tranquillement à la CPAC, grand-messe du conservatisme états-unien depuis les années 1970, devenu rendez-vous incontournable de l’offensive nationalpopuliste mondiale. Mais, il est vrai, on y « wave » avec modération, pas comme dans les meetings survoltés de Rome ou Nuremberg.   

Comme souvent toutefois, l’important n’est pas tant dans le plein que dans le vide. Il ne réside pas dans le geste – lequel, après celui de Musk le 20 janvier, dont l’effet fut précisément de repousser, en symbole, les limites de la morale, ne peut plus surprendre grand monde –, mais dans la réaction qu’il a suscitée chez le jeune et carriériste Jordan Bardella, tête de gondole du RN et dont on a pu dire, non sans raison, qu’il était « lisse comme un galet de rivière ».  

Car, contrairement à Bannon, Bardella ne « wave » pas, et ne tolère pas non plus qu’on le fasse en sa présence, ou avant l’un de ses tours de piste par ailleurs scrupuleusement contrôlés, comme tout ce qui a trait à sa personne. Invité, lui aussi, à la convention réactionnaire, le président en titre du parti à la flamme – copiée sur celle du MSI « postfasciste » – a donc choisi d’annuler son intervention pour cause de « geste faisant référence à l’idéologie nazie ». Ici, les mots comptent, et en cette époque où tant de gadgets technologiques nous épargnent la peine d’en lire et même d’en penser, nous allons prendre le temps de les peser et de les mesurer.  

Comme l’indique son communiqué, Bardella a annulé son discours en raison d’un désaccord non pas sur le fond, mais sur la forme : le « geste faisant référence à… » Or, s’il ne peut être exclu que le fond affleure dans la forme, cette volte-face n’en paraît pas moins essentiellement destinée, toute considération morale mise à part, à préserver au RN ses chances de conquête du pouvoir en France. En cela, elle est révélatrice des spécificités et enjeux propres à l’extrême droite française – et européenne –, qui ne sont pas exactement ceux de sa parente d’outre-Atlantique. 

Tant de choses ont été dites sur le processus de normalisation du RN (ne pas dire « dédiabolisation », qui est une sorte de retournement du stigmate), et si peu, hélas, a été compris, qu’il pourrait paraître redondant d’y ajouter quoi que ce fût si l’on n’espérait pas ce faisant jeter quelque lumière supplémentaire sur ce phénomène. Précisément, cet épisode choquant mais relativement anecdotique en apparence a ceci d’intéressant qu’il montre la conscience que certains des principaux cadres du RN ont de l’ambivalence de la dynamique politique américaine au regard de leur propre stratégie. En fait, cette conscience est relativement ancienne, et l’on voit depuis un moment déjà Marine Le Pen se tenir dans un écart prudent vis-à-vis de Trump, de crainte d’être éclaboussée par le scandale que cet individu imprévisible et brutal transporte partout avec lui.  

Mais voilà que depuis le 20 janvier, l’affaire prend une autre tournure, et une autre ampleur. En effet, après avoir mis de l’ordre dans ses propres démons – jusqu’à « tuer le père » –, après avoir pris ses distances à l’égard à d’une AFD trop visiblement « remigrationniste », le RN se trouve forcé de composer avec la science-fictionnelle aventure trumpienne : avec le Martien Musk, avec les saluts nazis, ou encore avec le démantèlement confus mais systématique du gouvernement fédéral par une équipe d’obscurs incels à peine sorti de l’adolescence. 

Le Pen, dont on a vu qu’elle ne manquait pas de sens politique, sait parfaitement qu’elle n’entrera pas à l’Élysée pour avoir singé Donald Trump ou Elon Musk. Ceci surtout dans l’ambiance de chaos qui règne désormais à tous les niveaux de l’administration centrale (je ne croyais pas si bien dire en écrivant mon dernier billet, et le DOGE alors n’avait même pas encore envoyé son fameux courriel aux 2,3 millions d’employés fédéraux). En outre, on ne se hasarderait pas trop en formant ici l’hypothèse que l’Europe, lieu de naissance du fascisme et du nazisme et théâtre tragique de la Seconde Guerre mondiale, que la France, pays de la collaboration d’État, abritent des sociétés où la prise du pouvoir par l’extrême droite ne va pas sans certaines précautions.  

De fait, si la composante autoritaire de cette idéologie est assez bien tolérée au pays de la « tradition républicaine consulaire », pour reprendre ce concept à l’historien britannique Sudhir Hazareesingh, il ne fait pas bon en revanche, sous nos latitudes, s’affirmer trop ouvertement raciste. Xénophobe « selon la douceur de son climat », la France aime à croire qu’elle ne l’est pas, à se penser généreuse et accueillante. Tout l’art d’une entreprise politique d’extrême droite confiante dans son destin consiste dès lors à trouver les mots qui ne l’en détromperont pas, tout en exploitant ses mauvais penchants. C’est là qu’échoua l’aventurier Zemmour, d’avoir affirmé
qu’« un nom français est un nom qui est français depuis mille ans ». Par cette manière et cet échec il a prouvé qu’il n’avait pas compris dans leurs subtiles nuances les tendances racistes qu’il entendait mobiliser.

Ceci s’explique et, au risque d’être un peu plus long, je crois nécessaire à cette fin de faire un détour par ce que Colette Guillaumin a écrit, dans un livre séminal consacré à l’idéologie raciste, de la « conscience coupable » des Européens d’après l’apocalypse. « La fréquence et l’intensité des conduites racistes, écrivait cette autrice précurseure en 1972, ont augmenté et atteignent un point de violence sans précédent dans le milieu du 20e siècle, provoquant un malaise moral dont l’effet le plus certain est l’exercice d’un refoulement et d’une censure vigilante. À la naissance au siècle dernier, correspond le paroxysme et le refoulement dans le nôtre. D’une certaine façon le 19e a connu un racisme “innocent” qui s’est connu coupable avec ses manifestations paroxystiques.  
Quelle est la situation en France au moment de la défaite et de l’écroulement du nazisme ? C’est l’époque, pour la majeure partie de la population européenne, de la “découverte” du racisme, qui va faire entrer la culpabilité dans la conscience occidentale. »

Incomparablement plus fort en Allemagne, ce sentiment de la faute permet de comprendre par exemple le scandale provoqué par le vote conjoint des démocrates-chrétiens et de l’extrême droite au Bundestag, le 29 janvier dernier, d’une motion relative à l’immigration. Ce pays qui porte le poids de la mémoire nazie a développé pour cette raison même des réflexes démocratiques dont nous serions du reste avisés de nous inspirer… et qu’il lui faudra veiller à entretenir, s’il entend se préserver d’une AFD dont les résultats aux élections fédérales ont augmenté de 8 millions de voix en un peu plus d’une décennie. 

Cette culpabilité demeure, et c’est heureux, aussi vrai qu’une culpabilité « bien ordonnée » peut être utile, ensemble avec d’autres affects, à la construction de conduites morales et sociales plus vertueuses, disons républicaines et démocratiques. Mais la culpabilité pour les crimes du racisme n’efface pas le racisme en lui-même : son idéologie, son
« infrapensée » (Michel Agier). Or c’est précisément cette dialectique de la culpabilité et du racisme qui ouvre la voie, en France et en Europe, non seulement à la « stratégie de normalisation » d’une entreprise partidaire donnée, mais à l’apparition dans nos sociétés d’une potentialité de systématisation à grande échelle de politiques racistes, au premier rang desquelles la préférence nationale. Le refoulé et la culpabilité se rencontrent et génèrent ensemble un nouveau vocabulaire, organisent un nouveau champ des possibles : le cadre policé, forcément censuré, où évoluent les extrêmes droites ouest-européennes, et singulièrement l’extrême droite française. 

La stratégie du RN, et c’est sa force, s’ente sur cette configuration des mentalités. En un sens, le parti de Le Pen l’avait compris dès le tournant des années 1980, lorsqu’il posait en substance cette notion que l’on vient curieusement de voir passer dans un papier, par ailleurs dérangeant, où on ne l’aurait pas attendue, de question sociale de l’immigration. Intriquer la question sociale et la question raciale – car c’est bien ce dont il s’agit, et il faut lire à ce sujet le sociologue Félicien Faury – permet en effet de troubler la première et de voiler, par ce trouble, la seconde. Depuis quarante ans qu’elle est appliquée, cette stratégie a montré qu’elle offrait un sérieux avantage comparatif sur le marché pourtant très concurrentiel des idées populistes. On ne s’avancerait pas trop en affirmant qu’elle a fini par donner à un RN ripoliné, et fortement aidé par les bouleversements du monde, une position dominante.   

En un mot comme en cent : le RN a désormais la haine pudique, et il va falloir s’y habituer. Les groupuscules d’ultradroite n’y voient, à la suite de Bannon, que trahison et renoncement, mais qu’importent les groupuscules quand on s’apprête peut-être à mettre la main sur l’appareil d’État de la Ve République, au nom de la souveraineté populaire. Cette extrême droite de gouvernement ne court plus dans les rues de Mantes-la-Jolie en éructant « j’vais t’faire courir, rouquin ». Elle ne prend plus prétexte de la nouvelle année pour rendre hommage à Robert Brasillach. Elle ne veut surtout plus être assimilée aux ex-SS qui contribuèrent à sa fondation, sous l’impulsion d’un autre groupuscule néofasciste, et avec l’intuition visionnaire que même après la barbarie nazie, le racisme et l’autoritarisme avaient encore un avenir politique. Mieux : elle prétend faire son combat de la lutte contre un antisémitisme qu’elle a si fortement contribué à façonner à et diffuser. Quoi de plus normal ? Ses cadres actuels n’ont pas pratiqué la torture en Algérie et n’ont aucune raison de croire que la Shoah fut un point de détail de la Seconde Guerre mondiale. Il paraît même que le premier d’entre eux est né il y a tout juste trente ans, en Seine-Saint-Denis, de parents d’origine italienne.  

À cette métamorphose il va également falloir s’adapter, et plus encore dans le cas où l’entreprise politique RN parviendrait à ses fins, comme cela est à craindre. Même si Trump 2 nous en donne un aperçu en vraie grandeur, à la sauce américaine, on ne se figure pas bien ce qu’un tel événement signifierait en termes de glaciation de la société, sous le régime de la monarchie républicaine. Je renvoie ici encore à ce que j’ai écrit à ce propos dans le dernier épisode de ce qui ressemble de plus en plus à une chronique au long cours. Soyons seulement certains que nous n’avons encore rien vu, et informons-nous, car tout est là, à portée d’yeux et d’oreilles. Comme on l’a beaucoup entendu, sans trop d’effet jusqu’à présent : « Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. » 

Mais lutter contre ne saurait suffire, ni aujourd’hui, ni demain. Ne serait-ce que parce que nous nous heurterons sans cesse, hors de certaines sphères forcément restreintes de la société, à des murs de silence ou d’incompréhension. Il faudra encore lutter pour : lutter pour des choses passées que nous aurons perdues – des libertés démocratiques, une certaine idée et morale de la vie commune – comme pour des choses que nous ne possédons pas encore, des choses masquées à notre vue. À ce stade de notre réflexion commune, je voudrais éviter de terminer par une pirouette sans valeur, dépourvue de sens. Mais enfin, sur nos ruines qui seront un jour les strates de notre histoire future, il me semble qu’il y a un monde neuf à construire.  

