Le soir et le lendemain

Il est des moments de joie sans mélange. Le dimanche 7 juillet 2024 au soir, place de la République, à Paris, et sur d’autres places d’autres villes de France, fut l’un de ces moments. Quoi qu’il advienne, celles et ceux qui l’on vécu, et partagé, en garderont pour longtemps le souvenir.  

Une seconde encore avant vingt heures, nous n’en menons pourtant pas large. Les nombreux désistements de l’entre-deux-tours doivent suffire tout au plus à empêcher le RN d’obtenir une majorité absolue. Il semble acquis que ce parti sera en mesure de former le premier groupe à l’Assemblée nationale. Mais voici que le mouvement « en contre » s’avère plus ample, plus vigoureux, donc plus décisif qu’attendu. À l’arrivée, le « front républicain », permis par la dynamique de « front populaire », n’est ni un baroud d’honneur, ni une retraite ordonnée, ni un acte de résistance face à l’inéluctable : il est une affirmation résolue, performative, des principes démocratiques dont nous étions les héritiers, et dont nous sommes dorénavant les continuateurs. Alors, comme tant d’autres à l’annonce des résultats, nous nous mettons en chemin pour nous joindre à la foule déjà massée place de la République. Nous l’y trouvons comme aux grandes heures de ses luttes : compacte, vibrante, tenant la place et la chaussée, et juchée jusque dans les bras des allégories, la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, sur le socle du monument de bronze. C’est juillet d’une saison maussade, mais pour une fois l’air est à peu près doux, et dans le ciel clair encore s’élèvent les clameurs d’une espérance décuplée par la surprise.  

Plusieurs fois nous sommes venus en ces lieux, depuis l’annonce de la dissolution. Le 11 juin, nous y étions, avant d’aller tenir le siège de la rue des Petits-Hôtels, où le futur Nouveau Front populaire jouait son existence. Le 15, nous nous y retrouvions à nouveau, pour une marche venteuse, où les slogans, trop rares, s’envolaient dans les bourrasques. Le 23, nous y étions encore, cette fois-ci sous un soleil digne de l’été commençant, et pleins d’une ferveur nouvelle, au nom des droits des femmes et des minorités de genre, attaqués par l’extrême droite. Mais jamais ce me semble la foi dans l’avenir n’a été si forte, ni si pure, qu’en ce premier dimanche de juillet. 

Un moment, peut-être, ce soir-là, le souffle de l’incrédulité, la stupeur des victoires inespérées, la crainte du danger tout juste évanoui demeurent encore sur la foule. On exulte, mais on reste combatif. On scande : « Siamo tutti antifascisti », qui est un classique, et : « Hanouna, casse-toi », qui est une nouveauté. Puis, quand le soleil jette ses derniers éclats par les boulevards, un premier cortège se forme, derrière une première fanfare, sur l’air de Debout les femmes. Les cœurs alors s’allument comme un immense feu de bengale. Aux quatre coins de la place, des cuivres, des derboukas jouent la musique de l’espoir et de la délivrance : on chante, on danse, on se presse, on s’embrasse, on se reconnaît, on se parle sans se connaître, on se rend aux guitounes, aux chariots venus en pagaille abreuver, nourrir le monde qui ne cesse plus de grandir. Le 7-Juillet est un 14-Juillet avant l’heure, sans défilé ni garden party, l’une de ces grandes fêtes populaires qui illuminent même les heures les plus sombres. Dans le ciel désormais bleu comme la nuit, des feux d’artifice crépitent, et la Marianne gigantesque, tutélaire, paraît peuplée de lucioles. Autour d’elle, à ses pieds, les drapeaux claquent ; l’histoire rendue pour un instant à sa cohérence révolutionnaire ne somme personne de choisir entre le rouge et le tricolore.  

