En acceptant l’interprétation du réel produite par le gouvernement israélien d’extrême droite, les Occidentaux se sont rendus complices de ses crimes. Les récentes évolutions vers une hypothétique reconnaissance de l’État de Palestine et de possibles sanctions contre Israël apparaissent bien fragiles. Faudra-t-il boire la culpabilité jusqu’à la lie ? Assister, impuissants, à une « Nakba de Gaza » ?
« Coupables. » Est-ce que nous plaiderons devant le tribunal de l’histoire, nous, Occidentaux, qui aurons laissé se perpétrer les crimes de Gaza ?i Ou ces faits seront-ils engloutis par nos consciences, comme tant d’autres le furent, avant de remonter un jour à la surface, tels des cadavres mal lestés ? Les récents développements de l’opération israélienne dans l’enclave palestinienne, la mobilisation des sociétés civiles, la perspective, redoutée par certains dirigeants occidentaux, d’avoir à répondre de faits de complicité devant une juridiction internationale, ont fait bouger – ou frémir – les lignes. Paris, Londres, Ottawa se sont récemment mis au diapason sur une hypothétique reconnaissance de l’État de Palestine, et l’Union européenne parle – parle ! –, à la surprenante mais nécessaire initiative des Pays-Bas, de suspendre enfin son accord d’association avec Tel-Aviv, comme le proposaient depuis de longs mois l’Irlande et l’Espagne. Cela suffira-t-il à remettre ces États dans la voie de la morale, de la justice et du droit ? Cela suffira-t-il, surtout, à enrayer la machine de mort enclenchée par le gouvernement israélien d’extrême droite ? Pour l’heure, tout indique que non : l’épuration ethnique s’accordant dangereusement avec le projet de « Riviera » de Donald Trump, et l’Europe hésitant devant les coups de pression de Netanyahou, le plus probable à cette heure demeure que nous assistions, impuissants, à une deuxième Nakba, à la « Nakba de Gaza », selon les mots prononcés par le ministre de l’agriculture d’Israël Avi Dichter, en novembre 2023ii.
Cette date de novembre 2023 est importante : elle nous engage à ne pas oblitérer l’histoire d’avant la rupture de la trêve par Israël, le 18 mars dernier, et ce « début de commencement » d’un changement de politique. Car avant Trump, il y eut Biden, il y eut le soutien « inconditionnel » des Occidentaux à une « légitime défense » qui n’en était déjà plus une dès les jours qui suivirent les massacres du 7-Octobre – si l’on a égard à la nature évidemment indiscriminée, évidemment punitive de la réponse, sous-tendue par une certaine idéologie, dirigée vers un certain objectif politique, tous deux incompatibles avec le droit humanitaire comme avec le droit international. Dès cette époqueiii, nous aurions théoriquement pu, et moralement dû, faire le départ entre la compassion et la complaisance, entre l’amitié et la complicité. Nous ne l’avons pas fait alors, nous nous sommes abstenus ensuite, c’est notre lot de crime et de honte.
Jusque récemment, nous nous étions habitués à ne plus nous sentir coupables, et d’aucuns même prenaient de plus en plus mal qu’on leur parlât de mémoire, de vérité et de justice – c’est-à-dire, d’après eux, de « repentance ». En France, après quelques décennies de silence, l’on avait enfin consenti à regarder la souillure indélébile du concours apporté par le gouvernement de Vichy au génocide des Juifs – ce qui n’empêcha pas un certain agitateur politique, soutenu par un de nos « grands capitaines d’industrie », de présenter Pétain comme le sauveur des Juifs français. Mais on refuse encore, dans une très large mesure, de voir seulement « nos » massacres, ceux accomplis de notre propre mouvement, sans même le souci de complaire à une puissance occupante : Thiaroye (1944), Sétif et Guelma (1945), Madagascar (1947-1948), Paris (1961), qui appartiennent pourtant à notre histoire procheiv. Depuis lors, l’époque des guerres coloniales étant refermée, nous avons connu cet état de conscience légère qui semblait devoir nous autoriser à donner des leçons au monde entier sans jamais avoir à endurer ses reproches. Notre responsabilité, celle, par exemple, liée à notre modèle de développement capitaliste, à nos modes de production et de consommation, était et demeure en quelque sorte diluée dans la mondialisation et dans le mythe toujours tenace de la croissance. Ainsi, nous détruisions tout, mais nous pouvions continuer de dormir sur nos deux oreilles – et rien n’indique, en ces temps de loi Duplomb et de « drill, baby, drill », que nous le ne puissions plus.v
Mais voilà que Gaza nous attrape en pleine face. Gaza, ce n’est pas le « trèfle à douze feuilles ou le triton à huit pattes » menacés par la construction de l’A69, pour reprendre les terribles arguments du sénateur Folliotvi. Quand des milliers de tonnes de bombes – états-uniennes, notamment – s’abattent sur une population civile enfermée dans un « enclos » de 365 km², réduite intentionnellement à une situation de quasi-faminevii et peu à peu privée de tous les services essentiels – sans même parler des autres services, guère moins essentiels, dont la destruction aura pour conséquence d’annuler littéralement l’avenir –, il devient difficile de ne pas voir. Ne pas voir : c’était pourtant, jusqu’il y a peu, le désir fou des Occidentauxviii, qui, en acceptant sans barguigner l’interprétation du réel produite par le gouvernement de Netanyahou, au lieu de le rappeler à ses obligations, de lui fixer des limites et, par suite, de poser des conditions à leur soutien dans la lutte contre le Hamas, comme c’eût été leur devoir vis-à-vis d’un pays ami et alliéix, se sont rendus complices de sa fuite en avant et du projet génocidaire des Ben Gvir et des Smotrich. À quoi l’on peut ajouter que, ce faisant, les mêmes Occidentaux ont œuvré à transformer Israël en un « État paria », selon les mots de l’ancien officier général et président des Démocrates Yaïr Golan.
