Le dictateur et sa « Riviera »

La transformation de la « première démocratie du monde » en un empire fascistolibertarien est certainement le phénomène historique le plus incroyable, et épouvantable, auquel il nous ait été donné d’assister depuis des décennies. Et pourtant, qu’une Union fondée selon les principes de Locke et de Montesquieu, au nom du « self-government », de la « rule of law » et des « droits inaliénables de l’homme » (« la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ») soit devenue, en si peu de semaines, une tyrannie de magnats de l’immobilier et de la tech résolue à faire voler en éclat les institutions nationales comme internationales n’est pas encore le plus surprenant. L’histoire en effet nous donne chaque jour des exemples de subversion des principes ; l’Union européenne n’est pas en reste, qui se transforme peu à peu en Europe-forteresse, en empire identitaire, sous la poussée des entreprises politiques d’extrême droite.

Le plus surprenant, et le plus effrayant, est l’effectivité, l’agentivité potentielle de cette transformation sur le reste du monde, dont la dernière et jusqu’à présent la plus sérieuse manifestation pourrait consister, si l’on en croit les récentes déclarations de Trump, en une opération de transfert forcé de deux millions de Gazaouis hors de leur terre et de leur patrie. Autrement dit : un crime contre l’humanité, aux termes de l’article 7 du statut de Rome – certes, non ratifié par les États-Unis. Après les intentions d’annexion réitérées sur le Groenland – et pourquoi pas sur le canal de Panama, et pourquoi pas sur le Canada… – l’annonce d’une « prise de contrôle » de la bande de Gaza par Washington et la perspective d’un déplacement forcé de populations civiles laminées par quinze mois de bombardements indiscriminés et de pénurie organisée par le gouvernement terroriste de Netanyahou, tout comme la possibilité d’un feu vert américain à l’annexion de la Cisjordanie, nous donnent un aperçu « en vraie grandeur » de ce que nous avions été trop nombreux jusqu’à présent à prendre pour un vulgaire numéro de clown.  

Il y a quelques semaines encore, on avait pu voir dans Trump un Monroe. À présent, ses projets rappellent plutôt les ambitions de « domination mondiale » des autocrates du XXe siècle. Au total, peut-être les convulsions national-populistes de l’Amérique « Great Again » accoucheront d’une autre forme, hybride, de puissance. Nul doute en tout cas que la « paix par la force » du deal-maker devenu dictateur ne s’avère fort éloignée des standards édifiés pour nous garantir à jamais des horreurs que nous avions cru laisser derrière nous, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. 

Las, il se trouve encore des aveugles pour ne pas le voir, des pudiques pour regarder ailleurs, des naïfs pour croire mordicus à un énième coup de bluff sans conséquence. L’« opération immobilière » du bâtisseur de la Trump Tower visant à créer une « Riviera » sur le tombeau des Gazaouis aura-t-elle lieu un jour ? Qui peut le dire. Il faudra voir si Trump y croit vraiment. Et voir le cas échéant comment les alliés arabes des États-Unis conçoivent leur intérêt bien compris, notamment si l’Égypte d’Al-Sissi tend à choisir les armes américaines contre son opinion ou son opinion au lieu des armes américaines. Mais le seul fait que ce scénario délirant et barbare puisse être présenté comme une option plausible par la parole nécessairement performative du chef de la première puissance militaire et économique du monde nous engage dans le franchissement d’un cap moral au-delà duquel se trouble la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.  

L’inquiétant, dans cette affaire, réside précisément dans le point de savoir ce que nous sommes capables d’accepter – voire enclins à accepter –, moins d’ailleurs du fait de la faiblesse de nos moyens que de la faiblesse de nos principes. La passivité ou la complicité des Occidentaux et des autres puissances mondiales devant la violence de la punition collective, teintée de nettoyage ethnique, infligée aux Palestiniens au cours des mois écoulés, autorise à tout envisager. Pour l’instant, les molles protestations entendues çà et là confirment l’indigence politique d’une « communauté internationale » en perdition et d’une Union européenne aux abonnés absents, déterminée à laisser piétiner « ses » valeurs avec sa respectabilité. Que nous ayons été par deux fois le foyer de l’apocalypse au siècle dernier et que finalement nous n’ayons rien appris, ou si peu, là est la désespérante ironie de l’histoire. Il ne peut être d’ailleurs exclu que, derrière une désapprobation de façade, certains acteurs occidentaux voient dans un éventuel projet « Riviera » l’occasion de faire capoter une solution à deux États que peu désormais défendent en sincérité  – cela serait alors particulièrement cynique. Dans un tout autre registre, il ne peut pas plus être exclu que la sortie brutale de Trump sur Gaza, quelles qu’en soient les suites, agisse comme un désinhibiteur pour les projets de « remigration » des partis fascistoïdes européens. Encore une fois, lorsque les limites de la conscience et de la morale ont été déplacées, ou abolies, le pire devient sinon probable, du moins possible.

Nul ne sait où cette épreuve déterminée par le suffrage de 170 millions d’individus emmènera ceux-ci avec leurs 8 milliards de sœurs et frères en humanité qui n’ont, eux, pas eu voix au chapitre. Il faut espérer bien sûr qu’elle soit le moins dommageable possible pour celles et ceux qui auront à subir le plus directement les initiatives du nouvel « agent orange », de ses associés psychopathes et de ses alliés de l’hémisphère sud et d’outre-Atlantique : pour toutes les catégories « minoritaires » dont la liquidation du DEI, les mesures de « mass deportation » et les déclarations sur Gaza disent assez à quel bas degré de l’échelle des vies et des valeurs l’administration MAGA les situe.  

S’il est possible d’espérer encore autre chose, c’est que cette expérience ravive, avec l’esprit de révolte, un sentiment démocratique aujourd’hui fort mal en point. Oui, l’élection peut produire des monstres, même au pays des « checks and balances » : nous aurions dû déjà le savoir, en voici la preuve en vraie grandeur, il serait temps de commencer à y réfléchir sérieusement. Non, personne, aucun individu ou groupe d’individus ne devrait être au-dessus du droit, même au nom d’une aspiration à la « souveraineté » dont on ne sait jamais quel sombre fantasme elle recèle. Oui, le moment est venu de changer cela, de concevoir et de bâtir d’autres formes de vivre et de délibérer ensemble que la reproduction dans l’ordre politique des rapports de puissance qui structurent l’ordre social. Quant à Trump et Musk, ils passeront, ensemble avec les névroses qui les ont portés au pouvoir ; et l’histoire en son temps dira de ces hommes tout le mal qu’il faudra en penser. Mais la profonde et infrangible aspiration des humains et des sociétés humaines à la liberté et à la dignité, elle, ne passera pas. Elle finira par triompher.  

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