ultime perfidie anglaise

L’Europe et l’Angleterre sont dans un bateau.
L’Angleterre tombe à l’eau.
Qu’est-ce qui reste ?
L’anglais.

L’inconsistance politique de l’Europe ne provient pas de ce qu’elle reconnaît 24 langues officielles, mais de ce qu’elle se parle à elle-même dans une langue étrangère.

Cette anomalie sera plus frappante encore lorsque, le Brexit ayant eu lieu, les anglophones représenteront moins de 1% de la population de l’Union. Ironie de l’histoire, ces derniers locuteurs natifs seront aussi les ressortissants d’un martyr séculaire de l’impérialisme britannique : l’Irlande.

L’anglais domine dans les institutions européennes, où les diplomates de tous les pays, français au premier chef, ont laissé leur idiome national à la porte des salles de négociation. Ainsi, les fonctionnaires d’un État fondateur de la Communauté européenne, dont la Constitution proclame que « la langue de la République est le français », jugent acceptable de porter la voix de la France en Europe dans une autre langue que la leur. Un tiers des documents de la Commission étaient rédigés en français en 1999 ; ils ne sont plus que 4% à l’être aujourd’hui. Ceci au profit exclusif de l’anglais, devenue langue de rédaction de 83% des textes officiels*.

L’anglais domine aussi les échanges culturels entre Européens. Tristesse d’entendre des Français, Italiens et Espagnols parler anglais entre eux, lorsque leurs propres langues, si proches les unes des autres, leur permettraient de communiquer facilement. Rage d’entendre les touristes de partout être de plus en plus systématiquement accueillis, où qu’ils aillent en Europe, par le hello du dollar, au lieu du bonjour, du hola ou du καλημέρα des habitants du lieu.

Car l’anglais d’Europe, sous-ensemble d’une lingua franca qui a étendu son empire à la planète entière – désormais à l’espace ! – n’est pas la langue de Shakespeare, mais celle de la City et de Wall Street. En empruntant à l’impérialisme états-unien son vocabulaire, nous lui empruntons aussi sa manière de voir : la capitalisme prédateur en économie et l’unilatéralisme en politique internationale. De cet impérialisme culturel, la révolution numérique a accru l’hégémonie : la pensée s’est faite plus anglo-saxonne à mesure que ses vecteurs le sont devenus – témoins les Gafa et la myriade de services et applications numériques truffés d’anglais que nous utilisons au quotidien.
Sans doute la question linguistique n’est-elle qu’un aspect parmi d’autres du problème européen. L’hégémonie allemande en Europe s’accommode en tout cas de cet état de fait favorable aux affaires. La bourse de Francfort n’a que faire de la langue de Goethe.

On ne résoudra pas d’un coup de baguette magique les difficultés pratiques posées par le multilinguisme sur le Vieux continent. Babel est tout à la fois la richesse et la malédiction d’un espace doublement fracturé par le limes romain et par le morcellement de la romanité elle-même. Mais il est naïf et dommageable de tenir la prédominance de l’anglais pour une donnée purement factuelle de la société européenne. Il n’y aura pas plus de paix dans un monde où chacun se contente de parler sa langue, que de justice et de liberté dans un monde dominé par une seule. Aussi le combat linguistique n’est-il pas une vanité d’Européens décadents, mais une expression nécessaire du combat démocratique et social, du combat pour l’égalité et pour la dignité.

Pour tous les peuples d’Europe, ce combat linguistique procède du droit imprescriptible d’affirmer « nous sommes nous », chacun dans sa langue. Les Français bien sûr ne font pas exception. Avant de devenir la start-up nation de M. Macron, leur pays fut la patrie de la Grande Révolution. En cette année jaune, ce peuple intelligent et éruptif, pugnace et indigné, a prouvé qu’il avait encore des choses à dire en français dans le texte. Puisse la langue française redevenir le maquis de son intelligence politique, la Cité constamment enrichie, mais jamais oublieuse, où il redonne sens aux mots et concepts qui l’ont fait tout à la fois singulier et universel : liberté, égalité, fraternité.

La Croix, « Le français décroche dans les institutions européennes », 30 juillet 2018.

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2 réponses à ultime perfidie anglaise

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