De mon point de vue, on ne pourra construire ce monde qu’en revenant au politique. Entendons-nous bien : je ne veux pas parler ici de politicaillerie. J’entends ce mot de politique dans sa tradition la plus ancienne et dans la dimension révolutionnaire que lui a conférée l’humanisme républicain, au cœur de ces siècles de grands changements où l’on fut amené à se poser de grandes questions. Oui, le problème des institutions doit être posé, c’est-à-dire celui de la représentation, car il n’est pas de société vraiment démocratique qui ne se parle telle qu’en elle-même et ne se voie elle-même se parlant (or la nôtre ne se parle pas plus qu’elle ne se reconnaît). Je ne veux pas non plus parler de petits arrangements, de petits raccommodages constitutionnels, mais bien plutôt de transformations tout à la fois vastes dans leurs conséquences et relativement évidentes, relativement praticables, dans leurs modalités. Principalement, c’est mon idée fixe, d’assemblées citoyennes permanentes, représentatives de la population dans sa diversité et sa pluralité, de délibérations en vérité, d’une société qui cesserait de se tendre à elle-même le miroir de ses fantasmes, pour oser enfin se regarder en face. Comprenons-nous bien : il ne pourrait en aucun cas s’agir d’une solution à une série de problèmes ou même seulement à un problème donné (quiconque espérerait améliorer la société en modifiant ses institutions devrait se montrer modeste dans ses attentes). J’y vois plutôt une exigence, et une nécessité.      

À titre incident – ou peut-être principal… – de telles évolutions présenteraient avec d’autres cet avantage, sinon de guérir, du moins de contribuer à prévenir le type de convulsions qui nous agitent et seront pour le temps qui s’ouvre la cause de bien des maux, de bien des folies. Encore faudrait-il les considérer sérieusement. Si elle s’occupait un peu moins de se faire concurrence à elle-même pour une deuxième ou une troisième place à la monstrueuse élection présidentielle, peut-être « la gauche » partidaire, consciente enfin de sa responsabilité devant l’histoire, trouverait-elle l’énergie de travailler à ce problème, parmi d’autres tout aussi cruciaux dont elle semble faire bien peu de cas – comme l’IA, bouleversement anthropologique majeur et redoutable à propos duquel elle s’est montrée capable de ne rien dire lors des dernières campagnes. En attendant, on peut toujours espérer, mais peut-être en vain, que cette gauche saura à nouveau se ressaisir lors des prochaines élections, pour protéger autant qu’il est possible la société contre la haine pudique, mais réelle et méthodique, de « notre » extrême droite nationale.    

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Nommer et combattre le trumpisme (et tous les fascismes)

Le salut fasciste d’Elon Musk le 20 janvier dernier dans la Capital One Arena a produit l’effet attendu : stupéfier les commentateurs, « dog-whistler » les nostalgiques d’Hitler et Mussolini et, surtout, normaliser l’inacceptable. À preuve : l’inacceptable s’est produit et semble déjà oublié : une vague parmi tant d’autres dans la tempête qui déferle sur le monde.  

Chez quiconque entend s’opposer à cette normalisation, la question cependant reste pendante de la nature du régime advenu au pays de George Washington, en ce jour de décrets et de symboles. Se donner les moyens de saisir l’histoire, afin de n’en pas demeurer le sujet inerte, le spectateur passif, suppose de se rendre capable, sinon d’en nommer exactement les phénomènes au moment où ils se produisent, du moins de les décrire, de les qualifier, de s’attacher à les comprendre – en l’occurrence, pour mieux les combattre. 

Dans le syncrétisme extrême-droitier qu’agrège un trumpisme paradoxalement très pauvre en idéologie, la composante fasciste est, depuis le geste de Musk, apparemment la plus évidente. Et cependant, en songeant seulement à comparer l’Amérique MAGA à l’Italie du
« Duce », l’on se sent immédiatement appelé à la prudence, prévenu contre le réemploi, contre le recyclage abusif des concepts historiques ; l’on perçoit les distances immenses qui séparent les deux phénomènes, celui des années 1920 et celui des années 2020, comme s’ils appartenaient à deux dimensions différentes. 

De fait : le fascisme est né en Italie, quelque part au tournant des années 1920, il y a vécu, il y est mort. Il eut en Allemagne un proche parent, incomparablement barbare, destructeur et raciste, et des cousins issus de germain en Espagne et en France, plus nettement réactionnaires. Il se référait aux faisceaux des licteurs – d’où son nom – et se croyait l’héritier de cette Rome antique avec laquelle, par la force des choses, il ne pouvait rien partager d’autre que l’humaine condition et la folie des grandeurs.  

Nourri des courants aussi divers que prolixes et agissants de l’extrême droite européenne – français, notablement –, ce fascisme princeps abhorrait le marxisme, réfutait – ou prétendait réfuter – le capitalisme, et ambitionnait d’ouvrir une troisième voie, celle d’une société corporatiste, violemment hiérarchique et passionnément nationaliste, sous la houlette d’un État total. En le définissant, de retour de l’Allemagne en cours de nazification, comme « la réponse de la bourgeoisie à la carence ouvrière, une tentative pour sortir du chaos, pour réaliser, sans trop compromettre les privilèges de la bourgeoisie, un nouvel aménagement de l’économie, un ersatz de socialisme », Daniel Guérin a assez exactement défini un « système » dans la description duquel nous ne croyons pas nécessaire d’entrer plus en profondeur. 

Employé à tire-larigot, souvent dévoyé, le mot fasciste, pourtant terrible et infâmant, en est venu, à force d’être jeté comme une banale insulte, à ne plus désigner, pour les peuples oublieux d’Europe, que l’ombre du réel, une figure lointaine, une vague réminiscence. À mesure que l’histoire s’éloignait, il put même prendre un tour comique, l’écho drolatique des jurons du capitaine Haddock. Pourtant, quand Bernard Campan nous faisait rire en brandissant sa « pétition pour la libération d’Abel Chemoul, emprisonné dans les geôles fascistes », l’histoire, cette marâtre, repointait déjà le bout de son nez. Engagés en politiques, certains descendants des fascistes de jadis voyaient déjà grossir leur petite affaire familiale. Le FN, fondé à l’initiative d’un mouvement néofasciste et dont la flamme tricolore copiait celle du MSI, montait lentement mais sûrement, ensemble avec tant d’autres qui occupent aujourd’hui le devant de la scène, y compris dans le pays qui vit naître Mussolini et dont la dirigeante œuvre désormais à arrimer l’extrême droite ascendante du Vieux Continent à celle, triomphante, du Nouveau Monde.  

Malgré le temps, malgré l’oubli, malgré les transformations et les travestissements du langage, le substantif fascisme et ses dérivés devaient demeurer, au moins en un sens, actuels et pertinents. Non pas pour identifier un phénomène d’aujourd’hui à l’idéologie mussolinienne ou à une quelconque autre idéologie parente élaborée et mise en œuvre entre 1900 et 1945, mais pour désigner tout régime de pouvoir, toute entreprise politique, nés des contradictions de la société capitaliste, visant à l’application d’un programme nationaliste et recourant pour parvenir à ses fins à la propagande mensongère et à la violence.  

Sous cet aspect, si le fascisme est mort comme mouvement politique historique, il revit en quelque façon dans le mouvement MAGA et dans le régime trumpien et, de ce fait, à une échelle inimaginable. Contrairement à son prédécesseur, ce fascisme-là, résolument capitaliste et individualiste, projette de détruire l’État et ne croit que dans l’entreprise privée à laquelle il s’efforce de transférer les moyens de l’ancienne puissance régalienne – toutes options fondamentalement incompatibles avec le fascisme princeps. On pourrait à la limite chercher et trouver quelque similarité entre le caractère « futuriste » du fascisme italien et le délire transhumaniste d’un Musk, mais ce ne serait pas là le plus significatif. L’important est plutôt que, toutes choses étant égales par ailleurs, l’objet politique qui bouleverse aujourd’hui et pour les temps à venir les Etats-Unis et l’Europe procède de causes du même ordre, qu’il s’abreuve, pour partie, aux mêmes sources idéologiques et, surtout, qu’il emploie des méthodes comparables – non pas comparables en degré, mais comparables en nature.  

Plastique, voire liquide, le fascisme du big deal et de la big tech tient ses caractères et sa forme inédite du milieu et de l’époque où il a pris corps. C’est un technofascisme, un libertarofascisme. Il ne faut craindre ici ni l’oxymore, ni le paradoxe, qui donnent à voir l’essence du phénomène, sa nouveauté radicale, ses contradictions éventuelles. L’on peut d’ailleurs parier à ce sujet que si, comme cela est prévisible, les entreprises d’extrême droite européennes connaissent bientôt les mêmes succès, leur fascisme sera, selon les cas, plus étatiste, plus corporatiste, moins ouvertement capitaliste.  

Ces nuances mises à part, l’un des points communs à toutes ces entreprises, et qui contribue à les rapprocher de l’ancienne manière, réside dans leur propension à gouverner par la manipulation des affects, à mobiliser l’amour et la peur, comme cela se voit en ce moment même aux États-Unis, à un niveau inouï d’incandescence. C’est là leur force, c’est là aussi leur faiblesse, nous y viendrons dans un moment, et nous verrons alors pourquoi il était nécessaire d’en passer par cet effort d’interprétation et de qualification.

L’amour fut savamment exploité par Trump au cours de ses quatre années de reconquête du pouvoir, pour exciter sa base. Mâle pesant et sans grâce, bateleur de téléralité, Béhémoth de cirque ambulant, l’homme s’est néanmoins montré capable de maîtriser les foules MAGA en stimulant leurs pulsions enfouies – Freud, sur cette question de la libido des foules, a fait d’intéressantes remarques. Comédien hors de pair, il amena cette passion à son paroxysme en incarnant, à la faveur d’un attentat pour ainsi dire providentiel, la double figure du martyr et du miraculé. 

Quant à la peur, quant aux techniques de la peur, elles sont déclenchées massivement, systématiquement et avec une détermination sans faille depuis l’investiture, dans le but d’atteindre quiconque s’est opposé ou pourrait avoir quelque velléité de s’opposer, quiconque a été désigné à la vindicte par la faconde grossière du chef et incarne par là même, pour reprendre un concept éclairant de Giorgio Agamben, l’homo sacer du XXIe siècle : celui ou celle qu’il est licite d’éliminer  – en tout cas d’éliminer de l’espace social et mental.  