Ne pas avoir regardé, ne pas même avoir voulu voir, et continuer encore de nous voiler en partie la face, c’est bien ce qui fait de Gaza notre affaire, notre culpabilité. Par-delà les sensibilités particulières qui nous lient de diverses manières aux sociétés et aux peuples du Proche-Orient, la « situation » dans l’enclave relève de notre responsabilité en ce que les faits qui y sont constatés – qui relèvent indubitablement, d’après une masse immense de témoignages concordants, des qualifications de crimes de guerre et/ou de crimes contre l’humanité et/ou de génocide –, ont été et continuent d’être commis sur ordre d’un État allié de l’Occident, avec l’accord, plus ou moins explicite, plus ou moins tacite, des gouvernements occidentaux. Et, dans des proportions qu’il conviendra de déterminer concernant notamment les États-Unis ou l’Allemagne, avec leur aide matériellex.
Nous voici donc replongés dans nos propres noirceurs. Engagés non seulement à agir pour empêcher la nouvelle « Catastrophe » des Palestinien·nes d’être totalement consommée – par destruction et/ou par éviction, comme c’est le but des extrémistes juifs israéliens désormais « opportunément » secondés par le projet délirant mais crédible de l’administration Trump –, mais également, à travers elle, à nous interroger sur les ressorts de ce qu’il faut bien qualifier, nous concernant, de gigantesque faillite morale. Je passe ici sur l’alliance objective qui a pu s’établir entre les extrêmes droites et les droites extrêmes d’ici et de là-bas, dont les fantasmes se rejoignent en un même point : la construction de la figure barbare de l’Arabe et du musulmanxi. Ce ne peut être là la « causa prima » de notre aveuglement volontaire. Plus profondément, mais en lien avec ce qui vient d’être dit, la tragédie des Gazaoui·esxii fait apparaître un certain ordre du monde, une hiérarchie des vies qui, malgré toutes nos déclarations sur les humains libres et égaux en droits, structurent nos manières de voir, et dont les discours et projets extrême-droitiers ne sont que la formalisation idéologique et l’expression paroxystique.xiii
Musk n’étant plus à Washington pour nous faire accroire que nous pourrions la quitter pour Mars ou ailleurs, nous sommes bien forcés de nous contenter de notre « petite planète »xiv. Or, à moins d’imaginer, comme le professent les suprémacistes de tout poil, que les sociétés n’existent et ne s’épanouissent qu’en s’asservissant ou en s’anéantissant mutuellement, cette circonstance matérielle – le caractère limité des terres et des ressources, la pluralité des groupes humains – nous oblige à penser et organiser les conditions de notre vie commune dans un rapport d’égalité et de dignité réciproque. En Palestine, en Israël, cette possibilité semble pour longtemps repoussée, à supposer qu’elle ne soit pas définitivement annihilée. L’initiative française, bien tardive, tendant à la reconnaissance d’un État palestinien – mais sur des confettis de territoire, des débris de maison et des morceaux de corps – ne devrait pas y changer grand-chose. Il est du reste loin d’être certain qu’elle soit suivie d’effet : la presse, ces derniers jours, rapportait l’embarras de Macron, comme souvent atermoyant après avoir été claironnant, à l’approche de la conférence de New-York. Faudra-t-il que nous laissions encore faire ? Que nous buvions notre culpabilité jusqu’à la lie ?xv Force est de reconnaître que rien, au moment où ces lignes sont écrites, n’incite sérieusement à l’espérance.
