Dans la tempête en cours, le salut fasciste de Steve Bannon aurait presque la légèreté, l’inconsistance de l’écume, et cependant il nous faut nous y intéresser de plus près. « I wave », a dit l’ex-conseiller de Trump et artisan de l’union des extrêmes droites occidentales, pour se justifier de son geste à la CPAC (prononcez « cipac » pour Conservative Political Action Conference). « I wave », c’est-à-dire, grosso modo : « je salue ». Selon ses propres mots, Bannon « wave » donc toujours pendant ses discours. Ce fut par exemple le cas lors d’un congrès du FN auquel il participa en 2018. Et lorsqu’il « wave », Bannon « wave » bien droit, de manière bien appuyée, ce qui, quand on y pense, est un peu contradictoire avec l’étymologie de to wave, qui nous ramène insensiblement à la vague, à ce qui ondoie (comme quoi, par les temps qui courent, tout est tempête). Steve Bannon « wave » donc tout à fait innocemment ; il n’y a rien à en déduire, moins encore à en conclure ; honni soit qui mal y pense.
S’il se trouvait encore quelque candide pour croire qu’un fasciste qui ne « wave » pas n’en n’est pas vraiment un, il peut à présent se déciller. Oui, on « wave » tranquillement à la CPAC, grand-messe du conservatisme états-unien depuis les années 1970, devenu rendez-vous incontournable de l’offensive nationalpopuliste mondiale. Mais, il est vrai, on y « wave » avec modération, pas comme dans les meetings survoltés de Rome ou Nuremberg.
Comme souvent toutefois, l’important n’est pas tant dans le plein que dans le vide. Il ne réside pas dans le geste – lequel, après celui de Musk le 20 janvier, dont l’effet fut précisément de repousser, en symbole, les limites de la morale, ne peut plus surprendre grand monde –, mais dans la réaction qu’il a suscitée chez le jeune et carriériste Jordan Bardella, tête de gondole du RN et dont on a pu dire, non sans raison, qu’il était « lisse comme un galet de rivière ».
Car, contrairement à Bannon, Bardella ne « wave » pas, et ne tolère pas non plus qu’on le fasse en sa présence, ou avant l’un de ses tours de piste par ailleurs scrupuleusement contrôlés, comme tout ce qui a trait à sa personne. Invité, lui aussi, à la convention réactionnaire, le président en titre du parti à la flamme – copiée sur celle du MSI « postfasciste » – a donc choisi d’annuler son intervention pour cause de « geste faisant référence à l’idéologie nazie ». Ici, les mots comptent, et en cette époque où tant de gadgets technologiques nous épargnent la peine d’en lire et même d’en penser, nous allons prendre le temps de les peser et de les mesurer.
Comme l’indique son communiqué, Bardella a annulé son discours en raison d’un désaccord non pas sur le fond, mais sur la forme : le « geste faisant référence à… » Or, s’il ne peut être exclu que le fond affleure dans la forme, cette volte-face n’en paraît pas moins essentiellement destinée, toute considération morale mise à part, à préserver au RN ses chances de conquête du pouvoir en France. En cela, elle est révélatrice des spécificités et enjeux propres à l’extrême droite française – et européenne –, qui ne sont pas exactement ceux de sa parente d’outre-Atlantique.
Tant de choses ont été dites sur le processus de normalisation du RN (ne pas dire « dédiabolisation », qui est une sorte de retournement du stigmate), et si peu, hélas, a été compris, qu’il pourrait paraître redondant d’y ajouter quoi que ce fût si l’on n’espérait pas ce faisant jeter quelque lumière supplémentaire sur ce phénomène. Précisément, cet épisode choquant mais relativement anecdotique en apparence a ceci d’intéressant qu’il montre la conscience que certains des principaux cadres du RN ont de l’ambivalence de la dynamique politique américaine au regard de leur propre stratégie. En fait, cette conscience est relativement ancienne, et l’on voit depuis un moment déjà Marine Le Pen se tenir dans un écart prudent vis-à-vis de Trump, de crainte d’être éclaboussée par le scandale que cet individu imprévisible et brutal transporte partout avec lui.
Mais voilà que depuis le 20 janvier, l’affaire prend une autre tournure, et une autre ampleur. En effet, après avoir mis de l’ordre dans ses propres démons – jusqu’à « tuer le père » –, après avoir pris ses distances à l’égard à d’une AFD trop visiblement « remigrationniste », le RN se trouve forcé de composer avec la science-fictionnelle aventure trumpienne : avec le Martien Musk, avec les saluts nazis, ou encore avec le démantèlement confus mais systématique du gouvernement fédéral par une équipe d’obscurs incels à peine sorti de l’adolescence.
Le Pen, dont on a vu qu’elle ne manquait pas de sens politique, sait parfaitement qu’elle n’entrera pas à l’Élysée pour avoir singé Donald Trump ou Elon Musk. Ceci surtout dans l’ambiance de chaos qui règne désormais à tous les niveaux de l’administration centrale (je ne croyais pas si bien dire en écrivant mon dernier billet, et le DOGE alors n’avait même pas encore envoyé son fameux courriel aux 2,3 millions d’employés fédéraux). En outre, on ne se hasarderait pas trop en formant ici l’hypothèse que l’Europe, lieu de naissance du fascisme et du nazisme et théâtre tragique de la Seconde Guerre mondiale, que la France, pays de la collaboration d’État, abritent des sociétés où la prise du pouvoir par l’extrême droite ne va pas sans certaines précautions.