Ainsi cette peur souffle son haleine putride et tempétueuse sur toutes les catégories minoritaires (au sens moral et politique) de la société américaine, qui sont aussi les plus fragiles et les plus menacées dans leurs droits, leur sûreté, leur sécurité. Il faut se représenter par exemple celle que doivent éprouver, au moment où nous écrivons ces lignes, les personnes migrantes ou LGBTQIA+, dont on a parlé dans un précédent billet. Selon cette logique, la peur doit aussi souffler sur les journalistes, universitaires, magistrats, militants, fonctionnaires, etc., qui soit sont contre la ligne, soit ne sont pas assez dans la ligne, soit ont tout simplement été amenés, du fait de leurs fonctions professionnelles, à déplaire au tyran orange, à ses associés ou à ses clients. Il va sans dire que ce schéma est éminemment reproductible, contre les mêmes groupes de population ou contre des groupes proches, dans les États d’Europe où les entreprises politiques nationalpopulistes possèdent aujourd’hui de bonnes chances d’accéder au pouvoir ou d’y renforcer leur position. Les pressions mises en Italie sur la presse et les juges en témoignent.

La peur MAGA s’étend également sur l’ensemble des pays qui, depuis 1945 et jusqu’au 20 janvier dernier à minuit, pouvaient se croire les alliés des États-Unis d’Amérique. Il fallait voir à ce sujet J.D. Vance et Marco Rubio jouer, à Munich, le numéro du good cop/bad cop, l’un tétanisant son auditoire, l’autre affectant de le rassurer, les deux ensemble le plaçant dans une situation d’extrême insécurité morale. La peur déstabilise, elle rend docile, elle incite à l’obéissance ; c’est une constante de la psychologie cognitive et c’est pourquoi elle fut de tout temps l’un des instruments privilégiés du fascisme pour étendre sa domination et exercer sur la société un pouvoir sans partage. 

Par quels moyens cette peur est-elle provoquée ? Certainement, la menace de la violence physique plane toujours quelque part, tel un oiseau de proie dans le ciel trumpiste – il faut lire à cet égard ce qu’écrivait Elias Canetti sur l’ordre de fuite. Ainsi le bouleversement soudain de l’architecture de sécurité européenne, le retrait annoncé des États-Unis de la défense de l’Europe, placent les citoyennes et citoyens du Vieux Continent, à commencer par les Ukrainiens et les Baltes, sous la menace directe de l’impérialisme russe. 

Mais quand bien même les « Proud Boys », récemment graciés, évoquent d’effroyables souvenirs, l’usage de la peur ne se manifeste pas ici dans l’action de Chemises noires, de Sturmabteilung, ni même dans l’emploi sans retenue des forces de sécurité régulières. Il se dévoile plutôt dans le recours systématique et abusif au droit et aux médias, en les pervertissant, en les faisant sortir de leur lit (multiplication des procédures bâillon et autres menaces de poursuites, transactions abusives, Truth Social, X, Fox News, etc.). Peut-être cette méthode prendra-t-elle plus tard un tour plus direct, plus brutal, lorsque la société américaine sera plus complètement désarmée – n’oublions pas que le Trump version 1 avait demandé en 2020 à son secrétaire d’État à la défense Mark Epser de faire tirer sur les manifestants massés à Washington lors du soulèvement consécutif au meurtre de George Floyd. En attendant, ce fascisme « light », ce fascisme dans les formes de l’État de droit, peut encore donner aux candides l’impression moralement réconfortante de ne pas y être vraiment. 

Pour illustrer notre propos par cet exemple significatif, la purge sans précédent – par son ampleur, par sa rapidité – de l’administration fédérale poursuit deux objectifs symbiotiques :
1° un objectif idéologique : restituer l’État dans son rôle de simple « gardien de nuit » du capitalisme ;
2° un objectif managérial : instiller chez les personnels de l’administration une peur de nature à les discipliner. Il s’agit ici pour Trump, selon la définition que Weber a donnée de la discipline, de se donner le maximum de chances de « rencontrer chez une multitude déterminable d’individus une obéissance prompte, automatique et schématique, en vertu d’une disposition acquise ».

Il est possible de se faire une idée de la vigueur de l’attaque en cours, de ses visées psychologiques, en prenant connaissance des termes, rapportés par le Washington Post (propriété du magnat Bezos, en situation de connivence avec le pouvoir, mais qui continue, après plusieurs censures, de produire des articles de fonds) de la lettre qui fut adressée à des personnels pour les informer de leur mise à pied :
« Malheureusement, l’agence estime que vous ne convenez pas pour l’emploi, que vos capacités, connaissances et compétences ne correspondent pas à ses besoins présents et que votre performance n’a pas été suffisamment satisfaisante pour justifier que vous continuiez d’y être employé. » Si l’on en juge par le fait que certains agents ont choisi de manifester contre leur licenciement le visage masqué afin de protéger leurs proches employés eux aussi par l’administration fédérale, alors, l’opération a réussi au moins en partie.

Naturellement, la peur, l’amour, ne sont que des moyens politiques au service d’une fin : la transformation radicale de la société pour le bénéfice exclusif de groupes dominants désignés par l’histoire – capitalistes, classes moyennes blanches, et, au sein de ces groupes, individus de sexe masculin. Or, ces moyens ne fonctionnent que dans la mesure où de larges pans de la population demeurent apathiques. Heureusement pour Trump, le « capitalisme de l’attention », de la Tech qui lui est inféodée – les réseaux socionumériques, l’IA générative – œuvrent efficacement à désensibiliser l’intelligence, à la distraire, à l’obscurcir, et par là même à anéantir les facultés démocratiques. Mais ce modèle économicotechnologique n’est pas le seul ni même le premier agent de l’apathie sociale : si les pires horreurs ont pu être commises sous le fascisme princeps et ses cousins, c’est parce que, dans sa généralité et jusqu’à ce qu’elle eut été gagnée par l’exaspération liée aux conséquences du fascisme et de la guerre à laquelle ce régime de pouvoir devait inévitablement conduire, la population resta indifférente.  

L’étonnant, le choquant, face à ce spectacle épouvantable et aux hypothèses qu’il fournit, clef en main, à tout observateur attentif, c’est la masse indénombrable de citoyens soi-disant avisés qui, de ce côté-ci de l’Atlantique, doutent encore de la révolution à l’œuvre aux États-Unis et se refusent à envisager son caractère indéniablement fasciste. Même au cœur de la tempête, dans le craquement des vagues et des mâts, une lancinante petite musique continue de faire à nos âmes européennes, ardemment désireuses de calme, passionnément éprises de certitudes, l’effet lénifiant d’une berceuse. Pour cette raison il est à craindre que la tragédie états-unienne n’aura même pas ce mérite minuscule de nous mettre en garde, nous qui avons l’honneur d’être les prochains sur la liste. Car n’a-t-on pas dit de Trump ce qu’on dit encore de Le Pen ? : « il ne pourra pas faire tout ce qu’il dit », etc. 

Au bord d’un gouffre dont on n’aperçoit pas le fond, il paraît impossible de conclure, de se projeter, en pensée, autre part que dans le vide. À ce stade, toutefois, on peut au moins tirer quelques fils, rassembler nos idées pour les mettre au clair. Donc, quels que soient le ou les noms que l’histoire lui donnera, l’exemple du trumpisme « en vraie grandeur » nous permet d’affirmer que l’entreprise politique extrême-droitière de ce premier XXIe siècle partage avec sa devancière du siècle précédent trois traits, trois ressorts essentiels, qui s’articulent et constituent ensemble une mécanique et une méthode.
1° Elle électrise, rend captif par l’amour, existe par la mobilisation d’une base de soutiens fanatisés.
2° Elle vise à faire peur, se nourrit de ce sentiment qui tétanise non seulement ses cibles naturelles, mais aussi les acteurs sociaux les plus susceptibles de lui opposer quelque résistance.
3° Elle prospère de l’apathie, de l’indifférence relatives des catégories de population qui à tort ou à raison ne se pensent pas concernées par ses mots et par ses actes.
Ce sont ces trois ressorts combinés qui organisent l’écrasement de la société et, présentement, de toute une partie du monde.  

Mais deux autres traits propres à ce régime de pouvoir, et tout à fait remarquables, devraient nous aider à sortir de la zone des faits pour atteindre à celle des conjectures. Nous retrouvons ici les incohérences, les contradictions inhérentes aux doctrines en apparence même les plus solides, lorsque celles-ci se pensent comme des échappatoires.  

Le premier de ces traits est une irrationnalité profondeconsubstantielle à tout projet fasciste ou fascistoïde dans sa dimension messianique, eschatologique, de création d’un monde affranchi du réel et de ses contingences et libéré des contraintes de l’histoire – l’Amérique MAGA dominant à nouveau la planète, la conquête de Mars, le retour de la suprématie blanche et masculine. Une irrationnalité consubstantielle également à toute entreprise fondée sur la relation charismatique entre un leader, ses obligés et sa base fanatisée.

La brutalité ne peut tenir lieu d’organisation et, sous couvert d’efficacité, l’antibureaucratisme trumpien (mis en œuvre par le DOGE), tout comme en son temps la bureaucratie fasciste, ne pourra produire que du chaos, au niveau national comme mondial. Le gel de dizaines de milliards de dollars dès après l’investiture et ses effets sur un grand nombre d’agents économiques – les agriculteurs, notamment – en est un exemple probant. Mais on peut aussi penser aux conséquences probables sur la santé et l’environnement de la suppression sèche de milliers de données, pages web et autres programmes de recherche dont tel mot clef a révélé qu’ils ne cadraient pas avec la novlangue et la novpensée trumpienne – masculiniste, suprémaciste, extractiviste – et, bien sûr, au sort fait à l’USAID. Il se peut que ces cas se multiplient à mesure que, pour l’amour du chef, les acteurs du trumpisme entreront en concurrence les uns avec les autres – nous renvoyons ici aux écrits de Ian Kershaw sur le nazisme. 

Le second trait est l’indignation que ce régime de pouvoir ne peut que faire naître et alimenter, d’abord dans des sphères restreintes de la population, les premières visées, puis, par cercles concentriques, à mesure que l’irrationalité fait croître le chaos, dans d’autres, plus larges. Il devrait à cet égard être possible de former l’hypothèse – et de formuler l’espérance – que les initiatives brutales et désordonnées lancées tous azimuts par l’administration Trump 2 propageront bientôt l’indignation au-delà de ses sphères initiales, allumeront d’autres foyers, généreront des coalitions d’indignés. Et que cette indignation, devenue esprit de révolte, de résistance et de lutte, rognera à force sur la peur, sur l’indifférence, et pourquoi pas sur l’amour.  

Aux premières semaines d’une ère nouvelle et tragique, nous sommes encore loin du compte. Pourtant, ce lundi 17 février, dans une centaine de villes des États-Unis, des manifestants se sont rassemblés pour dire « Pas de monarchie en Amérique »,
crier « Halte au coup d’État » et conspuer un « Felon » Musk visiblement décidé à prendre rang dans la longue liste des
« mauvais conseillers » qui finirent mal et déclenchèrent parfois les révolutions passées – rappelons-nous l’exemple de Strafford.

