L’ « histoire au présent » est indispensable pour comprendre la période que nous traversons. C’est à cet exercice que se livrent sans le dire François Cocq et Sacha Mokritzky en analysant la mobilisation contre la retraites à points dans un essai aussi tranchant que bref : Retraites, Impasses et perspectives, Vers le mouvement populaire. La seule intention est salutaire, tant il est vrai que le rythme où vont les choses nous habitue à pédaler le nez dans le guidon. Voici donc le conflit social engagé le 5 décembre 2019 décortiqué jusqu’à la moelle, avec pour objectif clairement affiché de pouvoir « chevaucher » la « vague populaire » lorsqu’elle « se lèvera à nouveau » (de fait, la question n’est pas « si », mais « quand ») et in fine de répondre « à l’aspiration populaire au bonheur et au désir de refaire société ».
La démarche est celle de l’historien du présent : journalistique en ce qu’elle suit les événements dans leur chronologie ; politique en ce qu’elle cherche à en saisir les ressorts et les implications. N’attendons donc pas dans ce papier tout en critiques le moindre satisfecit. Critique de la stratégie des centrales syndicales, d’abord, qui a fait du 5 décembre la « der des der » alors qu’elle aurait dû être « la mère de toutes les batailles » (le mot n’est pas des auteurs, mais nous ne croyons pas qu’il trahisse leur pensée). Les références aux mouvements sociaux de 1995 et 2010 qui étaient allés crescendo nous placent face à cette évidence que jouer la mobilisation « historique » au premier jour du conflit était se condamner à entrer dans le jeu « classique » d’un dialogue social auquel les forces populaires sont, depuis belle lurette, perdantes à tous les coups. Ainsi le gouvernement pouvait déployer tranquillement sa rhétorique infâme sur les bambins privés de leur famille à Noël avant de lancer son pas de deux, attendu !, sur l’âge pivot, ce alors même que l’affaire Delevoye aurait dû le placer dans les plus grandes difficultés. Critique du piège institutionnel, ensuite : les auteurs ont raison de souligner que « le passage en conseil des ministres et le basculement dans le temps parlementaire qu’il induit signent la fin d’une séquence pour le mouvement populaire ». En effet « dans les institutions, les rapports de force sont joués d’avance et l’exécutif peut soumettre le parlement à son bon vouloir ».
Alors, quoi, le mouvement contre la réforme Macron n’aurait été qu’une succession d’erreurs ou d’impasses stratégiques ? Non, car il y a eu le mouvement populaire. Dans la lignée des gilets jaunes, les grévistes de toutes professions ont prouvé un courage et une inventivité inouïs, et les auteurs leur rendent un hommage militant appuyé. Sur ce point cependant leur analyse n’en est pas moins implacable : « prolonger les mobilisations ne semble pas pour autant suffire à l’obtention de réponses. » Pis : « le temps joue contre la mobilisation et la conduit à s’étioler ». D’où une interrogation sur l’adéquation des moyens et des fins, sur la dimension souvent insurrectionnelle du conflit : blocages, avocats jetant leurs robes aux pieds de la garde des sceaux, etc., et fatalement sur la violence et son usage face à la violence sociale et à la « violence d’État ». Si l’on ne peut que se rendre au constat que « ce que les gilets jaunes ont obtenu le 10 décembre 2019 est la conséquence directe de la Grande peur qui a saisi le Tout Paris lors des actes 2 et 3 » (maigre victoire en vérité) nous croyons cependant devoir alerter sur la dialectique de la violence et de l’ordre dont nous faisions état dans ce billet, au plus fort justement du mouvement des gilets jaunes, et qui profite le plus souvent aux partis de l’ordre. La vraie gageure est de réfuter la rhétorique de la « condamnation de la violence » pour faire valoir qu’il ne peut y avoir d’ordre où il n’y a pas de justice. Comme l’affirment justement Cocq et Mokritzky, « la radicalisation est avant tout une réponse à la crise du politique. »
Quelles pistes, alors, compte tenu de cet état des choses ? L’essai comme la période nous laissent forcément dans l’expectative, mais ils nous donnent en même temps des clefs de compréhension et nous enjoignent de rester à l’affût. « Un discours fort, et pour tout dire insurrectionnel voire révolutionnaire, eût été de refuser de céder à l’immobilisme convenu et, portés par la conviction que la solution se trouve et se trouvera toujours au sein du peuple lui-même, en appeler à l’agrégation du peuple qui s’imposait », écrivent encore Cocq et Mokritzky à propos des centrales syndicales. Pessimiste de la raison, optimisme de la volonté : pour « sauver Phèdre et le mouvement social », « il ne tient qu’à nous de borner l’expérience du mouvement contre les retraites à un drame et non à une tragédie en sortant des chemins pavés pour ouvrir une nouvelle voie. »
Retraites, Impasses et perspectives, Vers le mouvement populaire, Éric Jamet éditeur, 2020, 92 pages, 12 euros à commander chez l’éditeur.