De fait, si la composante autoritaire de cette idéologie est assez bien tolérée au pays de la « tradition républicaine consulaire », pour reprendre ce concept à l’historien britannique Sudhir Hazareesingh, il ne fait pas bon en revanche, sous nos latitudes, s’affirmer trop ouvertement raciste. Xénophobe « selon la douceur de son climat », la France aime à croire qu’elle ne l’est pas, à se penser généreuse et accueillante. Tout l’art d’une entreprise politique d’extrême droite confiante dans son destin consiste dès lors à trouver les mots qui ne l’en détromperont pas, tout en exploitant ses mauvais penchants. C’est là qu’échoua l’aventurier Zemmour, d’avoir affirmé
qu’« un nom français est un nom qui est français depuis mille ans ». Par cette manière et cet échec il a prouvé qu’il n’avait pas compris dans leurs subtiles nuances les tendances racistes qu’il entendait mobiliser.
Ceci s’explique et, au risque d’être un peu plus long, je crois nécessaire à cette fin de faire un détour par ce que Colette Guillaumin a écrit, dans un livre séminal consacré à l’idéologie raciste, de la « conscience coupable » des Européens d’après l’apocalypse. « La fréquence et l’intensité des conduites racistes, écrivait cette autrice précurseure en 1972, ont augmenté et atteignent un point de violence sans précédent dans le milieu du 20e siècle, provoquant un malaise moral dont l’effet le plus certain est l’exercice d’un refoulement et d’une censure vigilante. À la naissance au siècle dernier, correspond le paroxysme et le refoulement dans le nôtre. D’une certaine façon le 19e a connu un racisme “innocent” qui s’est connu coupable avec ses manifestations paroxystiques.
Quelle est la situation en France au moment de la défaite et de l’écroulement du nazisme ? C’est l’époque, pour la majeure partie de la population européenne, de la “découverte” du racisme, qui va faire entrer la culpabilité dans la conscience occidentale. »
Incomparablement plus fort en Allemagne, ce sentiment de la faute permet de comprendre par exemple le scandale provoqué par le vote conjoint des démocrates-chrétiens et de l’extrême droite au Bundestag, le 29 janvier dernier, d’une motion relative à l’immigration. Ce pays qui porte le poids de la mémoire nazie a développé pour cette raison même des réflexes démocratiques dont nous serions du reste avisés de nous inspirer… et qu’il lui faudra veiller à entretenir, s’il entend se préserver d’une AFD dont les résultats aux élections fédérales ont augmenté de 8 millions de voix en un peu plus d’une décennie.
Cette culpabilité demeure, et c’est heureux, aussi vrai qu’une culpabilité « bien ordonnée » peut être utile, ensemble avec d’autres affects, à la construction de conduites morales et sociales plus vertueuses, disons républicaines et démocratiques. Mais la culpabilité pour les crimes du racisme n’efface pas le racisme en lui-même : son idéologie, son
« infrapensée » (Michel Agier). Or c’est précisément cette dialectique de la culpabilité et du racisme qui ouvre la voie, en France et en Europe, non seulement à la « stratégie de normalisation » d’une entreprise partidaire donnée, mais à l’apparition dans nos sociétés d’une potentialité de systématisation à grande échelle de politiques racistes, au premier rang desquelles la préférence nationale. Le refoulé et la culpabilité se rencontrent et génèrent ensemble un nouveau vocabulaire, organisent un nouveau champ des possibles : le cadre policé, forcément censuré, où évoluent les extrêmes droites ouest-européennes, et singulièrement l’extrême droite française.
La stratégie du RN, et c’est sa force, s’ente sur cette configuration des mentalités. En un sens, le parti de Le Pen l’avait compris dès le tournant des années 1980, lorsqu’il posait en substance cette notion que l’on vient curieusement de voir passer dans un papier, par ailleurs dérangeant, où on ne l’aurait pas attendue, de question sociale de l’immigration. Intriquer la question sociale et la question raciale – car c’est bien ce dont il s’agit, et il faut lire à ce sujet le sociologue Félicien Faury – permet en effet de troubler la première et de voiler, par ce trouble, la seconde. Depuis quarante ans qu’elle est appliquée, cette stratégie a montré qu’elle offrait un sérieux avantage comparatif sur le marché pourtant très concurrentiel des idées populistes. On ne s’avancerait pas trop en affirmant qu’elle a fini par donner à un RN ripoliné, et fortement aidé par les bouleversements du monde, une position dominante.
