note au groupe de travail de l’intergroupe parlementaire Nupes sur la VIe République

Invité par la députée Raquel Garrido, aux côtés de la publiciste Charlotte Girard, du politiste Loïc Blondiaux et de l’historien du droit Edern de Barros, à participer à la première audition du groupe de travail de l’intergroupe Nupes sur la VIe République, je publie ici la note que j’avais préparée pour l’occasion.
L’audition,  les discussions avec Raquel Garrido et ses collègues députés Jérémie Iordanoff et Elsa Faucillon furent riches, bien plus que ne pourrait le laisser penser ce petit texte ; les prises de parole ont montré beaucoup de points de convergence, un certain nombre de constats, de craintes, mais également d’espoirs partagés ; une vidéo devrait en rendre compte prochainement. (La vidéo a été mise en ligne depuis la publication de ce billet et est visible ici).


Note à l’attention du groupe de travail
de l’intergroupe parlementaire Nupes sur la VIe République

Votre groupe de travail, dont l’objet est de « consolider une orientation commune sur les questions institutionnelles et plus spécifiquement sur le passage à une assemblée constituante par la voie parlementaire », m’a proposé de participer à une audition, ce 10 mars 2023, en tant qu’essayiste, auteur d’un livre paru il y a un an, La France contre le monarque.1
J’ai cru utile de me munir d’une brève présentation, en trois points et autant de questions, de l’état – toujours mouvant – de ma réflexion sur les sujets formant le cœur de vos travaux.

I/La VIe République, pourquoi ?  

En posant la question du « pourquoi ? », je ne prétends nullement entreprendre de vous convaincre de l’objet qui vous a précisément conduits à m’inviter devant vous. Nul doute en effet que nous sommes ici tous persuadés et des défauts de la Ve République et de la nécessité d’y remédier. Probablement partageons-nous aussi cette intuition et cette analyse que la séquence électorale de 2022 nous a fait entrer de plain-pied dans une crise de régime qui contient, au moment où nous parlons, et si nous voulons être tout à fait honnêtes avec nous-mêmes, plus de ferments de crainte que de ferments d’espérance.
Cependant, commencer par ce point de départ me semble être encore la meilleure manière d’« entrer » dans le sujet, aussi vrai que le constat, assez largement partagé dans la population, que notre « démocratie » ne tourne plus rond, n’a pas suffi jusqu’à présent à susciter dans l’opinion un mouvement massif de revendication en faveur de la rénovation des institutions.
S’il en est ainsi – j’en formule en tout cas l’hypothèse – c’est probablement que cette question du « pourquoi ? » a jusqu’à présent été traitée en termes trop théoriques, trop abstraits, le beau mot d’ordre de la « VIe République » ou même la promesse d’instauration d’un « régime parlementaire stable » ne voulant pas dire grand-chose pour quiconque n’a pas eu le loisir de se forger une opinion sur un enjeu à première vue éloigné des préoccupations du quotidien. Ce qui revient à dire que la question du « pourquoi ? » n’est pas réglée. Sous cet aspect, en soustrayant de larges parts de la vie publique à la délibération, au contrôle, au regard même des citoyens, la Ve République aura fini par accomplir la sombre prédiction de Mitterrand : « rendre impossible le rassemblement des forces populaires et vider de sa substance une République que le peuple s’habitue à ne plus connaître, à ne plus aimer. »2

Heureusement, la révolte des gilets jaunes nous a montré qu’il n’y a aucune fatalité, que nous sommes collectivement capables de nous réapproprier ces enjeux. Et il a accompli ce tour de force en réencastrant le social dans le politique, en combinant notamment des revendications telles que le retour de l’impôt sur la fortune, la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité et le référendum d’initiative citoyenne. Cette conjonction est d’ailleurs un motif classique des grands mouvements populaires : l’histoire et l’observation du monde nous réapprennent continuellement que les grandes poussées démocratiques ont lieu lorsque les mots d’ordre constitutionnels et sociaux vont de pair. Ce fut le cas à presque chaque étape de la Révolution française et, pour prendre des exemples contemporains, on pourrait aussi bien parler du Chili ou, hélas avec un violent retour de bâton, des printemps arabes.
Plus de trois ans après le surgissement populaire des gilets jaunes, réprimé dans sa chair et maltraité dans ses mobiles et ses intentions, tout reste encore à faire, et je crois qu’avant même de s’interroger sur les voies d’une éventuelle assemblée constituante – ou, disons, parallèlement – il importe de travailler à renouer ce lien demeuré intime mais devenu pour beaucoup invisible entre, d’une part, les enjeux d’ordres social, environnemental ou culturel et, d’autre part, les enjeux « constituants ».
En somme, le moment est venu d’en revenir au théorème le plus basique de la démocratie, à savoir  qu’il ne saurait y avoir de justice sociale, ni de justice d’aucune sorte, sans participation égalitaire des individus à l’élaboration et à l’application de la loi.
Ceci trouve une illustration dans le projet de réforme des retraites actuellement débattu au Parlement. Je suis frappé à cet égard qu’on ne pointe pas ce fait pourtant criant qu’avant d’être le produit d’une certaine majorité dans une certaine configuration politique, ce projet, comme d’ailleurs ceux qui l’ont précédé, est le produit d’un certain régime de pouvoir dont les classes populaires sont pratiquement absentes.
D’où le caractère à mon sens absolument central et incontournable, dans la perspective de l’élaboration d’une nouvelle constitution, de la prise en compte du tirage au sort pour la désignation des membres des assemblées délibérantes.