Bien sûr, la « bête immonde » n’est pas morte : elle est à peine sonnée. Hier encore, elle a grossi, malgré le coup sur son museau. Comptons plutôt. 5 millions de voix en 2002, 13 en 2022. Et 10, en 2024, soit les trois quarts des voix cumulées des autres « blocs ». Huit députés en 2017, 89 en 2022, 126 en 2024. 143 avec les ralliés de la droite. Sans front républicain, c’est sûr, le RN emportait la majorité relative. Peut-être plus. Qu’importe, il ne voulait pas d’un pouvoir de cohabitation. La dissolution était un accident de parcours. Bardella, il s’en est confié, en a été pris de « vertige ». Son « plan Matignon » était une mystification. Le Pen n’a d’yeux que pour l’Élysée. « S’il faut en passer par là » dit-elle aujourd’hui en pariant sur le pire, et en se réservant pour la suite. Par nature, l’élection présidentielle lui est plus favorable. Elle le sait et nous devons en être prévenus. 
 
Dans l’intervalle, la dynamique est à nouveau du côté des forces de progrès. Un vieux sage dont nous ignorons le nom a dit : « La route est étroite, mais le ciel s’éclaircit. » À moins que ce ne soit l’inverse. Voici donc des partis de gauche alignés, se tenant tous en respect les uns les autres. Voici un bloc de gauche rééquilibré, dont chaque membre hésiterait sans doute, au point où nous sommes, à porter la responsabilité d’un échec collectif. Sandrine Rousseau parlait d’or le 10 juin dernier, en déclarant : « Le premier qui sort de ça, il finit au bout d’une pique. » Ceci n’est pas moins vrai après le 7-Juillet ; peut-être l’est-ce plus encore. Si, comme a dit Faure, elle sait se refuser aux « coalitions des contraires », la gauche de gouvernement peut tracer sa route. Probablement pas en appliquant « tout le programme » – comment le pourrait-elle, avec une poignée seulement de sièges d’avance ? – mais en mettant au moins en œuvre les mesures sociales les plus nécessaires, les plus emblématiques, celles auxquelles les forces de droite et du centre à l’Assemblée ne pourraient s’opposer qu’à leurs risques et périls, se coupant définitivement de la population. Après avoir été revivifié par les urnes, l’espoir doit être concrétisé dans les faits ; c’est là la responsabilité du Nouveau Front populaire ; le peu qui pourrait être réalisé sous ce chapitre dans les prochains mois serait pour l’avenir un jalon crucial.  

Au lendemain de cette victoire, certes courte, certes, relative, mais politiquement significative, et peut-être historiquement déterminante, ne nous laissons toutefois pas enfermer dans des schémas institutionnels en grande partie caducs. « Vaincus » ou « vainqueurs » : personne ne peut se satisfaire d’une configuration politique où, pour des raisons en partie circonstancielles, mais en partie structurelles, les conditions de l’exercice démocratique ne paraissent plus réunies. Ni les électeurs du RN, dont nous combattons les options électorales, mais qui peuvent à juste titre se sentir lésés d’avoir été recalés aux portes du pouvoir. Ni ceux de la gauche, requis trois fois en vingt ans de « faire barrage », contre leurs convictions, contre les intérêts des classes populaires et de la société dans son ensemble. Ni d’ailleurs aucun•e citoyen•ne lucide. Car le problème politique, au sens premier du terme, auquel sont confrontés la France et la plupart des pays occidentaux, est bien plus profond. Il interroge le caractère démocratique des États qui se réclament de cet idéal. Il nous engage, à peine de décomposition et de pourrissement accéléré des communautés nationales, à procéder à l’examen critique des institutions politiques qui les fondent, en commençant par nous demander si celles-ci permettent effectivement à la société de se parler telle qu’en elle-même et d’être vue d’elle-même se parlant. Cette question, c’est aussi la responsabilité de la gauche élue le 7 juillet que d’oser la poser, et d’oser y apporter un commencement de réponse.

Ce billet a été publié simultanément dans l’espace blogs du Club de Mediapart.  

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