« Il ne suffit pas de dire république… Venise aussi fut une république. » Dans son Histoire de la Révolution française, Michelet rapporte ce propos de Bonneville, tenu à l’été 1791, dans la Bouche de fer. Varennes alors a eu lieu et la question du régime se pose pour la première fois en des termes concrets, à cause de l’inutilité et de la nocivité d’un roi acoquiné avec ses cousins européens. Cette question, à de rares exceptions près, les révolutionnaires ne la tranchent pas d’un coup de sabre. « Il ne suffit pas de dire république », donc, affirme Bonneville avec clairvoyance. Et Robespierre, au même moment, ne dit pas autre chose. Lorsqu’à l’été suivant, chacun a été convaincu de l’impossibilité de la royauté et s’est rallié à la cause de la République, les divergences au sein du régime nouveau, entre la Montagne et la Gironde, s’avèrent âpres et contondantes. Jadis effrayant abîme, la République est devenue une étape nécessaire et le plus petit dénominateur commun entre les nouveaux acteurs ; mais nullement un corpus politique en soi.
Aujourd’hui, quiconque invoque la République paraît tout à fait certain de ce qui s’y trouve. Il n’est pas un argument qui ne gagne en autorité s’il a été oint par elle. Un récent premier ministre a d’ailleurs fondé toute la vibrante rhétorique de sa primature sur ce concept sacré qui semble propre à valider n’importe quelle politique, fût-elle autoritaire et anti-sociale. Il avait commencé sa carrière à gauche, en France ; il la poursuit désormais par-delà les Pyrénées, où on l’a vu manifester à côté de la droite et de l’extrême droite. Bien au-delà de sa personne, on ne compte pas, sur les estrades et aux tribunes des assemblées, les références à la République, dont la majorité parlementaire, où se sont réunis les libéraux des deux rives, fait un usage immodéré, pour ne pas avoir à qualifier sa politique devant le peuple. Demain, qui sait ce que le ci-devant Front national, hier considéré comme « anti-républicain », sera capable de faire passer au nom d’une république qu’il a déshonorée ab ovo.
On le voit, la confusion règne autour de cette république si mal définie qu’on la jette pêle-mêle dans la marmite où l’on mélange également d’autres notions vidées de leur substance par un libéralisme qui en a fait ses totems : l’humanisme, la démocratie, etc. Dans les habits flottants de la Ve, la République cacochyme est devenue un grand tout dont chacun se réclame quels que soient ses sentiments profonds. Et sur cette base instable, il faudrait que les grand-messes déclamatives, certes inspirées par de justes motifs, suffisent à mettre tout le monde d’accord, à vivifier la belle et généreuse idée républicaine. Avançons un peu plus dans cette voie, et, le progrès de nos jours se faisant en marche arrière, nous penserons, comme Jean Bodin, que la monarchie aussi est une forme de république.
Ici encore, le retour sur l’histoire éclaire l’embrouillamini du présent. De la même façon qu’il y eut, à la Convention nationale, les Montagnards et les Girondins, il y eut, dans la république romaine, les Optimates et les Populares : les uns combattant pour améliorer la condition économique et sociale du peuple, les autres pour préserver les privilèges de l’ordre sénatorial. Pour que notre république contemporaine ne reste pas une outre vide, un livre de pages vierges, il faut la nourrir en contenu. Il faut se défier des approches monumentales, patrimoniales, qui voient les institutions comme les palais où la république bourgeoise a succédé à la royauté. Il faut trancher, en quelque sorte, entre la loi agraire et la liberté sans frein du commerce. Il faut restituer la République comme avenir souhaitable, en redonnant chair au dogme républicain : liberté, égalité, fraternité.
Bien que les beaux esprits et les honnêtes gens commencent à le regarder de travers, à cause des fanatiques qui s’y sont indument glissés et de l’utilisation duplice que le gouvernement a faite de leur imposture, le mouvement des gilets jaunes invite à une telle réflexion. En revendiquant plus d’égalité, un juste partage des richesses et une participation plus directe à la vie de la Cité, il pointe les ferments de division qui menacent la cohésion nationale. Il rappelle que, non, il ne suffit pas de dire, qu’il faut aussi faire, et que la République n’est digne d’elle-même que lorsqu’elle est vraiment démocratique et sociale.