Fin de la République américaine ? (2/2) L’indignation démocratique

Dans une note récente, sidéré par la prise de pouvoir de Trump, par sa subversion, dans les formes du droit, de la République états-unienne, je me laissais aller à un pessimisme excessif : j’anticipais notre histoire proche comme une période de profonde noirceur, pleine de monstres trop gros pour nous. 
De la noirceur, des monstres, je ne renie rien. Mais je devais être aveugle pour ne discerner dans ce triste paysage aucun espoir qui pût nous inciter à relever la tête, car le fait même qui nous écrase porte en germe sa propre destruction : il n’aura qu’un temps, il court déjà à sa fin. 
 
Trump en effet possède à titre principal une force, et une faiblesse.  
Sa force, c’est sa manière de bateleur, cette faconde de showman sociopathe qui enivre les foules et impressionne les couards.  
Sa faiblesse, c’est l’indignation que susciteront immanquablement, à force, en tout être doté d’un minimum de sensibilité et de civilité : son absence totale de morale, son mépris absolu du droit, son indifférence complète à autrui. Si le charisme de comique-troupier qui le caractérise, la passion érotique ou même simplement le rire idiot qu’il active y compris chez certains de ses prétendus contempteurs, ont favorisé son ascension, l’indignation que sa politique ne manquera pas de faire naître au cœur de millions et de millions d’êtres humains finira par causer sa chute, ensemble avec celle du coagulum de fous et de cyniques formé autour de lui dans la plaie purulente de la démocratie américaine. 
 
Comme tête de gondole du mouvement MAGA, Trump a été, jusqu’à présent, l’un des principaux stimuli de tout ce que le monde occidental compte de crypto-, néo-, post- et proto-fascistes. Jusqu’à un certain point, cette effrayante configuration que Macron, à qui il peut arriver d’être pertinent, a qualifié d’« internationale réactionnaire », semble le renforcer. Mais comme président de la première puissance mondiale, décidé à annexer le Canada, le canal de Panama et le Groenland, à étouffer de taxes ses voisins du sud et du nord comme ses anciens amis d’outre-Atlantique, à refouler en bloc la misère sud-américaine, à abandonner l’Ukraine et à laisser martyriser la Palestine au moindre prétexte, il finira par faire exploser les alliances apparemment naturelles, ou d’opportunité, qui s’étaient créées autour de lui, et par briser les dynamiques dont il a bénéficié au cours des dernières années.  

Trump, c’est là peut-être ce qu’on a le mieux perçu chez lui, est un maître en barguignage, un opportuniste par excellence, un tacticien à la petite semaine ; rien d’autre, rien de plus. De stratégie, d’idéologie – osons dire, de « vision » –, il n’a pas le début d’un commencement. « Forer, forer, forer » n’est ni une doctrine, ni un horizon, et il ne croit pas, comme son vice-président officieux Elon Musk – plus sociopathe encore, s’il est possible – qu’on plantera un jour sur Mars la bannière étoilée.  
Si l’on suit la thèse de The Apprentice, l’excellent film d’Ali Abbasi sorti cet automne et mettant en scène l’ « éducation » de Trump par l’avocat véreux et sans scrupules Roy Cohn, le succès du premier repose entièrement sur ce mantra commun aux populistes et aux maquignons : attaquer, attaquer, attaquer toujours ; ne jamais reconnaître ses torts. 
Tout cela est bel et bon ; cela peut faire un coup ; cela peut même faire une succession de coups ; mais en aucun cas cela ne peut produire de la politique à long terme. On n’a jamais raison contre la multitude, même quand on croit avoir la multitude de son côté. On ne triomphe jamais seul du monde entier, même quand on possède 5 000 têtes nucléaires – ceci moins encore lorsque votre meilleur adversaire Xi Jinping prétend en posséder autant sous quelques années. Perdurer et défendre vraiment ses intérêts, ou ceux pour lesquels on a été mandaté, nécessite inévitablement de créer de la confiance, de nouer des alliances durables, d’agir dans cette zone grise de l’intelligence réciproque radicalement étrangère à un homme qui, pour n’être capable de nourrir chez autrui que deux catégories de sentiments : la passion délirante ou l’indignation absolue, ne peut connaître avec autrui que deux catégories de relations : la domination dans le cadre d’alliances déséquilibrées, ou le combat à mort.  
 
Il y avait, et Trump finira par en faire l’expérience à ses dépens, certaines conditions tacites à la Pax Americana à laquelle la moitié occidentale du monde n’a pu que souscrire après le nazisme, le fascisme et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. La première de ces conditions était un respect affiché – ou de façade – envers les puissances subalternes qui, depuis Yorktown ou Omaha Beach, avaient le bon goût d’être des puissances alliées. Or les alliances durables ne se construisent pas par les discours humiliants ni dans le cadre d’accords léonins. Trump pense pouvoir jouer à son profit la division des Européens, voire des Canadiens (l’Alberta, le Labrador pétrolifères, contre l’Ontario dont le premier ministre rappelle avec raison, sur sa casquette de baseball bleue, que son pays n’est pas à vendre) ; nous verrons bien s’il y parvient. Reste qu’à force de manipuler des intérêts contradictoires, il en liguera inévitablement bien d’autres contre lui.  
Il me semble aujourd’hui que le sentiment d’indignation qu’on peut ressentir devant le spectacle navrant et tonitruant de ce que Max Weber aurait peut-être qualifié, pour la dénoncer, de « politique de la puissance », devrait être aujourd’hui partagé par tout Européen, par tout Américain qui se respecte – au nord comme au sud du canal de Panama. Probablement, et il faut le souhaiter pour le salut de la crépusculaire république de Washington, ce sursaut d’indignation portera d’abord ses fruits dans le sein même du peuple états-uniens, notamment dans ses catégories ciblées par la folie MAGA – chez les femmes, chez les étrangers, chez les queers, chez les pauvres. 
 
Peut-être – nous passons ici une tête hors de la grande pénombre ambiante pour entrevoir cet espoir qui nous faisait défaut hier encore – peut-être il y a là matière à extrapoler, à prospecter, à se projeter. Trump prenant le pouvoir dans la première puissance du monde, c’est l’antimodèle absolu. Je ne crois pas qu’on ait inventé la politique pour cela, tout au contraire. Dans ses Politiques, après avoir défini le pouvoir « propre au maître », Aristote affirmait : « Mais il existe un certain pouvoir en vertu duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. Celui-là, nous l’appelons le pouvoir politique […]. » Quand, un peu partout sur notre « bonne vieille Terre », des autocrates font la loi, le voile levé sur les failles et les monstres de la « première démocratie du monde » peut aussi bien être interprété comme un appel à questionner nos formes politiques, à en imaginer d’autres, pour des gens et des peuples vraiment libres et égaux. L’indignation alors aurait été féconde.  
La brutalité, la vulgarité sans limite ne rendent les injustices que plus visibles, et plus insupportables. Par comparaison, elles mettent en valeur l’aspiration partagée à la dignité, à l’équité et au respect qui est le véritable fondement des collectivités humaines – une fois passées les grandes fièvres populistes, les grands accès de violence qui font de notre histoire une tragédie indéfiniment bissée.  
Certes, il convient de ne pas se réjouir trop vite : Trump, ses associés, ses sbires et ses disciples sont bien en place, peut-être pour longtemps. Mais dès l’instant où ils ont cru inaugurer, contre le monde entier et contre les Américains eux-mêmes, leur nouveau « Gilded Age », ils se sont mis à jouer contre eux-mêmes, et le début de leur fin a commencé. 

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