Quelques milliers de protestataires dans un pays qui mit, il y a trois mois à peine, plus de 70 millions de bulletins Trump dans l’urne, ce ne peut certes être qu’un timide prélude, si toutefois c’est le commencement de quelque chose. Reste que, de la même manière que l’élection funeste de novembre 2024 nous montre la voie à ne pas suivre, la révolte qui gronde déjà chez de nombreux·ses Américain·es nous montre ce à quoi il nous faut nous préparer pour l’avenir le plus proche. Là-bas comme ici, le choc sera rude, très rude, et l’on voit mal, au point où nous sommes du pourrissement de nos institutions politiques, qu’il soit encore possible de ne pas en passer par là.  

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Comment chute une république

Le trumpisme « en vraie grandeur » est un phénomène rarement observé dans l’histoire. Même dans l’« âge des extrêmes » que fut le XXe siècle, il semble que rien de comparable ne se soit produit. Une république chute sous nos yeux, la plus considérable, la plus durable de l’ère contemporaine. Certes, Weimar aussi chuta, mais alors, elle n’avait pas vingt ans et personne n’avait eu le temps de vraiment y croire. Quant à notre république parlementaire, elle s’écroula, au bout de soixante-quinze ans, moins sous le poids de ses nombreuses contradictions que sous la charge des divisions blindées passées par les Ardennes.  

Cet événement exceptionnel doit retenir notre attention au-delà de la fascination que les humains de tout temps ont toujours éprouvée pour les spectacles morbides. Ceci notamment à cause de son caractère matriciel, donc exemplaire. Le raout des soi-disant « Patriotes pour l’Europe » le 8 février, à Madrid (RN, FPÖ, Fidesz, Vox, Chega, Lega, etc.), les appels du pied de Meloni à Trump (et Musk), les ambitions de l’AFD (soutenues par le même Musk), témoignent de ce que la « magie MAGA » opère sur les leaders nationalpopulistes du Vieux Continent, leur donnant, croient-ils, de solides raisons d’espérer. 
 
Un temps, l’extrême centre de Paris, Berlin et Bruxelles s’imagina pouvoir disqualifier ces partis en les renvoyant à leur amitié pour Poutine. Que le gouvernement des États-Unis devienne fasciste, tope au passage avec le maître du Kremlin (dans le dos de l’Ukraine), et cet argument de peu de valeur tombe en poussière. L’extrême droite par chez nous n’est pas plus pour la Russie que contre l’Europe ; elle est essentiellement contre le droit, contre les principes démocratiques, et en faveur de quiconque voudra bien la rejoindre ou la précéder dans sa croisade (ou sa « reconquista »). Or, l’exemple de Trump lui montre la voie, comme jadis, en des temps plus inspirés, la Déclaration des droits de Virginie et la convention de Philadelphie avaient montré la voie à la France en révolution. Tenons-le-nous pour dit : il n’y a plus dans le monde ni de principe, ni de système, il n’y a plus que la loi du plus fort, qui se trouve être également la loi du plus riche, et l’idéologie de la loi du plus fort, qui a revêtu la forme du trumpisme. 
 
C’est bien en effet l’attaque en règle de Trump contre le droit et les institutions qui enivre et galvanise le plus les Le Pen, Meloni, Orbán et autres Geert Wilders, tous au pouvoir ou aux portes du pouvoir. Ceux d’entre eux qui ont déjà mis leur pays en coupe réglée, ou sous leur botte, peuvent y trouver une forme de confirmation et de légitimation, et ceux qui voudraient s’y essayer, une source d’inspiration et d’encouragement. Encore n’est-il pas besoin d’aller chercher si loin sur l’échiquier politique : représentant d’une droite supposément fréquentable, le ministre de l’Intérieur de la France a récemment affirmé que l’« État de droit n’est pas intangible » – et l’on sait le sort qu’une large partie de sa famille politique veut faire à nos principes les plus « sacrés ». 

De même, c’est précisément l’attaque en règle contre le droit qui caractérise le plus le trumpisme et nous autorise à y voir la cause la plus immédiate et déterminante de la chute de la République américaine. Le mépris du gangster Trump pour le droit, qui n’a d’égal que son mépris pour toute forme de vie autre que la sienne (et singulièrement pour les femmes, les minorités de genre, les migrants, les étrangers…), est connu de longue date. Le putsch manqué du Capitole, ses prodromes et ses suites, en furent le plus probant exemple. Mais alors, les garde-fous de la vieille république pouvaient donner l’impression de tenir encore. Oint par le suffrage « universel » (un simulacre d’universalité, en fait), le magnat élu au fauteuil de Washington (qui refusa, lui, la dictature) peut se croire investi des pouvoirs d’un monarque absolu, et :  
– gracier des centaines d’insurgés, dont certains condamnés à de très lourdes peines ;
– nommer à la tête des administrations fédérale des favoris au mieux sans qualifications, au pire, notoirement disqualifiés : Musk – qui prend désormais ses quartiers dans le Bureau ovale – et son escouade de stagiaires revêtus de prérogatives insensées, mais aussi Hegseth, Gabbard, Witkoff, Bob Kennedy Jr., Patel, etc. ;
– court-circuiter impudemment le Congrès ;
– résister aux décisions de justice, voire incliner à les outrepasser, comme y a clairement incité le vice-président (ou vice-roi ?) J.D. Vance ;
– imposer à une société plurielle sa vision unilatérale et brutale du monde (et au monde, sa conception unilatérale et brutale de l’intérêt états-unien). 

Nous verrons dans les prochains mois et semaines s’il reste encore assez d’anticorps à la société américaine pour rétablir la balance renversée. En particulier, si une majorité de citoyen·ne·s des États-Unis, à la faveur des événements en cours et de ceux à venir, se rappellent dans quelles circonstances leur pays est venu au monde : dans la haine du souvenir des Stuarts et dans l’expérience douloureuse du règne de George III.

D’ici là, le coup de force fascistolibertarien, ou technofascistolibertarien, de Trump, aura causé des dommages irréversibles dans la société états-unienne et sur la planète entière. Les mesures aux conséquences désastreuses à cette échelle-ci ou à celle-là sont trop nombreuses pour être énumérées dans ces lignes. On peut cependant les saisir par l’idée que, prises en bloc ou en détail, toutes ont en commun de porter à son point d’incandescence la « tyrannie de la majorité » que les Framers avaient cru possible d’empêcher en établissant, dans les dernières années du XVIIIe siècle, leur système institutionnel de « checks and balances », et en adoptant le Bill of rights. De fait, quiconque a des yeux pour voir peut constater que le régime trumpien eut, dès son avènement, le caractère d’une tyrannie exercée par certains groupes d’Américains sur d’autres – par les catégories situées, dans l’ordre politique, à quelque degré de domination que ce soit, sur les catégories « minoritaires » – le concept de « minorité » étant ici entendu au sens moral, politique et/ou légal, et pas nécessairement numérique. 

Pour ne prendre que cet exemple, l’administration Trump II a toute latitude pour mettre en place en ce moment même une politique de discrimination systématique envers les personnes transgenres – interdites bientôt dans l’armée, refusées dans les compétitions sportives féminines, transférées, lorsqu’elles étaient jusqu’à présent emprisonnées avec des femmes, dans les quartiers réservés aux hommes. Mais qui se battra, aux États-Unis, pour les droits d’individus représentant 0,6 % de la population ? Une partie de la gauche démocrate ? Quelques militants ? Quel vertige, quelle solitude immense doivent aujourd’hui éprouver toutes celles et tous ceux dont la sécurité et les libertés les plus essentielles sont mises en danger par les politiques MAGA. Et cette manière de procéder a ceci de profondément pervers que, jusqu’à un certain point, elle est sans risque pour le chef charismatique à qui elle sert même de carburant idéologique.  

L’État, ou le gouvernement, qui n’est pas la « chose de tous », ne peut plus revendiquer le nom de « république », au sens que la tradition républicaine humaniste a donné à ce mot. Or, la capacité pour un État de demeurer la « chose de tous » repose entièrement sur l’effectivité du droit : qu’il prévienne l’accaparement du pouvoir par un groupe au détriment des autres ou qu’il protège les individus des effets de cette manière de tyrannie. Ce droit cède de ce côté-là de l’Atlantique, donne maints signes de faiblesse de ce côté-ci, et la chute en cours de la République américaine semble annoncer la chute d’autres républiques occidentales, comme dans une gigantesque série de dominos. Le péril est immense, et d’ailleurs gros de questions, car derrière la question républicaine se profile, là-bas comme ici, la question démocratique laissée en chantier, toujours irrésolue.  

Qui décide ? Qui délibère ? Qui représente la société de telle sorte que soit impossible la tyrannie de la majorité ? De telle sorte que la société se parle telle qu’en elle-même et soit vue d’elle-même se parlant ? Voilà des sujets dont les partis « progressistes » ne se sont pas emparés comme ils l’auraient dû, alors qu’ils demeurent les seuls, dans la sphère institutionnelle, à pouvoir porter des solutions transformatrices a priori tenues pour légitimes. Beaucoup pourtant de ce qui nous arrive est contenu dans ces enjeux : non pas les causes en dernière instance – sociales, économiques, écologiques, technologiques – mais les procès par lesquels la société politique, c’est-à-dire la société dans ses institutions politiques, peut éventuellement les regarder en face et, tout aussi éventuellement, y porter remède.  

Ainsi la chute des républiques modernes procède ou procédera certainement, pour une part importante, de leur défaut de démocratie, de la monopolisation de la faculté de délibérer dans certaines classes de la population dont l’ultime expédient consiste à défaire le droit, identifié comme une menace pour leurs positions de pouvoir. Cette chute, du point de vue où nous nous situons, est d’une brutalité inédite. Est-elle pour autant inéluctable ? Un peu partout des résistances se mettent en place. Elles paieront, c’est sûr, un lourd tribut ; et la société, dans la mesure où elle survivra à l’expérience potentiellement mortelle où elle semble devoir se jeter à corps perdu, leur devra énormément. Est-elle univoque ? Rien n’est moins sûr.  

Si le trumpisme et ses déclinaisons, ou ses nuances, françaises, allemandes, italiennes, britanniques, espagnoles, etc., sont des réactions, alors, ils ne sont que des réactions. La transformation spontanée des sociétés n’est pas de leur côté et c’est bien ce qui justifie leur programme et leur raison d’être. Ce n’est pas pécher par optimisme que de compter sur la dynamique propre des sociétés et les résistances qui s’y organisent pour les entraver, les combattre et, à un moment donné, les dépasser. Reste que, pour l’heure, deux forces s’opposent : une contre-révolutionnaire, déjà en ordre de bataille, et une révolutionnaire, qui ne s’est pas encore rassemblée – ni même encore tout à fait reconnue.

