Comment chute une république

Le trumpisme « en vraie grandeur » est un phénomène rarement observé dans l’histoire. Même dans l’« âge des extrêmes » que fut le XXe siècle, il semble que rien de comparable ne se soit produit. Une république chute sous nos yeux, la plus considérable, la plus durable de l’ère contemporaine. Certes, Weimar aussi chuta, mais alors, elle n’avait pas vingt ans et personne n’avait eu le temps de vraiment y croire. Quant à notre république parlementaire, elle s’écroula, au bout de soixante-quinze ans, moins sous le poids de ses nombreuses contradictions que sous la charge des divisions blindées passées par les Ardennes.  

Cet événement exceptionnel doit retenir notre attention au-delà de la fascination que les humains de tout temps ont toujours éprouvée pour les spectacles morbides. Ceci notamment à cause de son caractère matriciel, donc exemplaire. Le raout des soi-disant « Patriotes pour l’Europe » le 8 février, à Madrid (RN, FPÖ, Fidesz, Vox, Chega, Lega, etc.), les appels du pied de Meloni à Trump (et Musk), les ambitions de l’AFD (soutenues par le même Musk), témoignent de ce que la « magie MAGA » opère sur les leaders nationalpopulistes du Vieux Continent, leur donnant, croient-ils, de solides raisons d’espérer. 
 
Un temps, l’extrême centre de Paris, Berlin et Bruxelles s’imagina pouvoir disqualifier ces partis en les renvoyant à leur amitié pour Poutine. Que le gouvernement des États-Unis devienne fasciste, tope au passage avec le maître du Kremlin (dans le dos de l’Ukraine), et cet argument de peu de valeur tombe en poussière. L’extrême droite par chez nous n’est pas plus pour la Russie que contre l’Europe ; elle est essentiellement contre le droit, contre les principes démocratiques, et en faveur de quiconque voudra bien la rejoindre ou la précéder dans sa croisade (ou sa « reconquista »). Or, l’exemple de Trump lui montre la voie, comme jadis, en des temps plus inspirés, la Déclaration des droits de Virginie et la convention de Philadelphie avaient montré la voie à la France en révolution. Tenons-le-nous pour dit : il n’y a plus dans le monde ni de principe, ni de système, il n’y a plus que la loi du plus fort, qui se trouve être également la loi du plus riche, et l’idéologie de la loi du plus fort, qui a revêtu la forme du trumpisme. 
 
C’est bien en effet l’attaque en règle de Trump contre le droit et les institutions qui enivre et galvanise le plus les Le Pen, Meloni, Orbán et autres Geert Wilders, tous au pouvoir ou aux portes du pouvoir. Ceux d’entre eux qui ont déjà mis leur pays en coupe réglée, ou sous leur botte, peuvent y trouver une forme de confirmation et de légitimation, et ceux qui voudraient s’y essayer, une source d’inspiration et d’encouragement. Encore n’est-il pas besoin d’aller chercher si loin sur l’échiquier politique : représentant d’une droite supposément fréquentable, le ministre de l’Intérieur de la France a récemment affirmé que l’« État de droit n’est pas intangible » – et l’on sait le sort qu’une large partie de sa famille politique veut faire à nos principes les plus « sacrés ». 

De même, c’est précisément l’attaque en règle contre le droit qui caractérise le plus le trumpisme et nous autorise à y voir la cause la plus immédiate et déterminante de la chute de la République américaine. Le mépris du gangster Trump pour le droit, qui n’a d’égal que son mépris pour toute forme de vie autre que la sienne (et singulièrement pour les femmes, les minorités de genre, les migrants, les étrangers…), est connu de longue date. Le putsch manqué du Capitole, ses prodromes et ses suites, en furent le plus probant exemple. Mais alors, les garde-fous de la vieille république pouvaient donner l’impression de tenir encore. Oint par le suffrage « universel » (un simulacre d’universalité, en fait), le magnat élu au fauteuil de Washington (qui refusa, lui, la dictature) peut se croire investi des pouvoirs d’un monarque absolu, et :  
– gracier des centaines d’insurgés, dont certains condamnés à de très lourdes peines ;
– nommer à la tête des administrations fédérale des favoris au mieux sans qualifications, au pire, notoirement disqualifiés : Musk – qui prend désormais ses quartiers dans le Bureau ovale – et son escouade de stagiaires revêtus de prérogatives insensées, mais aussi Hegseth, Gabbard, Witkoff, Bob Kennedy Jr., Patel, etc. ;
– court-circuiter impudemment le Congrès ;
– résister aux décisions de justice, voire incliner à les outrepasser, comme y a clairement incité le vice-président (ou vice-roi ?) J.D. Vance ;
– imposer à une société plurielle sa vision unilatérale et brutale du monde (et au monde, sa conception unilatérale et brutale de l’intérêt états-unien). 

Nous verrons dans les prochains mois et semaines s’il reste encore assez d’anticorps à la société américaine pour rétablir la balance renversée. En particulier, si une majorité de citoyen·ne·s des États-Unis, à la faveur des événements en cours et de ceux à venir, se rappellent dans quelles circonstances leur pays est venu au monde : dans la haine du souvenir des Stuarts et dans l’expérience douloureuse du règne de George III.

