
Votation populaire sur le RIC organisée par les gilets jaunes de Castelnaudary (Merci à Manon Le Bretton!)
Sous quelques semaines, sous quelques mois, des millions d’entre nous ne sortiront de la crise sanitaire que pour entrer dans la crise sociale : celle du chômage et de la précarité. Cette situation nouvelle, cette nouvelle dégradation des conditions d’existence ne fera qu’attiser la colère sociale. Mais pour que cette colère porte fruit, elle devra retrouver la dimension démocratique que lui avait donnée la révolte des gilets jaunes.
Jusqu’à cette révolte, le peuple semblait avoir perdu de vue ce sage principe qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même. En défraiement de ses luttes, il s’était résigné à accepter la charité. Hausse des salaires en 1968, abandon de la réforme Juppé en 1995, abrogation du CPE en 2005 : ses trophées étaient en fait des lots de consolation. Quand il se croyait vainqueur, il n’était parvenu qu’à maintenir le statu quo. Parfois il retardait le pire, rarement il améliorait l’ordinaire, jamais il ne changeait la donne.
C’est qu’en 1958, pressé par un général de brigade monarchiste dans l’âme, mais auréolé de la gloire de la Résistance, il avait accepté se dessaisir de la gestion de ses intérêts matériels. Jusqu’à un certain point, il n’avait d’ailleurs pas jugé devoir s’en plaindre : jamais, dans les siècles des siècles, il ne s’était trouvé si à l’aise. À l’ère du productivisme, de la prospérité partagée et de la socialisation des risques, une technocratie efficace ne lui était pas parue moins souhaitable qu’une démocratie imparfaite. Le chômage de masse devait le distraire pour longtemps de ces préoccupations qui pourtant conditionnaient son avenir : le 21 avril 2002, en départageant Chirac et Le Pen, il joua au qui perd gagne ; le 29 mai 2005, en disant « non » à la constitutionnalisation de l’ordolibéralisme, il prêcha dans le désert.
Et puis, un beau jour, tanné de s’entendre demander des sacrifices par ceux qui n’en consentent jamais, de s’entendre demander des avis par ceux qui ne les suivent jamais, et se rappelant qu’on lui avait jadis promis la souveraineté, il prononça ce mot sorti du fond des âges : démocratie.
Pour l’occasion, il avait revêtu le gilet jaune du travailleur, floqué du sigle : RIC. Exiger le référendum d’initiative citoyenne, c’était revendiquer le droit de se déterminer soi-même et de désigner ses commis de confiance ; c’était s’affranchir de la mécanique plébiscitaire qui fait de la présidentielle et de la consultation référendaire les seuls modes d’expression populaire ; c’était dénoncer le vote personnel qui transforme les élus en notables ; c’était refuser le chantage permanent des institutions ; c’était ouvrir une autre voie, en tout état de cause préférable à l’impasse où soixante années d’un régime archaïque nous avaient collectivement embarqués.
Que de concepts à apprendre d’un seul coup, pour les sachants habitués à psalmodier leur catéchisme quintorépublicain ! Plutôt que d’interroger leurs pratiques, ministres et éditocrates se gaussèrent des demandes soi-disant incohérentes, des désirs soi-disant incontrôlés du menu peuple. Nous n’oublierons pas la brutalité avec laquelle furent reçus celles et ceux qui pénétrèrent où il leur avait été fait défense d’entrer, tandis qu’une classe uniquement faite d’avoirs et de condescendance révélait sa vraie nature en murmurant, les dents serrées : « un bon gilet jaune est un gilet jaune mort ».
Sur le fond, qui était l’enjeu démocratique, Macron daigna à peine répondre, évoquant sans trop insister les pis-aller de sa réforme constitutionnelle, depuis mise au rencard. « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, comme trop souvent par le passé dans des crises semblables, sans que rien n’ait été vraiment compris et sans que rien n’ait changé », avait-il pourtant affirmé le 10 décembre 2018, lorsque l’émeute faisait trembler les grilles de son palais. Comme le talentueux comédien n’était pas à une facétie près, le scepticisme suscité par ses propos passés ne l’empêcha pas d’affirmer, exactement quinze mois plus tard, en déclarant sept fois la guerre au covid-19 « ne nous laissons pas impressionner, agissons avec force, mais retenons cela, le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant ».
Il est écrit cependant que rien ne changera si nous ne le décidons pas nous-mêmes. Pour preuve : Macron n’avait pas encore émis son sanglot du 13 avril que déjà son gouvernement faisait du gringue au Medef, biffait des passages entiers du code du travail au nom de l’« effort de redressement » – congés, RTT, durée hebdomadaire – et s’abouchait avec les lobbies des industries les plus destructrices de l’environnement au nom de la sacro-sainte croissance. Maniant la carotte aussi bien que le bâton, il puisait en même temps dans la bourse commune, promettant l’assistance aux miséreux, la reconnaissance aux soignants, et une gratification défiscalisée à tous ceux qui auraient travaillé malgré l’épidémie. Avec sa bénédiction tacite, le monde d’après se mettait tranquillement en place : le capitalisme des plateformes, auquel le confinement de 4 milliards d’êtres humains s’apprête à donner sa pleine mesure, et son corolaire qu’est la surveillance généralisée.
Beau programme en vérité.