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Le dictateur et sa « Riviera »

La transformation de la « première démocratie du monde » en un empire fascistolibertarien est certainement le phénomène historique le plus incroyable, et épouvantable, auquel il nous ait été donné d’assister depuis des décennies. Et pourtant, qu’une Union fondée selon les principes de Locke et de Montesquieu, au nom du « self-government », de la « rule of law » et des « droits inaliénables de l’homme » (« la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ») soit devenue, en si peu de semaines, une tyrannie de magnats de l’immobilier et de la tech résolue à faire voler en éclat les institutions nationales comme internationales n’est pas encore le plus surprenant. L’histoire en effet nous donne chaque jour des exemples de subversion des principes ; l’Union européenne n’est pas en reste, qui se transforme peu à peu en Europe-forteresse, en empire identitaire, sous la poussée des entreprises politiques d’extrême droite.

Le plus surprenant, et le plus effrayant, est l’effectivité, l’agentivité potentielle de cette transformation sur le reste du monde, dont la dernière et jusqu’à présent la plus sérieuse manifestation pourrait consister, si l’on en croit les récentes déclarations de Trump, en une opération de transfert forcé de deux millions de Gazaouis hors de leur terre et de leur patrie. Autrement dit : un crime contre l’humanité, aux termes de l’article 7 du statut de Rome – certes, non ratifié par les États-Unis. Après les intentions d’annexion réitérées sur le Groenland – et pourquoi pas sur le canal de Panama, et pourquoi pas sur le Canada… – l’annonce d’une « prise de contrôle » de la bande de Gaza par Washington et la perspective d’un déplacement forcé de populations civiles laminées par quinze mois de bombardements indiscriminés et de pénurie organisée par le gouvernement terroriste de Netanyahou, tout comme la possibilité d’un feu vert américain à l’annexion de la Cisjordanie, nous donnent un aperçu « en vraie grandeur » de ce que nous avions été trop nombreux jusqu’à présent à prendre pour un vulgaire numéro de clown.  

Il y a quelques semaines encore, on avait pu voir dans Trump un Monroe. À présent, ses projets rappellent plutôt les ambitions de « domination mondiale » des autocrates du XXe siècle. Au total, peut-être les convulsions national-populistes de l’Amérique « Great Again » accoucheront d’une autre forme, hybride, de puissance. Nul doute en tout cas que la « paix par la force » du deal-maker devenu dictateur ne s’avère fort éloignée des standards édifiés pour nous garantir à jamais des horreurs que nous avions cru laisser derrière nous, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. 

Las, il se trouve encore des aveugles pour ne pas le voir, des pudiques pour regarder ailleurs, des naïfs pour croire mordicus à un énième coup de bluff sans conséquence. L’« opération immobilière » du bâtisseur de la Trump Tower visant à créer une « Riviera » sur le tombeau des Gazaouis aura-t-elle lieu un jour ? Qui peut le dire. Il faudra voir si Trump y croit vraiment. Et voir le cas échéant comment les alliés arabes des États-Unis conçoivent leur intérêt bien compris, notamment si l’Égypte d’Al-Sissi tend à choisir les armes américaines contre son opinion ou son opinion au lieu des armes américaines. Mais le seul fait que ce scénario délirant et barbare puisse être présenté comme une option plausible par la parole nécessairement performative du chef de la première puissance militaire et économique du monde nous engage dans le franchissement d’un cap moral au-delà duquel se trouble la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.  

L’inquiétant, dans cette affaire, réside précisément dans le point de savoir ce que nous sommes capables d’accepter – voire enclins à accepter –, moins d’ailleurs du fait de la faiblesse de nos moyens que de la faiblesse de nos principes. La passivité ou la complicité des Occidentaux et des autres puissances mondiales devant la violence de la punition collective, teintée de nettoyage ethnique, infligée aux Palestiniens au cours des mois écoulés, autorise à tout envisager. Pour l’instant, les molles protestations entendues çà et là confirment l’indigence politique d’une « communauté internationale » en perdition et d’une Union européenne aux abonnés absents, déterminée à laisser piétiner « ses » valeurs avec sa respectabilité. Que nous ayons été par deux fois le foyer de l’apocalypse au siècle dernier et que finalement nous n’ayons rien appris, ou si peu, là est la désespérante ironie de l’histoire. Il ne peut être d’ailleurs exclu que, derrière une désapprobation de façade, certains acteurs occidentaux voient dans un éventuel projet « Riviera » l’occasion de faire capoter une solution à deux États que peu désormais défendent en sincérité  – cela serait alors particulièrement cynique. Dans un tout autre registre, il ne peut pas plus être exclu que la sortie brutale de Trump sur Gaza, quelles qu’en soient les suites, agisse comme un désinhibiteur pour les projets de « remigration » des partis fascistoïdes européens. Encore une fois, lorsque les limites de la conscience et de la morale ont été déplacées, ou abolies, le pire devient sinon probable, du moins possible.

Nul ne sait où cette épreuve déterminée par le suffrage de 170 millions d’individus emmènera ceux-ci avec leurs 8 milliards de sœurs et frères en humanité qui n’ont, eux, pas eu voix au chapitre. Il faut espérer bien sûr qu’elle soit le moins dommageable possible pour celles et ceux qui auront à subir le plus directement les initiatives du nouvel « agent orange », de ses associés psychopathes et de ses alliés de l’hémisphère sud et d’outre-Atlantique : pour toutes les catégories « minoritaires » dont la liquidation du DEI, les mesures de « mass deportation » et les déclarations sur Gaza disent assez à quel bas degré de l’échelle des vies et des valeurs l’administration MAGA les situe.  

S’il est possible d’espérer encore autre chose, c’est que cette expérience ravive, avec l’esprit de révolte, un sentiment démocratique aujourd’hui fort mal en point. Oui, l’élection peut produire des monstres, même au pays des « checks and balances » : nous aurions dû déjà le savoir, en voici la preuve en vraie grandeur, il serait temps de commencer à y réfléchir sérieusement. Non, personne, aucun individu ou groupe d’individus ne devrait être au-dessus du droit, même au nom d’une aspiration à la « souveraineté » dont on ne sait jamais quel sombre fantasme elle recèle. Oui, le moment est venu de changer cela, de concevoir et de bâtir d’autres formes de vivre et de délibérer ensemble que la reproduction dans l’ordre politique des rapports de puissance qui structurent l’ordre social. Quant à Trump et Musk, ils passeront, ensemble avec les névroses qui les ont portés au pouvoir ; et l’histoire en son temps dira de ces hommes tout le mal qu’il faudra en penser. Mais la profonde et infrangible aspiration des humains et des sociétés humaines à la liberté et à la dignité, elle, ne passera pas. Elle finira par triompher.  

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Fin de la République américaine ? (2/2) L’indignation démocratique

Dans une note récente, sidéré par la prise de pouvoir de Trump, par sa subversion, dans les formes du droit, de la République états-unienne, je me laissais aller à un pessimisme excessif : j’anticipais notre histoire proche comme une période de profonde noirceur, pleine de monstres trop gros pour nous. 
De la noirceur, des monstres, je ne renie rien. Mais je devais être aveugle pour ne discerner dans ce triste paysage aucun espoir qui pût nous inciter à relever la tête, car le fait même qui nous écrase porte en germe sa propre destruction : il n’aura qu’un temps, il court déjà à sa fin. 
 
Trump en effet possède à titre principal une force, et une faiblesse.  
Sa force, c’est sa manière de bateleur, cette faconde de showman sociopathe qui enivre les foules et impressionne les couards.  
Sa faiblesse, c’est l’indignation que susciteront immanquablement, à force, en tout être doté d’un minimum de sensibilité et de civilité : son absence totale de morale, son mépris absolu du droit, son indifférence complète à autrui. Si le charisme de comique-troupier qui le caractérise, la passion érotique ou même simplement le rire idiot qu’il active y compris chez certains de ses prétendus contempteurs, ont favorisé son ascension, l’indignation que sa politique ne manquera pas de faire naître au cœur de millions et de millions d’êtres humains finira par causer sa chute, ensemble avec celle du coagulum de fous et de cyniques formé autour de lui dans la plaie purulente de la démocratie américaine. 
 
Comme tête de gondole du mouvement MAGA, Trump a été, jusqu’à présent, l’un des principaux stimuli de tout ce que le monde occidental compte de crypto-, néo-, post- et proto-fascistes. Jusqu’à un certain point, cette effrayante configuration que Macron, à qui il peut arriver d’être pertinent, a qualifié d’« internationale réactionnaire », semble le renforcer. Mais comme président de la première puissance mondiale, décidé à annexer le Canada, le canal de Panama et le Groenland, à étouffer de taxes ses voisins du sud et du nord comme ses anciens amis d’outre-Atlantique, à refouler en bloc la misère sud-américaine, à abandonner l’Ukraine et à laisser martyriser la Palestine au moindre prétexte, il finira par faire exploser les alliances apparemment naturelles, ou d’opportunité, qui s’étaient créées autour de lui, et par briser les dynamiques dont il a bénéficié au cours des dernières années.  

Trump, c’est là peut-être ce qu’on a le mieux perçu chez lui, est un maître en barguignage, un opportuniste par excellence, un tacticien à la petite semaine ; rien d’autre, rien de plus. De stratégie, d’idéologie – osons dire, de « vision » –, il n’a pas le début d’un commencement. « Forer, forer, forer » n’est ni une doctrine, ni un horizon, et il ne croit pas, comme son vice-président officieux Elon Musk – plus sociopathe encore, s’il est possible – qu’on plantera un jour sur Mars la bannière étoilée.  
Si l’on suit la thèse de The Apprentice, l’excellent film d’Ali Abbasi sorti cet automne et mettant en scène l’ « éducation » de Trump par l’avocat véreux et sans scrupules Roy Cohn, le succès du premier repose entièrement sur ce mantra commun aux populistes et aux maquignons : attaquer, attaquer, attaquer toujours ; ne jamais reconnaître ses torts. 
Tout cela est bel et bon ; cela peut faire un coup ; cela peut même faire une succession de coups ; mais en aucun cas cela ne peut produire de la politique à long terme. On n’a jamais raison contre la multitude, même quand on croit avoir la multitude de son côté. On ne triomphe jamais seul du monde entier, même quand on possède 5 000 têtes nucléaires – ceci moins encore lorsque votre meilleur adversaire Xi Jinping prétend en posséder autant sous quelques années. Perdurer et défendre vraiment ses intérêts, ou ceux pour lesquels on a été mandaté, nécessite inévitablement de créer de la confiance, de nouer des alliances durables, d’agir dans cette zone grise de l’intelligence réciproque radicalement étrangère à un homme qui, pour n’être capable de nourrir chez autrui que deux catégories de sentiments : la passion délirante ou l’indignation absolue, ne peut connaître avec autrui que deux catégories de relations : la domination dans le cadre d’alliances déséquilibrées, ou le combat à mort.  
 