En un mot comme en cent : le RN a désormais la haine pudique, et il va falloir s’y habituer. Les groupuscules d’ultradroite n’y voient, à la suite de Bannon, que trahison et renoncement, mais qu’importent les groupuscules quand on s’apprête peut-être à mettre la main sur l’appareil d’État de la Ve République, au nom de la souveraineté populaire. Cette extrême droite de gouvernement ne court plus dans les rues de Mantes-la-Jolie en éructant « j’vais t’faire courir, rouquin ». Elle ne prend plus prétexte de la nouvelle année pour rendre hommage à Robert Brasillach. Elle ne veut surtout plus être assimilée aux ex-SS qui contribuèrent à sa fondation, sous l’impulsion d’un autre groupuscule néofasciste, et avec l’intuition visionnaire que même après la barbarie nazie, le racisme et l’autoritarisme avaient encore un avenir politique. Mieux : elle prétend faire son combat de la lutte contre un antisémitisme qu’elle a si fortement contribué à façonner à et diffuser. Quoi de plus normal ? Ses cadres actuels n’ont pas pratiqué la torture en Algérie et n’ont aucune raison de croire que la Shoah fut un point de détail de la Seconde Guerre mondiale. Il paraît même que le premier d’entre eux est né il y a tout juste trente ans, en Seine-Saint-Denis, de parents d’origine italienne.
À cette métamorphose il va également falloir s’adapter, et plus encore dans le cas où l’entreprise politique RN parviendrait à ses fins, comme cela est à craindre. Même si Trump 2 nous en donne un aperçu en vraie grandeur, à la sauce américaine, on ne se figure pas bien ce qu’un tel événement signifierait en termes de glaciation de la société, sous le régime de la monarchie républicaine. Je renvoie ici encore à ce que j’ai écrit à ce propos dans le dernier épisode de ce qui ressemble de plus en plus à une chronique au long cours. Soyons seulement certains que nous n’avons encore rien vu, et informons-nous, car tout est là, à portée d’yeux et d’oreilles. Comme on l’a beaucoup entendu, sans trop d’effet jusqu’à présent : « Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. »
Mais lutter contre ne saurait suffire, ni aujourd’hui, ni demain. Ne serait-ce que parce que nous nous heurterons sans cesse, hors de certaines sphères forcément restreintes de la société, à des murs de silence ou d’incompréhension. Il faudra encore lutter pour : lutter pour des choses passées que nous aurons perdues – des libertés démocratiques, une certaine idée et morale de la vie commune – comme pour des choses que nous ne possédons pas encore, des choses masquées à notre vue. À ce stade de notre réflexion commune, je voudrais éviter de terminer par une pirouette sans valeur, dépourvue de sens. Mais enfin, sur nos ruines qui seront un jour les strates de notre histoire future, il me semble qu’il y a un monde neuf à construire.
De mon point de vue, on ne pourra construire ce monde qu’en revenant au politique. Entendons-nous bien : je ne veux pas parler ici de politicaillerie. J’entends ce mot de politique dans sa tradition la plus ancienne et dans la dimension révolutionnaire que lui a conférée l’humanisme républicain, au cœur de ces siècles de grands changements où l’on fut amené à se poser de grandes questions. Oui, le problème des institutions doit être posé, c’est-à-dire celui de la représentation, car il n’est pas de société vraiment démocratique qui ne se parle telle qu’en elle-même et ne se voie elle-même se parlant (or la nôtre ne se parle pas plus qu’elle ne se reconnaît). Je ne veux pas non plus parler de petits arrangements, de petits raccommodages constitutionnels, mais bien plutôt de transformations tout à la fois vastes dans leurs conséquences et relativement évidentes, relativement praticables, dans leurs modalités. Principalement, c’est mon idée fixe, d’assemblées citoyennes permanentes, représentatives de la population dans sa diversité et sa pluralité, de délibérations en vérité, d’une société qui cesserait de se tendre à elle-même le miroir de ses fantasmes, pour oser enfin se regarder en face. Comprenons-nous bien : il ne pourrait en aucun cas s’agir d’une solution à une série de problèmes ou même seulement à un problème donné (quiconque espérerait améliorer la société en modifiant ses institutions devrait se montrer modeste dans ses attentes). J’y vois plutôt une exigence, et une nécessité.
À titre incident – ou peut-être principal… – de telles évolutions présenteraient avec d’autres cet avantage, sinon de guérir, du moins de contribuer à prévenir le type de convulsions qui nous agitent et seront pour le temps qui s’ouvre la cause de bien des maux, de bien des folies. Encore faudrait-il les considérer sérieusement. Si elle s’occupait un peu moins de se faire concurrence à elle-même pour une deuxième ou une troisième place à la monstrueuse élection présidentielle, peut-être « la gauche » partidaire, consciente enfin de sa responsabilité devant l’histoire, trouverait-elle l’énergie de travailler à ce problème, parmi d’autres tout aussi cruciaux dont elle semble faire bien peu de cas – comme l’IA, bouleversement anthropologique majeur et redoutable à propos duquel elle s’est montrée capable de ne rien dire lors des dernières campagnes. En attendant, on peut toujours espérer, mais peut-être en vain, que cette gauche saura à nouveau se ressaisir lors des prochaines élections, pour protéger autant qu’il est possible la société contre la haine pudique, mais réelle et méthodique, de « notre » extrême droite nationale.