Quant à l’avenir, s’il existe encore, on ne peut exclure que sous le poids incommensurable de nos fautes passés et présentes,nous parvenions à frayer des chemins plus profitables. Ou alors, il faudrait renoncer à tout, maintenant. La culpabilité n’est pas que rumination et fatalité. À condition d’accepter de voir et regarder les faits, elle peut être apprentissage. Le refus durable et obstiné des États occidentaux de reconnaître les Gazaoui·es dans leur complète humanité nous donne un aperçu des efforts à réaliser ; les mobilisations citoyen·nes pour la cause de l’humanité à Gaza – et où qu’elle se trouve – nous montrent que rien n’est jamais ni totalement vain, ni tout à fait impossible.
i « Nous », ce n’est certes pas nous tous·tes, si l’on en juge par l’importance des mobilisations pour que cessent les crimes contre les civils palestiniens. Mais s’il nous est loisible de nous désolidariser de la politique internationale d’un État dont nous sommes le/la ressortissant·e, je ne vois pas que l’on puisse s’abstraire de la société à laquelle on appartient.
ii Le Monde, 22 mai 2025. Et également, à l’annexion des colonies de Cisjordanie, dont la création fut tolérée par les Occidentaux pendant des décennies au mépris du droit, et dont le ministre en charge Bezalel Smotrich vient d’annoncer le développement sur 22 nouveaux sites.
iii Et même, faut-il le rappeler ?, dès avant, puisque le nouveau cycle de violence engagé par l’opération terroriste « Déluge d’Al Aqsa » s’inscrit dans une longue histoire d’injustices dans laquelle les Occidentaux n’ont pas tenu leur place d’allié exigeant de Tel-Aviv et de défenseurs des Palestiniens dans leur droit, internationalement reconnu depuis 1948, à un État.
iv Un regard plus ample sur l’histoire de la colonisation – et sur tous les processus coloniaux – conduirait à en exhumer bien d’autres. L’épisode « Aphatie », du début de cette année 2025, montre à quel point la société française demeure ignorante de ces crimes : de leur caractère barbare et systématique.
v Alors même que nous découvrons peu à peu l’ampleur inimaginable de la pollution de notre environnement et de la totalité de ses éléments naturels : PFAS dans les cours d’eau, acétamipride dans l’eau de pluie, cadmium dans les terres arables, microplastiques partout, etc., etc., etc.
vi Mediapart, 15 mai 2025.
vii Y a-t-il plus cruel que ces tirs contre les civils allant chercher leurs rations de nourriture dans le cadre de la nouvelle architecture de l’« aide alimentaire » à Gaza, reprise en main par les Israéliens et les États-Uniens ? Malgré les dénégations de Tsahal, une enquête de CNN (https://edition.cnn.com/2025/06/04/middleeast/israel-military-gaza-aid-shooting-intl-invs) met en évidence que les dizaines de morts constatés à cette occasion ont très probablement été causées par des tirs de mitrailleuses israéliennes. Soulignons ici que le nouveau directeur de la soi-disant Fondation humanitaire pour Gaza (GHM) n’est autre que Johnnie Moore, décrit par Le Monde du 6 juin comme un « leader évangélique et ex-conseiller de Donald Trump [qui] avait notamment soutenu la proposition du président américain d’expulser les Palestiniens de Gaza pour y lancer des projets immobiliers. »
viii Ce billet ne peut être le lieu d’un examen de la question cependant fondamentale des médias à Gaza. On sait que le gouvernement israélien, désireux par-dessus tout d’abolir la conscience et l’intelligence, comme j’ai cru pouvoir le relever dans un autre texte, interdit depuis le début de ses opérations l’accès de la presse internationale à l’enclave palestinienne. On sait moins que cette même presse n’a pas toujours montré l’entrain qui aurait pu être le sien pour forcer cet accès. Retenons surtout qu’au début du mois de mai, plus de 200 journalistes avaient été tués à Gaza par l’armée israélienne depuis le déclenchement des représailles, en octobre 2023, dont 44 dans l’exercice de leurs fonctions (https://rsf.org/fr/gaza-rsf-dénonce-la-mort-du-journaliste-indépendant-yahya-sobeih-dans-une-frappe-israélienne).
ix Groupe islamiste aux méthodes terroristes dont il est bien établi que Netanyahou l’a renforcé, des années durant, au détriment de l’Autorité palestinienne, afin d’empêcher toute perspective politique susceptible de déboucher sur la création d’un État conformément aux résolutions de l’ONU. Dans le même registre, l’ancien ministre et président du parti ultranationaliste Israel Beytenou, Avidgor Liberman, a accusé le 5 juin sur la radio publique israélienne Kan Reshet B le premier ministre Netanyahou d’avoir armé des groupes (des « gangs criminels ») dans la bande de Gaza pour faire pièce au Hamas.