Il y avait, et Trump finira par en faire l’expérience à ses dépens, certaines conditions tacites à la Pax Americana à laquelle la moitié occidentale du monde n’a pu que souscrire après le nazisme, le fascisme et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. La première de ces conditions était un respect affiché – ou de façade – envers les puissances subalternes qui, depuis Yorktown ou Omaha Beach, avaient le bon goût d’être des puissances alliées. Or les alliances durables ne se construisent pas par les discours humiliants ni dans le cadre d’accords léonins. Trump pense pouvoir jouer à son profit la division des Européens, voire des Canadiens (l’Alberta, le Labrador pétrolifères, contre l’Ontario dont le premier ministre rappelle avec raison, sur sa casquette de baseball bleue, que son pays n’est pas à vendre) ; nous verrons bien s’il y parvient. Reste qu’à force de manipuler des intérêts contradictoires, il en liguera inévitablement bien d’autres contre lui.  
Il me semble aujourd’hui que le sentiment d’indignation qu’on peut ressentir devant le spectacle navrant et tonitruant de ce que Max Weber aurait peut-être qualifié, pour la dénoncer, de « politique de la puissance », devrait être aujourd’hui partagé par tout Européen, par tout Américain qui se respecte – au nord comme au sud du canal de Panama. Probablement, et il faut le souhaiter pour le salut de la crépusculaire république de Washington, ce sursaut d’indignation portera d’abord ses fruits dans le sein même du peuple états-uniens, notamment dans ses catégories ciblées par la folie MAGA – chez les femmes, chez les étrangers, chez les queers, chez les pauvres. 
 
Peut-être – nous passons ici une tête hors de la grande pénombre ambiante pour entrevoir cet espoir qui nous faisait défaut hier encore – peut-être il y a là matière à extrapoler, à prospecter, à se projeter. Trump prenant le pouvoir dans la première puissance du monde, c’est l’antimodèle absolu. Je ne crois pas qu’on ait inventé la politique pour cela, tout au contraire. Dans ses Politiques, après avoir défini le pouvoir « propre au maître », Aristote affirmait : « Mais il existe un certain pouvoir en vertu duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. Celui-là, nous l’appelons le pouvoir politique […]. » Quand, un peu partout sur notre « bonne vieille Terre », des autocrates font la loi, le voile levé sur les failles et les monstres de la « première démocratie du monde » peut aussi bien être interprété comme un appel à questionner nos formes politiques, à en imaginer d’autres, pour des gens et des peuples vraiment libres et égaux. L’indignation alors aurait été féconde.  
La brutalité, la vulgarité sans limite ne rendent les injustices que plus visibles, et plus insupportables. Par comparaison, elles mettent en valeur l’aspiration partagée à la dignité, à l’équité et au respect qui est le véritable fondement des collectivités humaines – une fois passées les grandes fièvres populistes, les grands accès de violence qui font de notre histoire une tragédie indéfiniment bissée.  
Certes, il convient de ne pas se réjouir trop vite : Trump, ses associés, ses sbires et ses disciples sont bien en place, peut-être pour longtemps. Mais dès l’instant où ils ont cru inaugurer, contre le monde entier et contre les Américains eux-mêmes, leur nouveau « Gilded Age », ils se sont mis à jouer contre eux-mêmes, et le début de leur fin a commencé. 

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Fin de la République américaine ? (1/2) La prise de pouvoir de Trump

Après ce 20 janvier 2025 et les images sidérantes qui nous sont parvenues de Washington, on peut être tenté, selon la formule consacrée, de « garder le silence ». 
À quoi bon s’exprimer, en effet ? Les mots aujourd’hui se perdent tous dans un océan de paroles dont on ne sait même plus si elles sont le fait d’humains ou de robots.
Mais, en même temps : comment ne pas s’exprimer ? Ne faut-il pas, pour le bien de sa propre conscience, la délester des pensées qui la hantent ?  
C’est l’option que je prends en me livrant à cette manière de catharsis.  

Ce 20 janvier, donc, l’une des plus anciennes républiques au monde – qui se trouve aussi en être l’État le plus puissant – vient de se transformer, sous nos yeux et dans les formes de la démocratie électorale, en un régime autoritaire d’un type nouveau, conçu par et pour la société spectaculaire : une sorte de fascisme de barnum. 
Sans doute, dès l’origine, les colonies britanniques d’Amérique du Nord furent un système brutal, inégalitaire, prédateur : pour les autochtones spoliés et exterminés et pour les Noirs réduits à l’esclavage. À maints égards, jusqu’à nos jours, les États-Unis d’Amérique sont restés le pays de la violence – celle du IIe amendement –  et de la démesure capitaliste. 
Mais enfin, cette fédération d’États n’en avait pas moins été pensée comme la restauration d’un régime de liberté qui, du point de vue des colons britanniques du Massachusetts et de la Virginie, donnait, dans l’Angleterre de Walpole et de North, tous les signes de la décadence et de la corruption. Au contraire, l’Union reposerait sur le droit et sur ce principe des « checks and balances » qui était leur interprétation de l’« antique » constitution anglaise. Avec leurs incohérences et leurs parts d’ombre, les Jefferson, les Madison et les Adams, les Franklin et les Washington avaient au moins ceci pour eux de croire dans le respect de la légalité et de redouter la tyrannie de la majorité. D’une certaine manière, malgré les crimes et les excès qui sont le lot de toutes les grandes puissances, les États-Unis sont, jusqu’à la réélection de Donald Trump, demeurés fidèles à ces principes. En tout cas dans leur ordre interne.

Or tout ceci vient d’être biffé, d’un trait de plume, sur un bureau présidentiel transbahuté pour les besoins de la cause au milieu de la Capital One Arena. 
La corruption que les « Founding Fathers » avaient cru discerner dans les gouvernements anglais du XVIIIe siècle – l’esprit de servilité, les féodalités menaçantes, le pouvoir sans frein –  semble cette fois-ci s’être transportée de l’autre côté de l’Atlantique, au plus haut sommet de l’État, ensemble avec les magnats de la tech, une équipe effrayante de technocrates et de professionnels du national-populisme et, pour donner le change aux petites habitudes de l’ère démocratique, ce qu’il reste du « Grand Old Party » d’Abraham Lincoln et des institutions de la Convention de Philadelphie.  
Biden, lucide au moins dans ses derniers moments à la tête de la République américaine, a dénoncé une « oligarchie […] de l’extrême richesse, pouvoir et influence qui menace littéralement notre entière démocratie, nos droits et libertés ». Ainsi, la veille de l’investiture de son successeur, il faisait vivre encore un peu la longue histoire constitutionnelle de ce pays vieilli avant l’âge. Quant à nous toutes et tous, en quelques heures de temps, nous avons été les témoins de ce qu’il faut bien appeler une révolution antilibérale, antidémocratique, dont les symboles furent notamment :
– le serment d’un président parjure – que le XIVe amendement aurait dû empêcher de seulement candidater à sa réélection… – de « préserver, protéger et défendre la Constitution » ;
– les déclarations à l’emporte-pièce, discriminatoires, de ce même personnage ;
– la comédie de signature des décrets de « mass deportation », de destruction des lois environnementales et du droit international devant la foule enivrée de ses supporters (ou, en anglais, de ses fanatics) ;
– et, pour couronner le tout, le salut nazi, face à cette même foule, de l’homme le plus riche du monde, qui se trouve aussi et pour cette raison même être l’un des plus dangereux, allié de circonstance du président réélu. 
Je n’imagine pas que quiconque possède encore une once d’esprit démocratique et critique – cela va souvent de pair – puisse sortir de cette séquence autrement que dans un état de profond abattement.  
Surtout, je ne vois pas quel espoir pourrait aujourd’hui nous faire relever la tête. 

Dans son discours d’investiture, Trump a affirmé : « nous sommes au seuil des quatre plus grandes années de l’histoire américaine. » 
Qui cependant peut croire que, de l’Amérique à l’Europe, nous nous trouvions encore dans cette temporalité démocratique où nous avions à force pris nos aises et qui nous permettait jusque récemment de dire : aux États-Unis, dans quatre ans, en France, dans cinq ans, etc. ? Trump sans doute moins qu’aucun autre. 
En 1848, les républicains français espéraient dans le deuxième dimanche de mai 1852, date normalement fixée pour l’élection du successeur de Louis-Napoléon Bonaparte, arrivé au pouvoir par la voie des urnes. Entre-temps, il y eut un autre « 18 Brumaire » et la République disparut avec les espoirs de ses soutiens, réduits pour 20 années au silence le plus complet. 
Certainement, au point où nous sommes du pourrissement des régimes « représentatifs » – qui ont leurs défauts comme ils avaient leurs qualités –, nous nous trouvons moins « au seuil des quatre plus grandes années de l’histoire américaine » qu’au commencement d’une période de profonde noirceur, hantée par des monstres bien trop gros pour nous. 

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Faire la démocratie, de la base au sommet

L’élection présidentielle aux États-Unis nous rappelle, ou nous enseigne, deux faits.

Premièrement, que l’organisation politique de la société humaine, et des sociétés humaines, est sous-tendue par un ordre de domination où les valeurs de justice, d’égalité ne sont pour rien, et où ne comptent que la puissance, les rapports de puissance. À preuve : 140 millions d’individus viennent de désigner à part eux la personnalité qui sera chargée, pour les quatre prochaines années, de déterminer une grande part du sort du monde, sans qu’aucun autre peuple n’y eût son mot à dire. Ce schéma de domination pourrait bien sûr être transposé, à différentes échelles, à d’autres nations. En 1952, inspiré par Sieyès et sa fameuse brochure de janvier 1789, le démographe Alfred Sauvy avait forgé le mot de « tiers monde ». Dans un autre contexte, le même néologisme nous rappelle qu’il y a, sur la Terre, des « aristocrates » et un « tiers état », et que cette distinction procède du PIB, du nombre de têtes nucléaires possédées, incidemment du volume de GES rejetés dans l’atmosphère.

Deuxièmement, l’élection présidentielle américaine, et son résultat, nous rappellent, ou nous enseignent, que ce que nous dénommons « démocratie » est, en l’état, un concept labile, malléable, voire soluble. Ainsi, quand de nombreuses femmes américaines ont mobilisé l’outil démocratique pour défendre leur droit à l’avortement, dans le contexte de la remise en cause de la jurisprudence Roe versus Wade, les trumpistes, de leur côté, en eurent une tout autre compréhension. La démocratie, la liberté, consistait pour eux à pouvoir continuer de déployer sa puissance – virile, économique, militaire, culturelle, etc. – au détriment des « autres » – migrants, minorités de race ou de genre, femmes, ensemble du vivant, reste du monde, etc. – sans être « emmerdé » – par les juges, journalistes, « marxistes », etc. Deux usages irréconciliables d’un même terme, donc, jusqu’à la perte de sens et de valeur.