II/La VIe République, comment ?

J’ai présenté en quelques mots la raison pour laquelle je crois urgent et nécessaire de répondre à la question du « pourquoi ? » ; j’en viens à la question du « comment ? ».
Cette question est double : premièrement : faut-il une assemblée constituante ? et, deuxièmement, dans la mesure où l’on aurait précédemment répondu par l’affirmative : comment l’obtenir ?

1/Le point de savoir si la transformation démocratique doit passer par une constituante ou par les voies traditionnelles de la réforme constitutionnelle est éminemment politique ; il n’appelle pas de réponse « dans l’absolu ». Je me contenterai donc, sur ce sujet, de partager quelques idées, en rappelant que l’objectif de la constituante nous situe dans une certaine expérience historique dont l’origine pour la France est la révolution du tiers état des mois de mai à juillet 1789, et également dans une certaine expérience de l’actualité internationale – je pense ici au cas déjà cité du Chili.
Bien sûr, l’histoire, qui « n’est pas notre code », pour reprendre la formule fameuse de Rabaut Saint-Étienne, ne nous dit nullement si cette expérience est le seul cadre imaginable pour une transformation d’ampleur. Tout au plus pouvons-nous sentir que la profondeur de la crise actuelle, sociale donc autant que démocratique, appelle à opter pour les outils institutionnels :
a/les plus capables de dépasser les conservatismes des institutions et de leurs acteurs ;
b/les plus susceptibles de créer l’adhésion la plus large possible autour d’un projet commun de société politique.
Si l’assemblée constituante semble effectivement répondre à ces deux exigences, on ne saurait cependant l’envisager sans considérer qu’une telle méthode de transformation, apparemment enthousiasmante, pourrait également s’avérer risquée. Mais le statu quo institutionnel, dont on peut raisonnablement redouter, à court terme, une victoire du national-populisme dans les urnes, n’est certainement pas moins porteur de risques.

2/Le point de savoir comment obtenir la constituante souhaitée nous ramène vers un champ plus classiquement juridico-politique, mais non exempt d’incertitudes.
Après la séquence électorale de 2022, la voie traditionnellement proposée par la France insoumise puis par l’Union populaire du recours à l’article 11, premier aliéna, de la Constitution, est naturellement fermée jusqu’à nouvel ordre.
Dès lors, les possibilités constitutionnelles de déclencher la réunion d’une assemblée constituante semblent bien minces. Le référendum d’initiative partagée de l’article 11, troisième alinéa, le pourrait-il ? Je laisserai les spécialistes du droit public développer leurs vues sur ce point, pour m’essayer plutôt à une compréhension plus générale, quoique forcément réductrice, du moment que nous vivons, des perspectives auxquelles nous faisons face et des opportunités qui nous sont offertes.

III/ La VIe République, demain ?

