« 17 mars, manifestation ; 16 avril, complot ; 15 mai, attentat ; 23 juin, guerre civile! » Dans les Luttes de classes en France, Marx résume en ces termes la pensée étroite d’Odilon Barrot, président de la commission d’enquête sur les événements de juin et du 15 mai, instituée par l’Assemblée nationale constituante à l’été 1848.
Ayant fait un bond de cent soixante-dix ans dans le temps, on pourrait à peu près mettre les mêmes mots dans la bouche du président Macron et de ses séides du nouveau parti de l’ordre, en modifiant à peine les dates : « 17 novembre, mouvement ; 8 décembre, casseurs ; 16 mars, séditieux ! »
Et voilà qu’au détour d’un conseil des ministres, le porte-parole du gouvernement, M. Griveaux, évoque la mobilisation des militaires de la force Sentinelle le samedi 23 mars, pour, assure-t-il, protéger les bâtiments publics. Alors que les appels à la désescalade se multiplient depuis plusieurs semaines, à l’initiative notamment du Défenseur des droits et de la haute-commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme, qui recommandent de concert de laisser à l’armurerie les dévastateurs lanceurs de balles de défense, le mot fatal a été lâché. Chauffée à bloc par les billevesées d’une députée inconnue au bataillon et par l’expression chirurgicale d’un gouverneur militaire dissertant à l’antenne sur les procédures d’ouverture du feu, la machine s’emballe, au point que le président lui-même, responsable de facto de la publicité de cette tambouille d’état-major, se croit obligé d’intervenir, réfutant qu’il ait jamais été fait appel à l’armée pour mener une opération de maintien de l’ordre.
« Erreur de communication »? Zèle plastronnant d’un candidat putatif à la mairie de Paris ? Message soupesé comme la poudre d’une munition de 7,62 ? Qu’importe, le mal est fait. À travers son vocabulaire contondant, l’exécutif a tracé la ligne de démarcation entre l’acceptable et l’inacceptable. D’une phrase, il a convoqué dans la mémoire collective les répressions les plus féroces : juin 48, mai 71, l’image de la troupe face à la rue. Avait-il, pour ce faire, de solides raisons de croire que la République tomberait bientôt aux mains d’un vaste mouvement insurrectionnel ? Certainement non. Les forces de sécurité sont mobilisées ; cela est indéniable ; fatiguées, cela est probable. Mais pas un connaisseur sérieux de ces questions n’ignore qu’elles sont en capacité de faire face, et avec doigté s’il vous plaît – tout comme elles auraient été capables d’empêcher les brasiers du 17 mars, si elles en avaient reçu la consigne. Le recours au champ sémantique de la guerre, et de la guerre civile, révèle plutôt le dessein de discréditer définitivement, aux yeux d’une majorité d’électeurs, les revendications démocratiques et sociales portées par le mouvement des gilets jaunes. Et au jeu de la peur, il est vraisemblable que le gouvernement réussisse.