Ceci ne nous interroge pas « simplement » parce que l’ensemble de la vieille Europe, dans le sillage du mouvement MAGA, est en train de virer au brun, ou au bleu-brun. D’une manière plus fondamentale, ces deux faits – le premièrement, le deuxièmement – forment ensemble une invitation pressante à dire ce qu’est la démocratie, à peine de ne pas être capable de la reconnaître, ni par conséquent de la rattraper, au moment où elle menace d’échapper au milliard de Nord-Américains et d’Européens qui s’enorgueillissent de l’avoir inventée, ou réinventée, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Ce coup d’œil sur le contexte politique aux États-Unis, cette démonstration par l’absurde (la réélection du factieux orange : Donald J. Trump), peuvent suffire, d’intuition, à nous aiguiller, en pointant ce que la démocratie n’est pas : tout système, ou processus, qui, sous l’apparence du choix populaire, conduirait à entériner la loi du plus fort, du plus riche, du plus puissant, dans la société comme dans chacune de ses sphères et sous-sphères – au détriment, faut-il le préciser, du principe de justice, de la possibilité de la vie commune et, plus concrètement, de tous les individus, humains ou non-humains, assignés par nos sociétés à un statut minoritaire.

En première approche, cette définition en creux, en négatif, entre en contradiction avec certaines idées que nous chérissons telles la « souveraineté », la « volonté générale », etc. Justement, le moment n’est-il pas venu de réviser ces idées, d’actualiser nos conceptions ? Les cas extrêmes où elles nous entraînent présentement n’en rappellent-ils pas d’autres, passés, et plus extrêmes encore ? Le principe de souveraineté – du peuple, de l’État – n’a-t-il pas été traduit, en 1933, devant la déjà caduque Société des nations, par ces mots du ministre de la propagande de l’Allemagne nazie, Joseph Goebbels : « charbonnier est maître chez soi » ? Qu’est-ce, en effet, que le national-populisme – nord-américain, européen, et quelle que soit sa tendance – sinon une prétention maximaliste à la souveraineté, au nom d’une légitimité d’apparence, procédant de l’apparence du choix populaire ?

La lente construction de l’état de droit, les tentatives, poussives, douloureuses, tragiques, aujourd’hui réduites à néant – par la Russie en Ukraine, par Israël à Gaza et au Liban, par l’Iran des Mollahs, par les États-Unis, par d’autres encore – de construction d’un droit humanitaire et d’une communauté internationale, nous ont appris que la démocratie, pour exister, supposait autre chose que simple le respect de certaines formes de consultation du peuple. L’issue de l’élection suprême dans la soi-disant « première démocratie du monde » nous apprend que même ces formes méritent d’être questionnées en profondeur. La reproduction, dans l’ordre politique, des dominations de l’ordre social, ne peut être le but d’une société qui se pense et se proclame démocratique. Ou alors, c’est que cette société se ment à elle-même.

Nous mentons-nous à nous-mêmes, aux États-Unis, en France, dans tous les États où l’on croit encore pouvoir s’adjuger l’avantage moral de la démocratie pour sermonner la planète entière ? Nous avons, il est vrai, de fragiles contrepouvoirs ; c’est ce qui nous distingue des authentiques dictatures, heureusement pour nous, malheureusement pour les Iraniennes, les dissidents russes ou syriens, les Ouïghours ou même le peuple chinois, etc. Mais du point de vue de la capacité de la société à se représenter elle-même et à décider elle-même, dans réelle sa pluralité et diversité, et dans des conditions d’information et de délibération satisfaisant à des standards véritablement démocratiques, tout indique que nous sommes loin, très loin, de plus en plus loin du compte. Sous cet aspect, la présidentielle américaine ne saurait nous faire oublier la situation où nous nous trouvons en Europe et en France, puisque nous ne sommes épargnés ni par la montée en puissance des entreprises politiques d’extrême droite, ni, corrélativement par la brutalisation de toutes les formes de minorité et la dégradation des conditions de la vie commune.

Pour agir sur cet état de choses, il faudrait investiguer d’autres manières de procéder, de nous représenter, de délibérer en commun. Il me semble que dans les temps actuels, ce devrait être là l’idée fixe des forces de gauche – et même de toutes les forces sincèrement démocrates. Ceci m’apparaît comme le substrat nécessaire des stratégies de conquête du pouvoir, vouées, si elles sont mises en œuvre hors de toute vision prospective, à reconduire de mêmes logiques délétères.

Il s’agit ici de penser d’autres institutions politiques, dont l’élection ne serait pas l’alpha et l’omega, notamment en intégrant la représentation par tirage au sort à tous les niveaux de la société politique.
Dans un papier publié l’été dernier sur QG.media, j’ai tenté de rappeler brièvement l’opportunité et les avantages de cette modalité de délégation pratiquement inusitée depuis l’Antiquité grecque, ou le Moyen Âge italien, le cas des jurys mis à part. Ce n’est là qu’un trop bref résumé. Des auteurs ont écrit, écrivent des choses éclairantes sur ce sujet, on trouvera quelques références de lectures (Bernard Manin – décédé voici quelques jours… – Jacques Rancière, Yves Sintomer) dans le texte que je viens de citer. De petits collectifs militants y travaillent, soit sur des aspects plus institutionnels et techniques – par exemple, Sénat citoyen – soit en se plaçant plutôt sur le terrain des principes – par exemple, Le Sort du peuple – (je ne cite ici que ceux que je connais, pour y prendre part).

Ce principe du tirage au sort, n’appartient à personne, il est à la disposition de quiconque voudra s’en servir pour questionner le caractère exclusivement électoral de nos démocraties, et envisager la perspective d’une représentation plus fidèle de la société, décorrélée des mécaniques de domination qui la structurent et dont les institutions politiques actuelles permettent et assurent la reproduction.
Naturellement, cette approche radicale de la démocratie, de la délibération, également de l’ « espace public », au sens de Habermas, a vocation à irriguer tous les niveaux de la société politique. C’est d’ailleurs l’objectif de la proposition de loi constitutionnelle de Sénat citoyen, qu’on aura avantage à aller consulter. Un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, des assemblées citoyennes tirées au sort ont été instituées au niveau des communes – le site buergerrat.de en présente une liste. L’intégration progressive de cette procédure est donc déjà en cours – certes, dans quelques dizaines de communes seulement, sur les 35 000 que compte la France. On imagine mal à cet égard que les partis français – ceux de la gauche, en particulier – ne s’emparent pas résolument de cet enjeu en vue des prochaines municipales, prévues pour 2026. Je pense en particulier à nos villes de banlieue – du 93, où je vis – où les populations sont, de fait, fort éloignées des lieux de la délibération, même lorsqu’elles possèdent le « droit de cité ».

La démocratie peut finir à la tête de l’État, mais elle commence toujours au plus près des gens. Ne pas concevoir cette idée simple, c’est préparer et endosser le long ordonnancement des injustices et des dominations, de la base au sommet. C’est compromettre la possibilité de la vie commune, dans l’égalité, la dignité et le respect.

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La gauche souffre de n’exister quasiment plus sous une forme partidaire robuste

Au début de mai j’avais publié ce papier appelant à la formation d’une alliance de type Front populaire pour défendre la société contre la montée en puissance de l’extrême droite. C’est dire si j’ai accueilli avec soulagement l’unité préfigurée dès le 10 juin au soir, et scellée le 14, entre les forces de l’ex-Nupes. Quinze jours plus tard, à l’avant-veille du premier tour, je jugeais « raisonnable d’être raisonnablement plus optimiste » que je ne l’avais été dans les semaines précédant l’annonce de la dissolution. J’écrivais même : « À condition que les membres qui la composent sachent se parler, se taire, aussi, pour mieux s’écouter, à condition, par conséquent, qu’il y émerge et s’y impose suffisamment de personnalités capables de déployer ensemble de telles qualités démocratiques, cette alliance sera forte de sa diversité, et pourra porter du fruit. » Or, deux semaines après la divine surprise du 7 juillet, il est à peu près acquis que la gauche, prise de vitesse par Macron et Wauquiez, a dilapidé ses chances pour le présent et, en partie, pour l’avenir. Elle les a dilapidées pour le présent, en se montrant incapable de transformer son succès arithmétique en une victoire politique. Elle les a en partie dilapidées pour l’avenir, car quelque courte qu’eût été sa gestion en cas d’accession à Matignon, celle-ci lui eût permis de planter les premiers jalons d’une politique de justice sociale et de marquer ainsi des points dans de larges franges de l’électorat en vue de la prochaine présidentielle. Au lieu de quoi elle a révélé et sa profonde impréparation, et les problèmes qui la minent de l’intérieur. Pour avancer malgré tout il est utile de poser dès maintenant quelques constats et quelques hypothèses. Premier constat : obnubilés par le signe magique de l’unité, nous avons été nombreux à ne pas percevoir les difficultés mécaniquement occasionnées par la nouvelle structuration de la gauche partidaire. De fait, les passes d’armes au sujet des « candidatures » Bello, puis Tubiana, témoignent des luttes à l’œuvre entre les deux principales forces du NFP, dont chacune, aspirée par le dangereux mirage de la présidentielle, se croit des titres à l’hégémonie. Une manière d’obvier à cette difficulté aurait été d’acter le soutien sans participation de la France insoumise à un gouvernement conduit par ses trois « partenaires ». Quitte à se revendiquer du Front populaire, on aurait pu en effet s’inspirer de cette solution employée en 1936. Ceci afin de faire émerger sinon un gouvernement de gauche, du moins un gouvernement dominé par la gauche, où la force d’impulsion serait venue de la gauche. Chacun y aurait trouvé son compte : et la FI, libre de retirer à tout moment ses billes sur le thème « le programme, rien que le programme, tout le programme », et le NFP, alors en situation de faire passer certaines de ses mesures les plus emblématiques. Las, dans cet attelage pourtant moins disparate qu’on l’a dit au plan programmatique, chacun a tiré à hue et à dia. Et même quand il lui est arrivé de faire cause commune, pour la répartition des postes à l’Assemblée, le NFP s’est montré assez dépourvu d’esprit de suite. Par exemple, était-il opportun de briguer la présidence de la commission des finances, réservée à l’opposition, en annonçant une démission en cas de désignation d’un•e représent•e de la gauche à Matignon ? Il est permis d’en douter. Deuxième constat : le problème général de la structuration du NFP recouvre – et se double de, et s’explique par – une série de problèmes internes aux organismes qui le composent. Parmi ces problèmes : la faiblesse programmatique et militante du PS et, malgré les efforts louables de Faure pour réancrer ce parti à gauche, la persistance du hollandisme en son sein. Également : la stratégie populiste de la FI et ses corollaires, dont : 1/le renoncement à la démocratie partidaire au profit d’un système « gazeux » construit autour d’un leader charismatique dont les positions n’apparaissent pas plus discutées en amont qu’elles ne sont susceptibles d’être remises en cause en aval ; 2/les fractures terriblement dommageables créées partout où la complexité sociale appellerait une autre manière de voir que le crétin et simpliste « eux ou nous ». Mon idée sur ce chapitre est qu’après avoir imposé avec talent les thèmes de la gauche dans le débat public, la FI a commis une erreur majeure, en 2022, lorsque sa représentation à l’Assemblée est passée d’une petite vingtaine à une petite centaine de députés, en n’amendant pas sa stratégie de conflictualisation. De ces constats trop rapidement brossés il ressort notamment qu’il manque à la gauche de véritables partis, de forces capables d’affirmer une vision stratégique à l’extérieur parce qu’elles se sont au préalable organisées démocratiquement à l’intérieur. Et, par là même, capables de dialoguer les unes avec les autres. Que les choses soient claires : je ne crois pas que les partis soient la panacée – il faut à ce sujet lire la toujours stimulante Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil. Pour autant, et comme de très nombreux sympathisants de gauche, je constate que ces formations sont indispensables, au moment où nous sommes, à la mise en œuvre de mesures de progrès démocratique et social. Il est terrible à cet égard que, même laminée, même déchirée, la droite de Wauquiez semble en mesure de s’organiser mieux que la gauche, pour peser plus que la gauche, soi-disant victorieuse, sur les futures politiques publiques. Ceci par contraste met en lumière la totale impréparation d’une gauche qui n’existe quasiment plus sous une forme partidaire robuste. Comme si, malgré les proclamations de ses leaders, celle-ci avait implicitement choisi de ne pas exercer le pouvoir. Pendant ce temps, la société civile, les citoyennes et citoyens mobilisés pour le NFP ont de bonnes raisons se sentir lésés, et désappointés. Ce triste spectacle rappelle immanquablement ces mots bien connus de Marx au début du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Naturellement il est tentant d’appliquer ce piquant constat au Nouveau Front populaire, vraie espérance au commencement, mais, en l’état, pâle copie de l’ancien. En son temps, la minorité de l’assemblée générale de la Commune de Paris avait refusé la formation d’un « Comité de Salut public », jugeant qu’il fallait laisser où elle était la « Grande Révolution », et s’occuper plutôt d’inventer l’inconnu. Au-delà des symboles du passé, dont il est acquis désormais que nous savons les manier, l’histoire ne cesse de nous placer face au même défi.
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Pour dépasser la crise du politique, intégrons le tirage au sort à notre République