D’ici là, le coup de force fascistolibertarien, ou technofascistolibertarien, de Trump, aura causé des dommages irréversibles dans la société états-unienne et sur la planète entière. Les mesures aux conséquences désastreuses à cette échelle-ci ou à celle-là sont trop nombreuses pour être énumérées dans ces lignes. On peut cependant les saisir par l’idée que, prises en bloc ou en détail, toutes ont en commun de porter à son point d’incandescence la « tyrannie de la majorité » que les Framers avaient cru possible d’empêcher en établissant, dans les dernières années du XVIIIe siècle, leur système institutionnel de « checks and balances », et en adoptant le Bill of rights. De fait, quiconque a des yeux pour voir peut constater que le régime trumpien eut, dès son avènement, le caractère d’une tyrannie exercée par certains groupes d’Américains sur d’autres – par les catégories situées, dans l’ordre politique, à quelque degré de domination que ce soit, sur les catégories « minoritaires » – le concept de « minorité » étant ici entendu au sens moral, politique et/ou légal, et pas nécessairement numérique. 

Pour ne prendre que cet exemple, l’administration Trump II a toute latitude pour mettre en place en ce moment même une politique de discrimination systématique envers les personnes transgenres – interdites bientôt dans l’armée, refusées dans les compétitions sportives féminines, transférées, lorsqu’elles étaient jusqu’à présent emprisonnées avec des femmes, dans les quartiers réservés aux hommes. Mais qui se battra, aux États-Unis, pour les droits d’individus représentant 0,6 % de la population ? Une partie de la gauche démocrate ? Quelques militants ? Quel vertige, quelle solitude immense doivent aujourd’hui éprouver toutes celles et tous ceux dont la sécurité et les libertés les plus essentielles sont mises en danger par les politiques MAGA. Et cette manière de procéder a ceci de profondément pervers que, jusqu’à un certain point, elle est sans risque pour le chef charismatique à qui elle sert même de carburant idéologique.  

L’État, ou le gouvernement, qui n’est pas la « chose de tous », ne peut plus revendiquer le nom de « république », au sens que la tradition républicaine humaniste a donné à ce mot. Or, la capacité pour un État de demeurer la « chose de tous » repose entièrement sur l’effectivité du droit : qu’il prévienne l’accaparement du pouvoir par un groupe au détriment des autres ou qu’il protège les individus des effets de cette manière de tyrannie. Ce droit cède de ce côté-là de l’Atlantique, donne maints signes de faiblesse de ce côté-ci, et la chute en cours de la République américaine semble annoncer la chute d’autres républiques occidentales, comme dans une gigantesque série de dominos. Le péril est immense, et d’ailleurs gros de questions, car derrière la question républicaine se profile, là-bas comme ici, la question démocratique laissée en chantier, toujours irrésolue.  

Qui décide ? Qui délibère ? Qui représente la société de telle sorte que soit impossible la tyrannie de la majorité ? De telle sorte que la société se parle telle qu’en elle-même et soit vue d’elle-même se parlant ? Voilà des sujets dont les partis « progressistes » ne se sont pas emparés comme ils l’auraient dû, alors qu’ils demeurent les seuls, dans la sphère institutionnelle, à pouvoir porter des solutions transformatrices a priori tenues pour légitimes. Beaucoup pourtant de ce qui nous arrive est contenu dans ces enjeux : non pas les causes en dernière instance – sociales, économiques, écologiques, technologiques – mais les procès par lesquels la société politique, c’est-à-dire la société dans ses institutions politiques, peut éventuellement les regarder en face et, tout aussi éventuellement, y porter remède.  

Ainsi la chute des républiques modernes procède ou procédera certainement, pour une part importante, de leur défaut de démocratie, de la monopolisation de la faculté de délibérer dans certaines classes de la population dont l’ultime expédient consiste à défaire le droit, identifié comme une menace pour leurs positions de pouvoir. Cette chute, du point de vue où nous nous situons, est d’une brutalité inédite. Est-elle pour autant inéluctable ? Un peu partout des résistances se mettent en place. Elles paieront, c’est sûr, un lourd tribut ; et la société, dans la mesure où elle survivra à l’expérience potentiellement mortelle où elle semble devoir se jeter à corps perdu, leur devra énormément. Est-elle univoque ? Rien n’est moins sûr.  

Si le trumpisme et ses déclinaisons, ou ses nuances, françaises, allemandes, italiennes, britanniques, espagnoles, etc., sont des réactions, alors, ils ne sont que des réactions. La transformation spontanée des sociétés n’est pas de leur côté et c’est bien ce qui justifie leur programme et leur raison d’être. Ce n’est pas pécher par optimisme que de compter sur la dynamique propre des sociétés et les résistances qui s’y organisent pour les entraver, les combattre et, à un moment donné, les dépasser. Reste que, pour l’heure, deux forces s’opposent : une contre-révolutionnaire, déjà en ordre de bataille, et une révolutionnaire, qui ne s’est pas encore rassemblée – ni même encore tout à fait reconnue.

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