x Mais ils ne sont pas les seuls. Comme l’ont révélé les médias d’investigation Marsactu, The Ditch et Disclose, des pièces détachées pour mitrailleuse fabriquées par la société française Eurolinks s’apprêtaient, début juin, à quitter le port de Fos pour être livrés à la société Israel Military Industries – troisième expédition de ce type depuis le début de l’année 2025. https://marsactu.fr/la-france-sapprete-a-livrer-des-equipements-pour-mitrailleuses-vers-israel-depuis-fos/
xi Les crimes racistes du 31 mai à Puget-sur-Argens résonnent avec cette construction idéologique devenue une sorte de plus petit dénominateur commun entre les extrêmes droites. Le Monde du 6 juin rapporte ainsi les propos de leur auteur, Christophe B., dans l’une de ses vidéos :« Et puis, les pro-Gaza, allez vous faire enculer. Les feujs [les Juifs] sont pas forcément nos ennemis. Ce qu’ils ont fait, ben voilà, ils se sont fait tirer dessus. Ben j’ai fait pareil aujourd’hui, pour leur montrer que la peur, elle peut changer de camp. Tenez-vous à carreau les bicots, car des mecs comme moi, il va y en avoir plein, plein, tenez-vous à carreau. » L’usage de l’adverbe « forcément » est par ailleurs éclairant sur la manière dont les extrêmes droites occidentales peuvent concevoir leur soutien à l’Israël de Netanyahou. Une partie de l’ultradroite fut à ce sujet particulièrement explicite, au lendemain des massacres du 7-Octobre, sur l’opportunité de mettre ses exécrations antisémites au second plan, le temps de s’attaquer aux « Arabes ».
xii Et de la terre de Gaza. Jean-Pierre Filiu, d’après les extraits de son dernier livre rapportés par la presse (Un historien à Gaza, Les Arènes, 2025), rappelle combien elle fut fertile.
xiii Mais ces discours et projets, en gagnant du terrain et en s’autonomisant, influent en retour sur l’esprit public, renforcent les tendances qui y sont déjà présentes.
xiv Je crois utile de renvoyer ici à une lecture profitable : Jacques Ténier, Politiques pour une petite planète. Bâtir enfin un monde commun, Presses universitaires de Liège, 2021 (préface de Bertrand Badie, avant-propos de Sebastian Santander). Et d’en citer les paragraphes conclusifs où émerge un nous alternatif et salutaire : « Vieux de vingt ans déjà, le siècle ne peut plus être abandonné aux appétits de possession et de destruction […]. Nous, citoyennes, citoyens, devons faire flèche de tout bois, le droit, l’action locale, la conjugaison transnationale des forces civiles et politiques. […] Par des actions toujours mieux combinées et sans cesse renouvelées, nous déjouerons les catastrophes annoncées. Nous continuerons à nous civiliser à rebours d’un emballement marchand, hyperconcurrentiel et hypertechnologique qui emporte avec lui nos singularités et nos collectivités, la richesse incalculable des existences tissées les unes aux autres. À rebours des enfermements nationalistes et des prédations généralisées. Dressés contre leur propre négation, le démocrate syrien, celui de Hong-Kong, la femme afghane, l’habitant de Gaza, le réfugié malmené dans un rafiot et, en tous points du globe, le citoyen, le journaliste ou le salarié menacé dans ses droits fondamentaux. Toujours se relier et ensemble devenir moins inhumains. Vivre des vies non fascistes, cette promesse que portait en Europe la paix entre les nations. Dans les flots hostiles des mondialisations sans vergogne et de la marchandise ou des nationalismes revanchards, nous poserons des fondations alternatives. Nous bâtirons sur une planète unique, fragile, un monde commun, le nôtre et celui des autres, présents et à venir. » Pp. 208-209, les passages soulignés l’ont été par moi.
xv Pour d’autres, la potion sera plus amère encore. Après le traumatisme du 7-Octobre, qui réveilla ceux produits par l’histoire, pluriséculaire, de l’antisémitisme en Europe, la société israélienne devra se confronter à celui que causera immanquablement la découverte, ou la reconnaissance, de sa part de responsabilité dans les crimes de Gaza. Il est indispensable à cet égard de soutenir les forces de la société civile israélienne, affaiblies, stigmatisées, mais vivantes, qui militent avec courage pour la construction d’un avenir commun aux Juifs et aux Arabes, dans la paix, l’égale dignité et le partage, sur ces rives de la Méditerranée.