Depuis le 7 juillet au soir, la configuration d’une Assemblée nationale fractionnée en trois blocs dont aucun ne domine nettement les autres mobilise presque entièrement l’intelligence collective. De gauche à droite, les coalitions électorales poussent leur avantage, se croyant chacune quelque titre à désigner leur candidat pour Matignon. Sur les ondes, sur les plateaux de télévision, et à longueur d’éditoriaux, les spécialistes de droit constitutionnel discutent des conséquences de la tripartition sur le fonctionnement de l’État en régime de Ve République. Ici, l’on agite ici le spectre d’une « France ingouvernable » ; là, on se félicite que ce vieux pays encore imprégné de tradition monarchique réapprenne les vertus du régime parlementaire ; partout, l’on est dans l’expectative, et la lettre d’un Macron qui se voudrait encore le « maître des horloges » n’y arrange rien.

Bien sûr, ces débats doivent avoir lieu. Notre vie politique s’inscrit dans un certain cadre constitutionnel, elle est gouvernée par certaines règles, certains usages, qu’il s’agit tout à la fois de connaître et d’interpréter afin de s’adapter à un contexte inédit. Le risque est grand, cependant, si nous nous laissons hypnotiser par les raisonnements politiciens et juridiques, que nous ne passions à côté de problèmes plus fondamentaux, touchant à la nature même du contrat social […] Lire l’intégralité de cette tribune sur QG.media.

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Le soir et le lendemain

Il est des moments de joie sans mélange. Le dimanche 7 juillet 2024 au soir, place de la République, à Paris, et sur d’autres places d’autres villes de France, fut l’un de ces moments. Quoi qu’il advienne, celles et ceux qui l’on vécu, et partagé, en garderont pour longtemps le souvenir.  

Une seconde encore avant vingt heures, nous n’en menons pourtant pas large. Les nombreux désistements de l’entre-deux-tours doivent suffire tout au plus à empêcher le RN d’obtenir une majorité absolue. Il semble acquis que ce parti sera en mesure de former le premier groupe à l’Assemblée nationale. Mais voici que le mouvement « en contre » s’avère plus ample, plus vigoureux, donc plus décisif qu’attendu. À l’arrivée, le « front républicain », permis par la dynamique de « front populaire », n’est ni un baroud d’honneur, ni une retraite ordonnée, ni un acte de résistance face à l’inéluctable : il est une affirmation résolue, performative, des principes démocratiques dont nous étions les héritiers, et dont nous sommes dorénavant les continuateurs. Alors, comme tant d’autres à l’annonce des résultats, nous nous mettons en chemin pour nous joindre à la foule déjà massée place de la République. Nous l’y trouvons comme aux grandes heures de ses luttes : compacte, vibrante, tenant la place et la chaussée, et juchée jusque dans les bras des allégories, la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, sur le socle du monument de bronze. C’est juillet d’une saison maussade, mais pour une fois l’air est à peu près doux, et dans le ciel clair encore s’élèvent les clameurs d’une espérance décuplée par la surprise.  

Plusieurs fois nous sommes venus en ces lieux, depuis l’annonce de la dissolution. Le 11 juin, nous y étions, avant d’aller tenir le siège de la rue des Petits-Hôtels, où le futur Nouveau Front populaire jouait son existence. Le 15, nous nous y retrouvions à nouveau, pour une marche venteuse, où les slogans, trop rares, s’envolaient dans les bourrasques. Le 23, nous y étions encore, cette fois-ci sous un soleil digne de l’été commençant, et pleins d’une ferveur nouvelle, au nom des droits des femmes et des minorités de genre, attaqués par l’extrême droite. Mais jamais ce me semble la foi dans l’avenir n’a été si forte, ni si pure, qu’en ce premier dimanche de juillet. 

Un moment, peut-être, ce soir-là, le souffle de l’incrédulité, la stupeur des victoires inespérées, la crainte du danger tout juste évanoui demeurent encore sur la foule. On exulte, mais on reste combatif. On scande : « Siamo tutti antifascisti », qui est un classique, et : « Hanouna, casse-toi », qui est une nouveauté. Puis, quand le soleil jette ses derniers éclats par les boulevards, un premier cortège se forme, derrière une première fanfare, sur l’air de Debout les femmes. Les cœurs alors s’allument comme un immense feu de bengale. Aux quatre coins de la place, des cuivres, des derboukas jouent la musique de l’espoir et de la délivrance : on chante, on danse, on se presse, on s’embrasse, on se reconnaît, on se parle sans se connaître, on se rend aux guitounes, aux chariots venus en pagaille abreuver, nourrir le monde qui ne cesse plus de grandir. Le 7-Juillet est un 14-Juillet avant l’heure, sans défilé ni garden party, l’une de ces grandes fêtes populaires qui illuminent même les heures les plus sombres. Dans le ciel désormais bleu comme la nuit, des feux d’artifice crépitent, et la Marianne gigantesque, tutélaire, paraît peuplée de lucioles. Autour d’elle, à ses pieds, les drapeaux claquent ; l’histoire rendue pour un instant à sa cohérence révolutionnaire ne somme personne de choisir entre le rouge et le tricolore.  

Bien sûr, la « bête immonde » n’est pas morte : elle est à peine sonnée. Hier encore, elle a grossi, malgré le coup sur son museau. Comptons plutôt. 5 millions de voix en 2002, 13 en 2022. Et 10, en 2024, soit les trois quarts des voix cumulées des autres « blocs ». Huit députés en 2017, 89 en 2022, 126 en 2024. 143 avec les ralliés de la droite. Sans front républicain, c’est sûr, le RN emportait la majorité relative. Peut-être plus. Qu’importe, il ne voulait pas d’un pouvoir de cohabitation. La dissolution était un accident de parcours. Bardella, il s’en est confié, en a été pris de « vertige ». Son « plan Matignon » était une mystification. Le Pen n’a d’yeux que pour l’Élysée. « S’il faut en passer par là » dit-elle aujourd’hui en pariant sur le pire, et en se réservant pour la suite. Par nature, l’élection présidentielle lui est plus favorable. Elle le sait et nous devons en être prévenus. 
 
Dans l’intervalle, la dynamique est à nouveau du côté des forces de progrès. Un vieux sage dont nous ignorons le nom a dit : « La route est étroite, mais le ciel s’éclaircit. » À moins que ce ne soit l’inverse. Voici donc des partis de gauche alignés, se tenant tous en respect les uns les autres. Voici un bloc de gauche rééquilibré, dont chaque membre hésiterait sans doute, au point où nous sommes, à porter la responsabilité d’un échec collectif. Sandrine Rousseau parlait d’or le 10 juin dernier, en déclarant : « Le premier qui sort de ça, il finit au bout d’une pique. » Ceci n’est pas moins vrai après le 7-Juillet ; peut-être l’est-ce plus encore. Si, comme a dit Faure, elle sait se refuser aux « coalitions des contraires », la gauche de gouvernement peut tracer sa route. Probablement pas en appliquant « tout le programme » – comment le pourrait-elle, avec une poignée seulement de sièges d’avance ? – mais en mettant au moins en œuvre les mesures sociales les plus nécessaires, les plus emblématiques, celles auxquelles les forces de droite et du centre à l’Assemblée ne pourraient s’opposer qu’à leurs risques et périls, se coupant définitivement de la population. Après avoir été revivifié par les urnes, l’espoir doit être concrétisé dans les faits ; c’est là la responsabilité du Nouveau Front populaire ; le peu qui pourrait être réalisé sous ce chapitre dans les prochains mois serait pour l’avenir un jalon crucial.  

Au lendemain de cette victoire, certes courte, certes, relative, mais politiquement significative, et peut-être historiquement déterminante, ne nous laissons toutefois pas enfermer dans des schémas institutionnels en grande partie caducs. « Vaincus » ou « vainqueurs » : personne ne peut se satisfaire d’une configuration politique où, pour des raisons en partie circonstancielles, mais en partie structurelles, les conditions de l’exercice démocratique ne paraissent plus réunies. Ni les électeurs du RN, dont nous combattons les options électorales, mais qui peuvent à juste titre se sentir lésés d’avoir été recalés aux portes du pouvoir. Ni ceux de la gauche, requis trois fois en vingt ans de « faire barrage », contre leurs convictions, contre les intérêts des classes populaires et de la société dans son ensemble. Ni d’ailleurs aucun•e citoyen•ne lucide. Car le problème politique, au sens premier du terme, auquel sont confrontés la France et la plupart des pays occidentaux, est bien plus profond. Il interroge le caractère démocratique des États qui se réclament de cet idéal. Il nous engage, à peine de décomposition et de pourrissement accéléré des communautés nationales, à procéder à l’examen critique des institutions politiques qui les fondent, en commençant par nous demander si celles-ci permettent effectivement à la société de se parler telle qu’en elle-même et d’être vue d’elle-même se parlant. Cette question, c’est aussi la responsabilité de la gauche élue le 7 juillet que d’oser la poser, et d’oser y apporter un commencement de réponse.

Ce billet a été publié simultanément dans l’espace blogs du Club de Mediapart.  

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