quand le peuple a la fièvre

Aude Lancelin, La Fièvre, Les Liens qui Libèrent, septembre 2020.

La révolte a besoin d’histoire•s.
Elle a besoin d’histoire pour s’ancrer dans le temps et passer aux générations futures – comme jalon, espérance, avertissement.
Elle a besoin d’histoires pour s’ancrer dans l’imaginaire, y prendre racine, bousculer les cadres de la fiction.
Sous cet aspect, le dernier livre et premier roman d’Aude Lancelin, La Fièvre, paru en septembre aux éditions Les Liens qui Libèrent, détone comme une bombe agricole.

Dans ce récit aux accents de brûlot, on suit les parcours insensiblement convergents de deux hommes qu’a priori tout oppose : Yoann Defresne, électricien au chômage et gilet jaune de Guéret, et Éliel Laurent, journaliste à Libé. On a écrit dans un essai paru récemment que sans révolution dans la conscience, il ne peut y avoir de révolution dans le réel. Or c’est bien une révolution qui s’opère dans la conscience de Yoann et Éliel, quand l’un et l’autre, évoluant à tâtons dans les nuages de gaz lacrymogène d’une Ve République devenue théâtre d’ombres, découvrent la politique, en même temps qu’il se rencontrent. Le temps de l’irruption populaire est aussi celui du drame personnel.

La Fièvre est-il un roman à clefs, comme il a été écrit ? Pas plus que nécessaire, pour dévoiler les artifices et les mystifications d’un monde minuscule qui a fait de la chose publique sa chose privée en se partageant richesses, pouvoirs, savoirs. « Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné » dit-on depuis Molière, qui s’y connaissait en tartufferies. Mais lorsqu’il s’agit de choisir un côté de la barricade, il n’y a plus de place pour les faux-semblants. Sous le fard et la céruse, lutte des classes et guerre sociale sont exposées dans toute leur brutalité. Les protagonistes paieront de leur personne : Yoann, à qui est dédié le roman, se suicidera ; Éliel, né sous une meilleure étoile, brûlera ses vaisseaux. Contre eux et tout du long, une bourgeoisie aux multiples visages montrera « jusqu’à quelle folle cruauté dans la vengeance elle peut se hausser », pour reprendre la terrible formule d’Engels*. Férocité face aux insurgés de 1848, brutalité à peine plus policée face aux gilets jaunes de 2018. Aude Lancelin, fondatrice du média QG, en sait quelque chose, qui a préféré le journalisme de combat au confort de l’entre-soi.

Dans son livre, Lancelin ne fait pas que de la fiction : elle se livre aussi à l’exercice de l’histoire au présent. Faits à l’appui elle saisit l’événement qui vient tout juste de s’achever, en dévoile les ressorts nombreux, les contradictions et les possibles. Ainsi de l’essor du mouvement, de ses convulsions et de son enlisement ; ainsi des stratégies de l’ordre jusqu’à celle, machiavélique, qui consiste à organiser le chaos sur les Champs-Élysées, un certain 16 mars 2019, pour mieux justifier la répression à venir.

Qu’on ait suivi de près ou de loin le mouvement des gilets jaunes, qu’on y ait participé ou non, il faut lire La Fièvre : parce qu’il montre le parti de l’ordre dans toute sa laideur et parce qu’il rend au peuple, à travers la personnalité émouvante de Yoann Defresne, la place qui lui revient de droit. Revanche de l’histoire sur l’histoire.


*Préface à K. Marx, La Guerre civile en France, 1891.

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