Dans l’essai qui vous a amenés à m’inviter à parler devant vous, j’ai voulu documenter et illustrer l’approche suivant laquelle, dans le temps long de notre histoire « nationale », le pouvoir a longtemps été l’enjeu d’un antagonisme et d’une compétition entre ce que j’ai appelé l’Un et le Commun, et qu’il le demeure aujourd’hui.
L’idée en était la suivante.
De manière assez constante, en France, le « chef de l’État » s’est efforcé d’accaparer le pouvoir, d’incarner la souveraineté en étant tout à la fois le législateur et le représentant de ses peuples. Ceci se poursuit sous la Ve République, exemple topique, en régime « démocratique », d’une tendance historique lourde, qu’on a pu qualifier, dans le débat politique, de « monarchie présidentielle ».
De manière plus épisodique, plus éruptive, et plus ou moins consciente, mais avec des résonances historiques de long terme, des communautés, des compagnies, des corps constitués, des classes et des mouvements sociaux se sont efforcés de se réapproprier la souveraineté au nom du peuple ou de la nation.
Ces tensions n’ont pas été vaines, ni infructueuses, et beaucoup des libertés politiques que l’opinion commune, mi par habitude, mi par endoctrinement idéologique, attribue aux souverains, rois, empereurs et présidents qui ont « régné » sur « la France », ont en fait été arrachées de haute lutte. Ce qui m’a conduit à affirmer, en assumant la part nécessairement réductrice et caricaturale d’un propos par ailleurs largement nuancé au fil des pages, que la « France » comme société politique n’a pas été construite « par » les monarques, mais s’est au contraire, dans une large mesure, édifiée « contre » eux.
Depuis quelque temps, cette tension dont j’ai essayé de rendre compte – et qui est loin d’être une idée originale en soi – se fait à nouveau sentir. De la mi-2018 au début de 2020, on a vu les gilets jaunes, puis des rassemblements plus larges, manifester non seulement contre des politiques considérées comme injustes, mais incidemment, à travers notamment la revendication du RIC, en faveur d’un renforcement de la souveraineté populaire, donc contre la concentration du pouvoir toujours entre les mêmes mains.
Deux ans et demi plus tard, la configuration parlementaire issue des législatives de 2022 – sorte de proportionnelle de facto – a traduit également une volonté présente dans la société de changer cet ordre des choses ; sans doute également l’idée qu’il y a un « ailleurs » préférable, quelque part, tout autant dans les tréfonds de nos souvenirs que dans les brumes de notre imaginaire.
Évidemment, par-delà les débats du moment et parfois les querelles politiciennes, la question du pouvoir – donc de son partage, de sa répartition, de sa circulation dans la société politique – est redevenue un enjeu central. De fait, nous sommes revenus à ce schéma où s’opposent des dynamiques très dures.
D’un côté, sous couvert de quelques arrangements relativement marginaux, on veut globalement préserver les grands équilibres de la Ve République, fondée – et refondée, en 1962 puis en 2000 – sur les prérogatives exorbitantes du président et sur l’écrasement du citoyen par la mécanique plébiscitaire, dans une logique proprement césaro-bonapartiste. J’ai dit en quoi le statu quo était dangereux : ce cadre électoral idéal pour un Rassemblement national « respectabilisé » est tout autant un cadre politique idéal pour un exercice autoritaire du pouvoir. Bien entendu, une réforme telle que celle envisagée par le président de la République – dont on devine déjà les contours –, s’inscrivant dans le même état d’esprit, ne paraît pas de nature à écarter ce danger.
D’un autre côté, il se trouve, à l’Assemblée nationale, une large alliance de gauche, élue notamment sur un programme où figurait le passage à la VIe République, et dont l’immense responsabilité de tenir sa ligne est d’autant plus grande, dans l’époque où nous sommes, que la menace autoritaire est actuelle, nourrie par les crises politiques et géopolitiques à répétition. Ceci doit nous convaincre que la possibilité existe, à l’état potentiel, d’un avenir moins sombre.

Cette possibilité est en l’état très fragile, mais ne pas chercher à la réaliser pourrait un jour s’avérer avoir été une terrible occasion manquée.
Pour évoquer à nouveau la voie mentionnée tout à l’heure : l’option du référendum d’initiative partagée me paraît devoir être considérée. Même en cas d’insuccès, une telle initiative serait à coup sûr moins déceptive que créatrice d’espoir, si toutefois elle aboutissait à l’ouverture d’une campagne de soutiens.
En tout état de cause, il y a un sillon à creuser, en se saisissant des leviers constitutionnels chaque fois que cela est possible et plus fondamentalement en réarticulant de façon systématique la critique démocratique et la critique sociale, pour faire de la combinaison de ces deux instruments un puissant levier de transformation. Il est temps de forger des mots d’ordre associant de manière très nette et très performative les injustices de tous ordres et les logiques institutionnelles qui en forment le terreau. La crise de régime nous y invite, le danger autoritaire nous y enjoint.
Très certainement, les initiatives de la gauche parlementaire peuvent en la matière jouer un rôle de catalyseur, pour autant qu’elles soient portées en lien et en bonne intelligence avec le mouvement social et la société civile. Ceci n’irait pas sans un effort de réévaluation de certaines conceptions : la « conquête du pouvoir » visée au nom et au moyen, selon les cas et les sensibilités, d’une « souveraineté populaire » ou d’une « social-démocratie » elles-mêmes figées par l’histoire, dans des cadres devenus trop étroits pour permettre le développement d’une société plus libre et égalitaire.

En conclusion, je souhaite évoquer d’un mot la pensée politique de Mably, philosophe que l’historienne Florence Gauthier m’a à juste titre mis sous les yeux, après avoir lu mon livre, où il manquait.
Il y a du profit à tirer d’une intelligence qui dans son siècle avait perçu très finement le rôle potentiel des institutions « représentatives », malgré leurs défauts, dans la transformation politique future de la société d’Ancien Régime.3 Nous ne sommes certes plus sous l’Ancien Régime, et l’Assemblée n’a que peu de choses à voir avec les états généraux – moins encore, avec les parlements… Toutefois, sans perdre de vue les aspects problématiques de nos institutions, qu’il nous faut œuvrer à corriger, c’est assurément dans leur fonctionnement, et tout particulièrement à travers l’affirmation des droits du Parlement, à l’initiative de la principale force politique manifestement capable et désireuse de les revendiquer, que nous pourrions trouver, en dialogue avec une société civile de plus en plus consciente, critique et mobilisée, les voies d’un indispensable sursaut démocratique.

1.Paris, Passés Composés, 2022.
2.Le Coup d’État permanent, Paris, Plon, 1964.
3.Des droits et devoirs du citoyen, paru en 1789 à titre posthume.

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