ce cens qui ne dit pas son nom

« Le suffrage sera direct et universel. » Ainsi le décret du 5 mars 1848 abolit-il le cens, prenant de court l’histoire et la Révolution elle-même. Jamais appliquée, la Constitution de l’an I avait été plus généreuse, en admettant « à l’exercice des droits de citoyens français » les étrangers habitués en France, ceux qui avaient adopté un enfant, nourri un vieillard ou qui avaient été jugés comme ayant « bien mérité de l’humanité ». C’était l’époque ou être français signifiait autre chose que se claquemurer dans ses frontières hexagonales, assis sur le pavois de ses souvenirs. L’iniquité fondamentale des dispositions qui avaient privé les femmes du droit de vote ayant été corrigée en 1944, on pourrait croire que la démocratie est désormais parfaite – sujette, pour l’avenir, à des ajustements purement techniques (vote électronique, consultation en ligne, etc.).
Loin s’en faut.

« Vous avez le droit de vote ; n’exigez rien de plus ou vous n’aurez plus rien. » C’est en substance le message qu’a martelé le gouvernement de M. Philippe face à la révolte des gilets jaunes, lorsque, reprenant la rhétorique gaulienne du 30 mai 1968, il s’est fait le héraut d’une république soi-disant « menacée de dictature ». L’histoire nous apprend qu’il ne suffit pas de proclamer le droit de vote pour faire de cette potentialité une réalité et un outil au service du progrès économique et social. Elle nous rappelle que la même république qui avait institué le suffrage masculin est morte de ce qu’au moment d’élire l’assemblée constituante, les nouveaux votants des campagnes étaient toujours attachés à l’élite conservatrice. Aujourd’hui encore, la sociologie électorale de la France vérifie l’intuition révolutionnaire selon laquelle l’égalité des droits politiques ne peut exister sans tension vers l’égalité des conditions.

L’abstention au plan national masque d’importantes disparités selon les classes sociales. Forte dans toute la population, c’est chez les pauvres qu’elle est la plus prégnante et alarmante. L’enquête de l’Insee sur la participation électorale en 2017 met en évidence que l’abstention systématique est principalement le fait des catégories modestes, peu diplômées, ayant un faible niveau de vie. La fracture, béante, parcourt et morcelle le territoire. À Clichy-sous-Bois, l’une des communes les plus pauvres de France, 80% des électeurs ne se sont pas rendus aux urnes pour le second tour des législatives. À Neuilly-sur-Seine, l’une des plus riches, 50% des électeurs ont participé à ce même tour de scrutin. Trente points de différences, d’un côté à l’autre de l’échelle des richesses : de quoi faire tenir une pyramide à l’envers ; de quoi permettre à la partie la plus favorisée de la population de décider pour la plus défavorisée – celle qui a le moins besoin de politique pour celle qui en a le plus besoin. Le principe du cens, dans l’ancien droit comme dans les résidus symboliques qu’il a laissés dans les consciences contemporaines, prétendument modernes, est justement de tenir les possédants comme plus capables politiquement.

« Après le pain, a dit Danton, l’éducation est le premier besoin du peuple. » Et il faut assurément le secours de l’éducation pour inciter tous les citoyens à faire usage de leur droit de vote. L’analyse cependant ne peut se satisfaire de cette première explication. Si l’abstention résulte de mécanismes divers, que la doxa, paresseuse, résume dans le désintérêt grandissant de la démocratie pour elle-même, elle procède aussi de causes telles que l’accroissement des inégalités, le démantèlement des services publics, la fragmentation du marché du travail et la fragilisation générale des solidarités, générateurs d’apathie civique. Il n’est pas anodin que la participation ait commencé à diminuer sensiblement à partir du début des années 1990, séquence prise entre le tournant de la rigueur, les privatisations à tout-va et le développement massif du travail précaire.

Trois décennies de gargarisme démocratique nous ont distraits de cette réalité terrible que les pauvres ont été peu à peu dépossédés du droit de cité – cantonnés au vote protestataire, dont le libéralisme a fait son factotum et son épouvantail, ou tout simplement renvoyés à l’abstention, mis au ban de la société politique. Aboli en 1848, le cens n’a pas disparu du paysage démocratique. Certes, il présente mieux que sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Il sait se faire plus discret et tient à sa bonne conscience républicaine. Mais, aujourd’hui comme avant-hier, l’édifice social, ses prébendes, ses injustices, ses malfaçons, reposent entièrement sur ce cens qui ne dit pas son nom : la censure de ceux qui, à force d’être laissés pour compte, en viennent à se juger illégitimes à prendre la parole. Ceux-là n’auront pas plus participé au grand débat en 2019 qu’ils ne s’étaient rendus, en 2017, dans l’isoloir de leur mairie.
Et pourtant, ils en ont, des choses à dire.

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