Plus qu’aucune des crises précédentes, celle du coronavirus est révélatrice des absurdités du système. Ainsi la France entière semble s’être ralliée au constat que les caissiers, éboueurs, soignants, livreurs et manutentionnaires ne sont pas rémunérés selon leur utilité sociale. Éclatant aux yeux de tous, cette injustice a fait germer l’idée d’une société organisée différemment, guérie des inégalités qui la tuent, débarrassée de ses hiérarchies inutiles : une société de fraternité. Elle a remis au goût du jour ce vieil et intangible principe révolutionnaire que l’humanité progresse lorsque ceux qui ne sont rien dans l’ordre politique découvrent qu’ils sont tout dans l’ordre social. Mais pour que ce constat aboutisse, pour que les travailleuses et les travailleurs n’aient pas à se satisfaire, pour solde de tout compte, d’avoir été affublés du titre grotesque de « héros du quotidien », encore faut-il qu’ils recouvrent leur capacité politique. Si nous disons, comme en 1871, « la terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous »[i], alors, il faut aussi dire « la parole au citoyen » ; sans quoi, tout restera comme avant.
Dessillons-nous une bonne fois pour toute en considérant ce fait terrible qu’entre la ville la plus pauvre de l’Hexagone, Clichy-sous-Bois, et la ville la plus riche, Neuilly-sur-Seine, le rapport démocratique est de un à deux, et faisons de la souveraineté populaire la pierre d’angle de toute espérance sociale.
À cet impératif démocratique, pour reprendre une fois de plus la juste formule de mon ami François Cocq[ii], il n’y a pas de solution miracle. Dans l’obscurité des temps, trouver l’issue est un périlleux exercice de tâtonnement. La présidentielle nous fait la danse des sept voiles, mais nous ne connaissons que trop les pièges de cette échéance étrangère à nos idées, et le terrain tout autour est lui aussi semé d’embûches. Depuis nos lieux de réclusion, nous pouvons au moins travailler à forger les mots d’ordre qui devront nous animer lorsque nous aurons recouvré notre liberté de mouvement, à partir de cette idée-maîtresse qu’il ne peut y avoir de société juste sans démocratie véritable.
Dans son dernier éditorial[iii], Serge Halimi affirme que « le protectionnisme, l’écologie, la justice sociale et la santé (…) constituent les éléments-clés d’une coalition politique anticapitaliste assez puissante pour imposer, dès maintenant, un programme de rupture ». On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, dit le dicton. La démocratie n’est pas une vue de l’esprit et ne se réalise que dans les progrès qu’elle permet. Si le changement advient, quel qu’en soit le déclencheur, nul doute qu’il associera la puissance d’un tel programme à la nécessité de la souveraineté recouvrée, c’est-à-dire de la citoyenneté effective, pour toutes et tous.
[i] Adresse des travailleurs de Paris (André Léo) aux travailleurs des campagnes, publiée dans La Commune du 10 avril 1871.
[ii] L’Impératif démocratique, Éric Jamet Éditeur, 2019.
[iii] Le Monde diplomatique, avril 2020.

L’histoire fait la nique à Macron. Depuis le 16 mars, il croyait avoir retrouvé son mojo : la guerre. Il avait commencé son quinquennat en congédiant son généralissime et en renommant « ministère des armées » le ministère de la défense ; le covid-19 lui offrait de le continuer sous les auspices de Jupiter. Ce n’était certes qu’une guerre sanitaire, pas la vraie guerre avec les canons et tout le toutim, mais enfin, c’était la guerre quand même. De l’autre côté du Rhin, Merkel parlait le même langage en mentionnant « la plus grave crise en Europe depuis 1945 ». De la part d’une chancelière allemande, ça ne manquait pas de piquant ; mais nous sommes habitués à ce que le mark fort dicte sa loi au Vieux Continent.
C’était il y a quelques mois seulement. C’était juste avant la pandémie. En ce temps si proche et si lointain, Hong Kong bataillait courageusement contre l’État chinois et l’Algérie faisait son Hirak. La société civile soudanaise tenait la dragée haute aux militaires. Les Libanais se soulevaient contre la corruption de leurs dirigeants et contre la partition religieuse de leur nation. Les Chiliens, poussés dans la rue par la politique néolibérale de Piñera, réclamaient l’abolition de la constitution de Pinochet. En France, un an après le début des Gilets jaunes, les travailleuses et travailleurs du rail et de tant d’autres métiers s’apprêtaient à engager une lutte sans précédent pour la défense de leurs conquis sociaux.
Miracle : la Maison Blanche et le Sénat américain se sont accordés sur un plan d’aide à l’économie des États-Unis de 2 000 milliards. Arrivée avec la nouvelle du reflux du covid-19 en Chine et la perspective d’un taquet prochain en Europe occidentale, l’annonce de ce plan historique a provoqué l’euphorie (temporaire) des bourses mondiales, qui ont montré aussi peu de retenue dans la jouissance qu’elles avaient montré de calme dans la tempête.
e statut d’observateur forcé est une invitation à faire de l’histoire au présent. Cet exercice où Marx excella consiste, pour reprendre une formule d’Engels à propos de son vieux camarade, à « saisir pleinement le caractère, la portée et les conséquences des grands événements historiques au moment même où ces événements se produisent sous nos yeux ou achèvent à peine de se dérouler »*. Pourquoi se référer à Marx ? Parce que, comme lui en son temps, nous voyons se dessiner sous nos yeux un monde nouveau, et il nous appartient non pas seulement de l’interpréter, mais de le transformer.
« Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, comme trop souvent par le passé dans des crises semblables, sans que rien n’ait été vraiment compris et sans que rien n’ait changé. »
L’époque est à l’insurrection. Partout en France, le spontanéisme se substitue aux mécanismes éculés du dialogue social : il déjoue tous les plans et renouvelle toutes les tactiques.

